10 - Reflet

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La nuit passa. Le soleil se leva et la famille de Lucien également. Encore une longue journée de labeur les attendait. Lucien sommeillait encore, il n'avait pas assez dormi. Alors, Maury vint frapper à sa porte. Il se leva en sursaut, et cria :

-N'entre pas !

Mais il était déjà trop tard.

-Debout, maman est pas contente, on mange le petit-déjeuner mais ta part a disparu, dit-il avant d'être attiré du coin de l'œil par un détail qui clochait.

Il contourna le lit doucement et vit un tas de paille vide. Lucien, soulagé, dit :

-Va en bas, je me change et je vous rejoins.

Le garçonnet demanda néanmoins :

-Qu'est-ce que c'est ? Pourquoi tu as de la paille dans ta chambre ?

-J'avais peur de tomber et de me faire mal, inventa-t-il. Je me suis blessé hier.

-Menteur. Ça se voit que tu mens. Je suis sûr que t'as pas dormi tout seul. En plus, je t'ai entendu parler hier soir.

-Ah bon ? Tu as dû rêver.

-C'est de la paille pour le lapin, c'est ça ? Avoue ! T'as pris Jeanette et tu veux pas me le dire ! Les parents veulent pas que je la prenne, c'est pas juste !

Lucien sourit gentiment à son frère et lui proposa d'arrêter de se faire des idées.

Le petit pot-de-colle descendit en boudant. Son grand frère se déshabilla afin d'enfiler des vêtements propres. Voyant sa poitrine, ses mains se mirent à trembler et sa respiration devint haletante.

-Qu'est… qu'est-ce que c'est ?

Une sorte de symbole noir était dessiné sur tout le haut de son torse.

-On dirait... Une calligraphie ?

Instinctivement, il se mit à frotter sa peau dans l'espoir de faire disparaître cette énorme marque noire, en vain. Il resta debout un long moment, agité, tentant par tous les moyens de se débarrasser de l'écriture. Le jeune homme s'habilla à la hâte pour prendre le petit-déjeuner. Heureusement, sa famille ne remarqua rien d'anormal sur lui, mais sa mère ne se priva pas de lui passer un savon pour avoir encore mangé son bout de pain pendant la nuit.

-Désolé, maman. J'avais très faim.

Isadora se sentait coupable. C'était elle qui était désolée, en fin de compte, de ne pas pouvoir nourrir suffisamment ses enfants.

-Manger avant de travailler est très important, je m'inquiète beaucoup pour toi.

-N'aie crainte, je vais bien. J'ai la force de travailler, je mangerai ensuite.

Lucien avait tant de choses à faire. Se débarrasser de la paille à l'étage, puis de la mystérieuse marque sur son torse et, en plus de ça, satisfaire son travail quotidien aux terres familiales. Il désirait, au fond de lui, connaître la signification de ce symbole et savoir qui lui avait fait ça. Avait-il un lien avec cette femme ? Ou encore, avec la douleur qui le tourmentait dans la soirée, depuis les violences d'Aubejade ?

Il planifia, après le travail aux champs, d'aller au ruisseau laver son torse avec de l'eau claire.

La journée passa lentement. Plein de pensées se bousculaient dans la tête du paysan. Tantôt, il stressait à propos du dessin qui pénétrait un peu plus dans sa peau à chaque instant, tantôt, de l’étrange disparition de la femme aux longs cheveux de jais. Il y avait une chance pour qu'elle ait récupéré ses souvenirs et qu'elle soit partie retrouver son ancienne vie.

Dans l'après-midi, dès que sa mère lui donna l'autorisation de quitter le champ, Lucien se rendit au ruisseau qui séparait le patelin de la forêt.

En arrivant, il vit, à quelques pas de lui, la jolie brune de la veille assise au bord du creux formé par le ruissellement. Elle était toujours vêtue de sa toge beige. Surpris, Lucien la rejoignit. Il avait quelques questions à lui poser sur la raison de sa disparition soudaine, mais une fois à côté d'elle, il demeura silencieux. Il n'avait pas envie de rompre la concentration de la belle femme qui regardait fixement son reflet dans l'eau. Ses cheveux noirs encadrant son visage fin ressortaient gracieusement de l'image ondulante. Ses jambes, nues et fines, tombaient le long du petit précipice, si bien que la pointe de ses pieds semblait flotter sur l'eau. Elle se retenait de tomber en s'appuyant sur ses bras. Ayant remarqué la présence de quelqu'un, elle tourna son visage d'ange vers Lucien et dit, comme si cette situation était normale :

-Bonjour.

-Bonjour, répondit-il, hébété.

-On se connaît ?

À ces mots, Lucien comprit ce qui se tramait et entra dans son jeu.

-Je ne crois pas.

-Alors, faisons connaissances, dit-elle avec une lueur espiègle et joueuse au fond de ses prunelles.

-C'est d'accord.

-Comment vous appelez-vous ? demanda la jeune femme.

Le vouvoiement étonna Lucien. De façon naturelle, son interlocutrice s’était exprimée comme les riches bourgeois, mais cela ne refreina pas le jeune érudit. Il décida de se prêter à l'exercice.

-Je m'appelle Lucien.

Il se rendit compte qu'il ne lui avait jamais donné son prénom.

-Et vous ?

-Astrélia, dit-elle en lâchant son plus beau sourire.

À l'entente de ce nom, le cœur de Lucien bondit, martelant d’un seul coup sa poitrine. Il était magnifique, pensa-t-il. Il le répéta dans sa tête plusieurs fois et répondit :

-Ravi de faire votre connaissance, Astrélia. Peut-on se tutoyer ?

-Avec joie.

-Dis-moi, que fais-tu dans les parages ?

-Je suis de visite à Auberrhilde, dit la jeune femme. Je suis là pour vendre du poisson. Je sillonne les terres à la recherche d'un endroit où poser ma marchandise. Puis, j'ai entendu dire que cette rivière regorgeait de poissons en tout genre. Et les rumeurs disaient vrai !

-Pour combien de temps es-tu ici ?

-Je ne sais pas, je verrai bien selon mes envies. J'envisage même de m'installer, si la clientèle me plaît.

-Où dors-tu pendant ton séjour ?

Elle pointa du doigt le haut de la colline, au sud du patelin.

-Dans ce moulin. J'ai discuté avec le gérant, et il est d'accord. Mais juste le temps que j'ouvre une échoppe sur la place, m'a-t-il dit.

-Quel âge as-tu ?

-Dix-neuf ans. J'ai quatre sœurs dont je suis l'aînée. Elles ne sont pas avec moi, elles sont encore trop jeunes pour voyager, mais elles aussi aimeraient faire du commerce.

-De quel village viens-tu ?

-C'est vraiment un tout petit village, encore plus petit qu'Auberrhilde. Il se situe bien loin au nord, tu ne dois pas le connaître.

-Dis quand-même son nom, on ne sait jamais, insista Lucien.

Elle se toucha le menton avant de répondre :

-Lurrhilde.

Lucien éclata de rire. Elle venait de mixer son nom à celui du village.

-Quoi ? Ça te fait rire ? Ce n'est pas crédible ? douta-t-elle.

-Si, si. Ne t'en fais pas.

-Alors quoi ?

-Rien, c'est parfait, jusque là. J'ai cru en ton histoire, mais le nom du village m'a trop fait penser à Auberrhilde. Je ne pense pas que ce soit mal. Plein de villages dans le pays ont un nom similaire.

-Si tu le dis, Lucien, dit-elle en rougissant.

-Bref. Pourrais-tu me montrer ton matériel de pêche ?

-Ah… Heu… Je ne l'ai pas sur moi, là, maintenant.

-Ça ne fait rien. Tu pourras me le montrer plus tard.

-Oui, je te le montrerai.

-Comment s'appelle le gérant du moulin ? la prit-il de court, n'ayant pas été convaincu par son histoire de gîte en haut de la colline.

Elle comprit immédiatement qu'il tentait de la piéger, mais elle se rappela de ce qu'il lui avait dit la veille. Elle devait toujours paraître sure d'elle.

-Fabrice.

-Non. Il s'appelle Eugène.

Elle baissa la tête.

-Va lui parler, et fais en sorte qu'il accepte. Ton idée est très bonne. Propose-lui même un coup de main, en échange de pouvoir dormir là-bas

-Merci pour tout, Lucien. Je fais tout ça pour éviter que tu aies à me protéger. J'ai beaucoup réfléchi, pendant la nuit, à tout ce que tu m'as dit, et je m'excuse pour ma réaction. C'était égoïste de vouloir rester sous ton aile.

-Je comprends. Tu n'avais que moi, comme repère. Je suis sûr que bientôt, tu recouvreras la mémoire et tu pourras rentrer chez toi.

-Je l'espère. Si ça arrive, je n'oublierai pas tout ce que tu as fait pour moi.

La jeune femme partit vers la colline. Tout ceci avait dû lui prendre un temps fou à inventer, se dit Lucien, impressionné par le fait qu'elle n'ait laissé aucune question de côté. Elle était plutôt intelligente et maligne, finalement.

Le garçon se rappela de la raison de sa venue au bord du ruisseau. Il prit un peu d'eau dans sa main, baissa sa chemise et commença à frotter la calligraphie. Au bout de quelques minutes à s'acharner, il tenta de la gratter. Ses ongles s'enfonçaient de plus en plus dans sa peau, la griffant jusqu'au sang. Soudain, l'écriture s'illumina et une sphère lumineuse jaillit. Il tomba à terre, aveuglé.

-Je dois de toute urgence aller à la bibliothèque pour trouver des traces de ce symbole, dit-il.

Il monta dans sa chambre, récupéra son sac rempli de papiers vierges et de manuscrits noircis de calligraphies variées, vérifia que son carnet de notes – celui dans lequel il avait recopié chaque symbole et noté leur signification au bas des pages – était présent et prit la route menant au centre-ville, cartable sous le bras.

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