13 - La place du marché
Les cloches de l'Église de la grande place d'Auberrhilde se mirent à sonner. Leur mélodie se propageait avec force dans les airs, réveillant les quelques villageois encore endormis. Lucien n'avait jamais été réveillé par le son des cloches jusqu'à ce jour. Ce privilège était réservé aux riches vivant loin des poulaillers. Rien que cette pensée le rendit heureux. Ce n'était que le début de sa nouvelle vie, pensa-t-il en s'éclaboussant le visage d'eau claire.
Soudain, des bruits de sabot s'élevèrent derrière lui, sur le chemin de sable parsemé de cailloux. Lucien ne put s'empêcher de passer la tête par la fenêtre de son abri de bois. Un carrosse d’une blancheur éclatante et aux ornements raffinés tiré par quatre chevaux au trot gracieux allait vers Auberrhilde, ou plutôt, vers le sud. Lucien se plongea dans de multiples conjectures à propos de la présence de ce convoi. Puis, le garçon se proposa de commencer sa journée par trouver à manger. Il n'avait pas un sou en poche. Alors, il reprit la route, espérant trouver quelque chose à se mettre sous la dent sur la place principale.
Lorsqu'il arriva, le parvis de l'Église était très animé. Troubadours, commerçants et villageois partageaient des moments conviviaux sous l'ombre du clocher. Lucien n'avait jamais assisté à ce tintamarre public de si bon matin. Chacun revendiquait les vertus de sa marchandise, mais un stand semblait attirer davantage de clients.
-Poissons tout frais, tout juste pêchés ! criait une voix menue au milieu de ce brouhaha.
Lucien s'approcha et vit Astrélia entourée d'hommes et de femmes alléchés par sa marchandise étonnamment foisonnante. Comment avait-elle pu, en seulement une semaine, devenir aussi populaire, elle qui pourtant rebutait à l'idée de sociabiliser ? La jalousie monta à la gorge de l'adolescent. En si peu de temps, elle était devenue plus riche qu'il ne l'avait jamais été, et tous ces poissons semblaient sortis de nulle part. Il serra les poings et se faufila sur le côté afin de discuter avec elle.
-Bonjour, Astrélia.
-Tiens, Lucien ! Ça faisait longtemps, je voulais te remercier pour tous tes conseils, grâce à toi ma vie à Auberrhilde est devenue vraiment agréable !
-Je suis ravi pour toi, marmonna-t-il.
Il lui demanda si elle n'avait pas un instant à lui accorder, mais elle répondit, son sourire joueur aux lèvres :
-Attends que je termine mon travail, je suis super contente de te revoir. Mais je suis débordée, là. Repasse en fin de journée, d'accord, Lucien ? Je t'attendrai ici.
Un homme riche les interrompit :
-Astrélia ! Comment vas-tu, ma douce ? Alors, quoi de beau aujourd'hui ?
Lucien n'avait pas osé lui parler de sa fugue et de sa misère devant tous ces gens. Honteux, il avait l'impression que, telle un oisillon devenu oiseau, la jeune femme avait oublié celui qui l'avait nourrie et lui avait montré la voie de la liberté. La blessure qu'elle laissait derrière elle en l'ignorant de la sorte était immense, mais elle n'y était pour rien, après tout. Sa naïveté l'avait guidée à croire que le monde qui l'entourait était dépourvu de pauvreté.
Lucien partit s'asseoir sur les escaliers de l'Église et se mit à balayer le marché du regard. Heureux, les riches du village faisaient leurs discussions, formaient des cercles et s'éparpillaient après avoir pris des nouvelles. Ils riaient, souriaient, blaguaient et racontaient leurs anecdotes. Leur petit monde utopique semblait se situer hors de l'instant présent. Pendant que le garçon affamé les regardait, leur bonheur lui faisait mal. Ce puissant sentiment d'injustice aencré en lui le rendait fou de rage. Il ne le contrôlait pas, on le lui avait inculqué. Le plus douloureux, pour lui, était de voir une étrangère sans expérience dans la vie devenir aussi appréciée des gens. Cela lui laissait un léger goût de jalousie assaisonné de dépit dans la bouche.
***
Depuis qu’elle était prisonnière de la punition son père, Annie observait chaque jour ce spectacle rocambolesque par la fenêtre de sa chambre. Depuis les hauteurs, elle s'amusait à imaginer ce qu'elle serait en train de faire si elle était en bas. Sans doute se promènerait-elle entre les étals, discutant avec quiconque la reconnaitrait. Pendant ce temps, Cathie s'occupait à lire la Bible que Flavio avait dénichée pour elle. Allongée sur le côté, le livre entre les mains, elle se tourna le visage vers sa sœur et dit :
-Tu sais, Annie, espionner les gens dans leur dos est un péché.
-Flavio, il fait bien ça, et tu ne dis rien.
-T'es ma sœurette, normal que je te remette dans le droit chemin !
-Et Flavio ?
-Non, mais on parle de notre grand frère, là. Il est juste parfait, hein ? Et puis, Flavio est un symbole de la piété, il est le prêtre le plus investi que je connaisse.
-Tu vois, t'es pas juste. Mais c'est vrai que moi non plus, j'arrive pas à lui trouver des défauts.
Annie laissa sa tête tomber dans ses bras. Sa sœur passait son temps à la critiquer, elle qui se disait si religieuse. Mais au fond, elle savait que Cathie ne voulait que son bien. La petite rêveuse se laissa de nouveau envoûter par les odeurs enivrantes des étals et la cacophonie rythmée du marché, tandis que Cathie se replongea dans les méandres sacrées des pages de la Bible.
Soudain, une silhouette masculine assise sur les marches de l'Église attira l'attention d'Annie. Pourquoi n'était-il pas avec les autres ? pensa-t-elle, avant de se rendre compte qu'il ressemblait fortement à l'élu de son cœur. Vite, elle courut jusqu'à la porte, mais Cathie l'arrêta net :
-Tu vas où comme ça ?
-Lucien est ici, je dois lui parler. Je compte sur toi pour ne pas le dire à Flavio ou à père !
-Non, attends, Annie ! C'est lui la raison de notre punition, réfléchis !
Trop tard. Elle dévala les trois étages, manquant de se casser la figure à plusieurs reprises. Elle se précipita vers la façade du monument en pierre et monta timidement les marches qui menaient à son bien-aimé. Elle ne remarqua même pas qu'il ne prêtait plus aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Il était assis, le regard droit, tel une statue.
Elle s'accroupit derrière lui et posa, hésitante, une main sur son épaule. Puis, elle laissa s'échapper dans un souffle tiède :
-Enfin, te voilà.
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