Le conteur - 4 (V 2.023.10)
Après un aparté avec son roi, la reine Eileen me questionne en souriant :
« Sajjan, vous avez suffisamment démontré que vous méritiez ce nom. Vous ne vous êtes tout de même pas réclamé de Dana pour venir courtiser toutes les femmes présentes autour de cette table ? Dites-nous qui vous êtes, d’où vous venez et pourquoi vous nous avez demandé audience.
— Excusez-moi, majestés, et vous aussi, mes seigneurs et gentes dames, je me nomme Chandra, “la Lune”, dans votre langue. »
À ce moment-là, un individu vêtu de bure se dresse et harangue l’assemblée :
« J’ai entendu parler de ce personnage, il a séduit, corrompu nos femmes et nos filles. »
Maebd se lève à son tour, apostrophe l’intervenant :
« Vos femmes… vos filles… Ce ne sont pas vos propriétés ! Avant votre arrivée, et celle de vos idées, toutes les femmes du royaume de Shay choisissaient librement leurs compagnons, elles en changeaient aussi souvent qu’elles le souhaitaient, comme le font encore beaucoup de celles de Shanyl, et nos sœurs d’An t-Eilean Sgitheanach. »
Le despote Niall se récrie :
« Mœurs barbares d’illettrés ! »
Simultanément, le duc Mael vient au secours de sa voisine, rétorquant :
« C’est à Alexandia en Shanyl que se situe la plus grande bibliothèque du continent, non en Shannon. »
Scáthach et Aífe se lèvent, portant la main à l’endroit où se trouve habituellement leur cladio ⁽¹⁾.
« † Stop ! Tous ici sont vos alliés, leurs différences ne comptent pas ! † ⁽²⁾ »
L’ordre claqua comme un coup de fouet dont l’écho résonne à nos oreilles. Étrangement, tous se rasseyent et se comportent comme si l’altercation n’avait pas eu lieu. Le roi réitère son geste, m’invitant à continuer.
Je regarde l’homme à la robe de bure qui paraissait, quelques secondes plus tôt, prêt à me faire lapider ; il ne manifeste plus aucune hostilité envers moi. Il semble, ainsi que toute l’assemblée, attendre que je reprenne la parole. J’obtempère :
« Dans ma culture, être comparé à la Lune est très flatteur, la Lune étant considérée comme le plus bel objet céleste.
— Vous cabotinez, raman Chandra, m’interrompt la reine dont l’époux couvre la main de la sienne en souriant.
— Oui, majesté, mais pour votre plus grand plaisir… Donc, je suis Chandra, quatrième fils du Mahārāja de Jaipur, ce titre correspond à celui de “roi des rois”, ce qui fait de moi un prince. Un prince loin du trône, mais pas un prince mendiant. J’étudie à Banārasa, différentes disciplines, auprès de mon maître, le philosophe Vâtsyâyana. Cette ville située à cent quatre-vingt-dix lieues de Jaipur est hors de l’autorité de mon père. Voilà qui je suis et d’où je viens.
— Mais où sont ces villes ? demande le roi Liam.
— Il me semble qu’ainsi que vos amies alfes, pardon, elfe et naine, mon monde n’est ni tout à fait le vôtre ni tout à fait un autre. Un matin, cela fait déjà neuf lunes, je rentrais à Banārasa ayant passé la nuit… d’où j’arrivais n’a aucune importance… Donc ce matin-là, ma monture Chaitali. Laissez-moi plutôt vous parler de Chaitali dont le nom peut se traduire par “Pleine de vigueur”. Elle m’a été offerte, alors qu’elle avait quatre ans, par ma mère, la Mahārājñī Dalaja, comprenez “la grande reine Miel”.
» C’est une jument Marwari, maintenant âgée de huit ans. Ses oreilles se rejoignent aux pointes comme des croissants de lune. Sa robe grise, son étoile blanche en tête, ses quatre balzanes blanches, ses épis spiralés le long de l’encolure et sur les boulets… autant de porte-bonheur font d’elle une monture exceptionnelle de très grande valeur. J’ai malheureusement dû la laisser en pension à Fiume pour prendre la mer afin de me rendre en Alastyn.
» Donc, ce matin-là, Chaitali avait adopté une allure propre à sa race, le rehwal ⁽³⁾, si confortable que je rêvassai sur sa selle, les rênes reposant sur son garrot. Aussi, lorsque la végétation changea dans la forêt, je ne le remarquai pas immédiatement. À dire vrai, c’est en frissonnant que je réalisai le changement de température, puis vis les essences forestières inhabituelles. Le temps d’abandonner mes rêveries et de prendre pied dans la réalité, Chaitali pénétrait dans une clairière et se cabrait, face à une meute d’une dizaine de loups, manquant me désarçonner.
» Les Marwaris sont renommés pour leur bravoure et leur courage dans la bataille. Un cheval Marwari ne quitte un champ de bataille que pour trois raisons, la victoire, la mort ou la mise en sécurité de son maître gravement blessé. Chaitali, digne représentante de sa race, loyale envers son cavalier, se prépara au combat. Ce qui ne fut absolument pas, revenant de… bref, je n’étais pas armé, hormis six couteaux de lancer bien rangés au fond d’une de mes sacoches. Les choses se présentaient mal… toutefois, les loups regagnèrent la forêt l’un derrière l’autre. Les derniers à disparaître furent une louve et son louveteau, d’à peine trois mois, étonnamment à peu près aussi grand que sa mère. Les choses s’arrangeaient. Enfin presque, parce qu’il en restait un de loup qui manifestement n’avait pas décidé de partir. Et quel loup, un loup de la taille d’un tigre du Bengale, noir comme la nuit avec des yeux de démon !
» Chaitali se cabra de nouveau, menaçante. Elle fouetta l’air de ses sabots. Ayant cette fois les rênes bien en main, je ne fus pas déséquilibré, si j’avais eu un sabre, je me serais préparé au combat. Envisageant ma fin, j’espérais que lors de ma prochaine incarnation, je serais un loup comme celui-ci et non un lapin. Il me faut vous dire que mon maître Vâtsyâyana me répète toujours : “Tant expérimenter et propager ta discipline préférée, en privilégiant ton Kāma au détriment de ton Artha et de ton Dharma ⁽⁴⁾, est mauvais pour ton karma. Si tu continues ainsi, tu te réincarneras en lapin.”
» Mais revenons à notre rencontre ! Je me préparais donc à mourir… espérant être aussi brave que Chaitali. Laquelle, prête au combat, défiait le monstre… Alors que la cavale et moi nous attendions à ce qu’il charge ; il se coucha ! Un instant, j’entrevis l’occasion de vaincre ! Le suivant, l’animal prit contact avec moi ! Probablement avec ma jument également, car elle se calma tout en restant attentive. Il m’informa qu’il n’avait aucune intention belliqueuse… et qu’il réclamait mon aide !
— Il parle ? s’étonne le duc Mael.
— Non, Votre Seigneurie, il ne parle pas, il fait naître des images, des scènes et des concepts dans ma tête. Pour les réponses, bien qu’il lise mes pensées, je lui parle, c’est moins perturbant pour moi. »
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Notes :
1) Cladio : épée celtique à double tranchant (pour frapper de taille), d’une longueur de lame d’environ 60 cm (un pied et quatre pouces). Se terminant par une pointe (pour frapper d’estoc), adoptée par les Romains sous le nom de (gladius) glaive.
2) « † » L’obèle, marque utilisée pour noter un passage douteux ou interpolé dans les anciens manuscrits, est utilisé ici pour marquer la retranscription douteuse des mots, réellement prononcés par le roi. Il s’agit en réalité de la transcription de l’injonction, telle que comprise, par tous les autres (à l’exception, peut-être de la reine).
3) Rehwal : allure supplémentaire des chevaux de race Marwari, sorte d’amble rompu.
(Amble rompu : allure plus généralement appelée traquenard, et qui consiste, pour le cheval, à trotter du devant et à galoper de l’arrière-train.)
4) Traductions très sommaires. Kāma : plaisir. Artha : profit (financier, familial et social). Dharma : devoir (vertu).
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