14 - Un amour inavouable
Le garçon aux cheveux platine resta aussi immobile que lorsqu'elle l'avait vu depuis sa fenêtre. Que lui arrivait-il ? se demanda Annie. Elle n'insista pas et s'assit près de lui, gênée de se retrouver seuls à seuls. Soudain, elle le vit plaquer ses mains contre son visage et éclater en sanglots. La vision de son Lucien dans cet état lui brisa le cœur.
La jeune femme enroula ses bras autour de son bras gauche afin de le réconforter, s’exhibant aux yeux de tous.
-Arrête, tu vas salir tes vêtements, balbutia-t-il.
Enfin, elle l'entendait. Sa voix, comme une douce apothéose, s'échoua dans le creux de ses oreilles.
-Ça ne me dérange pas, répondit-elle tandis qu'elle resta collée contre son épaule. Viens, ne restons pas là. Je ne peux pas être vue ici, je suis censée être enfermée dans ma chambre.
Lucien sécha ses larmes et demanda :
-Où est-ce que tu veux aller ?
-N'importe où, mais loin de l'Église. Mon père pourrait en sortir à tout moment.
Elle se leva et lui tendit la main. Des tas de pensées contradictoires se bousculaient dans la tête du jeune homme. Il avait besoin de son aide, plus que jamais, mais il ne voulait pas une fois de plus profiter des jumelles. Alors, il décida de garder pour lui sa misère. La faim le tourmentait, tout comme la sensation de ne plus appartenir à ce monde, mais Annie n'était pas obligée de le savoir.
-Viens, allez. On va trouver un endroit à l'abri des regards.
Sur un coup de tête, il se leva et la suivit jusqu'au sud de la ville. Là, des bosquets et des clairières se succédaient à perte de vue. Vers la droite, les deux adolescents pouvaient entrevoir les murailles de Villeveïnys, semblables à un lointain mirage. La cité apparaissait partiellement masquée par le feuillage de la forêt d'Aubejade, qui menaçait à tout moment de l'engloutir.
-Il n'y a personne qui passe ici, on sera tranquilles, dit la jeune femme aux cheveux de blé.
Il acquiesça. Elle l'invita à s'asseoir sur une grande caisse en bois derrière la dernière rangée d'habitations du centre-ville, en face de l'horizon ensoleillé. Ici, le vacarme du marché semblait être un lointain souvenir. Avant de le rejoindre, la jeune religieuse détacha ses longs cheveux blonds. Lucien eut l'impression de la revoir enfant, avec sa chevelure magnifiquement indomptable. S'asseyant, elle dit :
-Je suis heureuse que tu sois là, Lucien. J'ai tellement de choses à te raconter.
Son visage rayonnait de joie. Lucien ne comprenait vraiment pas pourquoi. Il resta de marbre, tentant par tous les moyens de ne pas trahir ses ennuis.
-Cathie et moi, on a parlé à notre père à propos de la dîme. Père l'a plutôt mal pris, mais c'est un début.
-Pourquoi vous avez fait ça ?
-Pour toi, Lucien ! Charles et Émilien étaient en colère, c’est vrai. Mais je crois qu'ils avaient peur pour toi, en vérité. Seulement, Charles ne sait pas se contenir. Avec Cathie, on s'est dit que c'était très grave, le fait que tu doives en arriver à braver les interdits, alors on s'est promis de t'aider. Pour que tu n'aies plus besoin d'utiliser la magie.
-Mais vous avez échoué, dit Lucien. La paroisse fonctionne comme ça depuis toujours, j'imagine mal comment vous pourriez réussir à la changer, comme ça, selon votre bonne volonté. Si c'était si simple, tu crois que je risquerais ma vie à étudier la calligraphie ?
Elle baissa la tête, honteuse. Il n'avait pas totalement tort, elles avaient échoué, du moins pour l'instant. Et comme résultat, elles étaient interdites de sortir, dans le but de leur éviter de discuter avec ce garçon devant elle. Elle était bien consciente de sa désobéissance et des risques qu'elle encourait à quand même lui parler, mais sa volonté, plus forte encore, l'avait guidée jusqu'au pied de l'Église.
-On n'a pas… échoué, souffla-t-elle. Ce n'est qu'une question de temps, mais on y arrivera.
Elle posa ses mains au centre de sa poitrine, comme si elle tentait d'attraper un pendentif qui n'existait pas.
-Tu peux me croire, je ferai tout pour réussir à alléger les taxes religieuses.
-Annie. Ce n'est plus la peine, dit-il d'un ton grave en la regardant fixement dans le vert de ses yeux. J'ai décidé de partir. Je ne vous causerai plus aucun souci, ni à toi et à ta sœur, ni à Charles et Émilien.
La jeune fille se mit à rire nerveusement.
-Ne dis pas n'importe quoi, c'est normal qu'on t'aide. Tu es notre ami, après tout. C'est pas parce que tu vis au patelin que tu ne peux pas appartenir à notre groupe.
Le petit cœur de la jeune femme accéléra. Seule avec le garçon de ses rêves, l'idée de lui avouer ses sentiments lui traversa succinctement l'esprit. Mais les paroles de piété de sa sœur et de son grand frère lui apparurent, bloquant toute pensée inappropriée et toute tentative amoureuse entre elle et le paysan. Elle tenta de se défaire de ses interdictions par tous les moyens, allant jusqu'à se convaincre elle-même que Lucien appartenait à sa classe sociale.
-Tu te souviens quand on était petits, et que tu venais me voir tous les jours pour apprendre à lire et à écrire les lettres que mère venait de m’enseigner ?
-Oui, je me souviens de ça. Mais je ne vois pas le rapport avec la dîme.
-Tu étais doué. J'étais si fière. Aujourd'hui encore, quand je te vois, je suis fière de ce que tu es devenu. Tu as continué d'étudier seul, et tu as lu beaucoup de livres. Tu es sans doute meilleur que moi, maintenant. L'élève a dépassé le maître, dit-elle un large sourire aux lèvres.
Elle continua à lui parler du passé pendant longtemps, comme pour lui démontrer son affection pour lui. Elle se sentait, au fur et à mesure de la conversation, de plus en plus libérée du poids de son péché grandissant. Elle se justifiait en se disant qu’elle devait consoler l'homme en larmes qu'elle avait vu sur le parvis, telle une mère envers son enfant.
Mais Lucien ne pouvait plus se contenir. La jeune fille qu'elle était ne comprenait pas, elle ne savait rien. Il voulait lui parler sérieusement, afin de mettre un terme à cette mascarade. Alors, il ouvrit la bouche et dit, non sans regretter ces quelques mots :
-Écoute, Annie. Je ne suis plus celui que tu connaissais. Quelque chose en moi a changé.
-Pourquoi tu dis ça, si soudainement ?
Il souleva sa tunique. Son ventre était creux, sa peau s'enfonçait dans ses côtes. Écœurée, Annie tressaillit à la vue de ses os et de l'encre noire sur son torse.
-Qu'est-ce que tu as fait, Lucien ?
-Je n'ai rien fait, c'est ça le problème !
-Qu'est-ce que tu as fait ! répéta-t-elle, fâchée.
-Rien du tout !
-Tu ne peux pas l'enlever ? Pourquoi t'as fait ça ?
-J'ai essayé plusieurs fois, mais ça part pas. C'est à l'intérieur de ma peau, et le plus surprenant est que ça se met à briller chaque fois que je ressens de la douleur.
-Tu sais pas ce que c'est ?
-J'aurais aimé le savoir, mais je n'ai jamais vu une telle calligraphie dans les livres. Quelqu'un me l'a peut-être inscrite pendant mon sommeil, je ne sais pas.
-Pendant ton sommeil, tu dis ?
Lucien pensa immédiatement à la femme brune qui avait dormi dans sa chambre, cette même nuit.
-Non, oublie. C'était une hypothèse stupide.
-Et si ça avait un lien avec le soldat d'Aubejade ? Il était entouré d'une lumière noire, j'ai tout de suite pensé à un sorcier en le voyant.
-Dans tous les cas, il n'aurait pas pu m'écrire sur le torse, il m'a touché la gorge et c'est tout.
Un fort courant d'air les frappa en plein visage, faisant virevolter les cheveux et les pans de la jupe de la jeune fille.
-Lucien, j'aimerais te poser une question, dit-elle. Tu n'es pas affamé ? J’ai l’impression que ta famille ne te nourrit pas assez.
Ses yeux s'écarquillèrent. Comment l'avait-elle deviné ? L'avait-elle vu dormir dans l'abri de bois ? Il n'avait pas souhaité qu'elle le sache, mais d'un autre côté, il se sentait apaisé qu'elle le remarque. En vérité, son dernier repas avec Maury et ses parents l'avait bien plus nourri que d'habitude, mais peu importe la quantité, son ventre criait constamment famine.
-Reste ici, d'accord ? Je vais t'acheter à manger. Avec un peu de chance, il reste des marchandises invendues.
-Tu ne devrais pas…
-Ça me ferait plaisir.
Elle se leva et renoua ses cheveux, comme si la vue qu'elle avait partagée avec Lucien lui était réservée. Elle se comportait comme une enfant, pensa le jeune homme, mais quelle femme exceptionnelle. Pauvre Annie… Elle était tombée bien bas, à se préoccuper tant d'un être aussi misérable que lui.
Annotations
Versions