12 - Leur cacher à tout prix

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Le silence régnait dans la bibliothèque. Au moindre bruit de pas, telle une prédatrice, la femme aux cheveux blancs sortirait de sa cachette. Tout n'était qu'une question de temps. Soudain, elle l'entendit s'approcher, ses pas résonnaient dans l'immensité, mais elle resta immobile, paralysée par la peur.

-Marisa ? s'éleva alors une voix. Vous êtes là ? Nous allons procéder aux fouilles mensuelles.

L'Évêque en personne avait parlé, lui qui ne se déplaçait qu'à de rares occasions et qui lui avait confié ces lieux. Il était accompagné d'un jeune homme aux cheveux presque blonds, un apprenti prêtre sans doute. La bibliothécaire se présenta et s'excusa de ne point l'avoir accueilli comme elle le faisait habituellement. Puis, lorsqu'il lui demanda des explications, elle dit, d'une voix tremblante, presque suppliante :

-Il y a un sorcier dans ce village. Je me suis cachée car j'ai cru l'entendre essayer de rentrer par l'autre côté. Retrouvez-le, je vous en prie. Je suis effrayée à l'idée qu'il soit venu ici.

-Un sorcier, vous dites ? Par Dieu tout-puissant ! Je n'y crois pas.

Son front se plissa. Le jeune prêtre, quant à lui, resta neutre. Son maître se mit à réfléchir, puis, il répondit sèchement :

-Venez avec moi dans la sacristie. Verrouillez bien la porte du bâtiment derrière vous.

Elle s'exécuta, bien consciente de la gravité de la situation.

***

Une semaine s'écoula. Lucien n'avait jamais remis le pied dans la bibliothèque depuis le jour où il avait pris la fuite. Il avait compris que le risque était devenu trop grand.

Ce soir-là, sa famille était réunie autour d'un copieux civet de lapin. Tous mangeaient goulûment, à l'exception de Maury, qui s'abstenait.

-Mange, Maury, profite de ce bon repas, dit sa mère.

-Non. Pas question !

-Sois pas bête. Allez, mange.

-Pourquoi Jeannette a disparu ? demanda-t-il en pleurnichant.

Écoutant son frère, Lucien avait mal au cœur. Le jeune enfant qu'il était ne comprenait pas encore que les animaux ne servaient qu'à être mangés. Éprouver de la tendresse pour le bétail revenait à se laisser mourir de faim, sous ce toit. Les récoltes, seules, ne suffisaient pas.

Le soir-même, Lucien s'étira et s'installa à son pupitre. Il tira quelques feuilles de son cartable et se mit à écrire :

« Je ne vais plus pouvoir garder mon secret bien longtemps. Hier, j'ai vu des hommes en toge partir pour Villeveïnys, et la semaine dernière, Marisa a discuté avec l'Évêque et les membres du clergé. Je ne sais plus quoi faire. Émilien m'a encore menacé de me dénoncer si je ne lui enseigne pas la calligraphie. Je n'ai plus de nouvelles des jumelles, je crois avoir entendu Charles dire qu'elles étaient punies. Astrélia ne me parle même plus, comme si je n'existais plus à ses yeux. Son succès en tant que commerçante lui est monté à la tête. J'aimerais tellement qu'il existe un vœu d'oubli, quelque part dans la bibliothèque, afin d'effacer mes problèmes de ma mémoire. »

Il sortit son petit carnet aux pages couvertes d'encre et de terre. Il le feuilleta à la recherche de quelque chose de semblable, mais ne trouva que des sorts qu'il jugeait totalement inutiles.

-Lumière. Fuite. Bulle d'eau. Manipulation d'objet. Chaleur. Permutation. Rien de tout ceci ne me sert pour aider mes parents. Et pourtant… je suis certain qu'il existe des calligraphies plus puissantes. Je l'ai lu dans beaucoup de livres différents. « À l'âge d'or de l'humanité, les Hommes réalisaient leurs vœux de grandeur. » Où sont passés les symboles qui permettent de faire ça ?

Sa tête tomba dans ses mains. Il était épuisé. Ses problèmes le rongeaient un peu plus chaque jour de l'intérieur. Il avait beau chercher, aucune solution ne lui apparaissait.

-La fuite, se surprit-il à penser en scrutant la page de ce sort. Quitter Auberrhilde et le patelin. Abandonner ma famille et mes amis que je mets en danger, voilà la solution. Je n'aurai plus de secrets à cacher. Non… C'est pour eux que je me bats. Pour que Maury n'ait plus à souffrir, ni moi, ni mes parents.

Quelqu'un frappa à la porte.

-Lucien, j'entre, fit la voix de son père. Je dois te parler. C'est à propos de Maury.

Il s'empressa de cacher ses affaires d'écriture dans son cartable, mais il était trop tard. Georges se mit à hurler :

-Qu'est-ce que tu foutais ?

-Je ne faisais rien de mal, père, je te jure !

-Traître ! Je sais très bien ce que c'est ! Donne-moi ton sac. Dépêche-toi !

-Pitié, père, non ! Pas mon sac ! Je t'assure que je ne faisais rien de grave !

-Va falloir qu'on discute, mon fils. Pauvre fou… Tu oses trahir ta famille. C'est pour elles que tu fais ça ? Tu veux devenir comme ces deux blondes ?

-Non, c'est pas du tout ça !

-Alors quoi ?

L'adolescent baissa les yeux.

-Bon allez, ça suffit. Donne-moi ton foutu sac. Brûle toutes ces feuilles. Je ne veux pas de ça chez moi. Chérie, Isadora, viens-voir un peu ce que ton fils faisait dans sa piaule !

Alarmée par tout ce vacarme, elle rappliqua en un clin d'œil. Elle ignorait comment son fils aîné aurait pu mettre autant en colère son mari en si peu de temps, alors que Lucien avait toujours été un enfant exemplaire.

-Qu'est-ce qu'il se passe avec Lucien ? C'est grave ?

-Oh que oui. Il faisait semblant d'être de notre côté, mais regarde !

À peine eut-elle posé un pied dans la pièce qu'elle se mit à hurler.

-Mon fils ? Lucien ? Je n'y crois pas. C'est impossible. Non, non. Il n'est pas comme ça. Il a toujours détesté les riches et leurs méthodes, comme nous !

-Mais je ne suis pas vous ! Je suis une personne adulte, maintenant, je pense différemment, tenta-t-il de se défendre.

-Mon fils pense comme moi ! répliqua Georges. Mêmes croyances, mêmes valeurs, même avenir. Tu ne peux pas devenir comme ces bourges ! Tu penses pouvoir échapper à la pauvreté avec des bouts de papier ? Mais pour ces filles, tu resteras toute ta vie qu'un pauvre type aux mains salies de boue !

-Si c'est comme ça que tu penses, alors oui, je vous renie. Vivre dans la misère, c'est ça que vous voulez pour vos enfants ?

-Non, mon fils, répondit sa mère. C'est pas ce qu'il a voulu dire. Mais tu ne feras que te ridiculiser, si tu essaies de devenir comme eux.

-Parce que, pour toi, l'argent fait la richesse ?

Ils s'échangèrent un regard inquisiteur.

-Je renverserai ce pays, s'il le faut, pour vous convaincre que ce qui fait que les bourgeois nous dominent, c'est parce qu'ils savent lire et écrire. Et rien d'autre. Ils nous manipulent, en nous faisant croire que seul l'argent compte.

En disant cela, Lucien tentait par tous les moyens de faire diversion afin que son père ne lui enlève pas son sac. S'il apprenait qu'il connaissait la magie, la situation pourrait beaucoup s'aggraver. Ses amis, d'accord, ses parents, hors de question de les rendre complices. Ils le dénonceraient sans hésiter sous la colère, ou bien ils périraient avec lui, eux qui étaient si chers à son cœur.

-Pars de chez nous. Maintenant. Si tu es si dégoûté de la vie de paysan et que tu comptes devenir riche sans argent, va, tu verras bien ce que c'est que de n'avoir plus rien. On te nourrit, on te loge, et toi tu nous remercies comme ça. Allez, dégage, maintenant ! Et ne daigne même pas revenir, à moins que tu n'aies pris la décision de brûler tes feuilles et de redevenir le fils que j'aimais, cria Georges.

Lucien pleurait à chaudes larmes intérieurement, mais ne laissait rien transparaître. Son esprit tentait de le rassurer en lui inculquant des messages positifs. « J'ai réussi. Ils ne savent rien. Cette punition n'est rien comparée au fait qu'ils découvrent la calligraphie. Fuis, ne les mets pas en danger. C'est parfait. »

-Très bien. J'ai compris, râla Lucien pour cacher son contentement. Je pars.

Il prit son cartable et bouscula ses parents, puis, il dévala les marches et claqua la porte de la maison dans un coup de tonnerre qui fit trembler les murs.

La pluie s'était mise à tomber, tâchant de boue les mollets du garçon. Le pauvre jeune homme déambulait dans la nuit sur le chemin d'Auberrhilde à la recherche d'un abri. Il tentait de rester fort et sûr de sa décision, mais des regrets le titillaient chaque fois qu'il repensait au visage larmoyant de Maury. À bout de force, il s'allongea dans un cabanon au bord de la rivière, non loin de l’ancienne ferme de Marisa.

-Je réfléchirai à un plan demain matin, murmura-t-il avant de se laisser emporter par le bruit envoûtant des gouttes de pluie et du ruisseau.

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