Le conteur - 5 (V 2.023.10)
Le despote Niall m’interroge à son tour.
« Avez-vous des dispositions particulières pour cela ?
— Non, Votre Seigneurie, il prétend pouvoir lire les pensées de toutes les créatures vivantes et pouvoir communiquer avec toutes celles qui sont assez évoluées pour cela. Il peut exercer cette faculté dans un rayon de quinze toises autour de lui.
— Alors pourquoi vous a-t-il choisi ?
— Il affirme ne contacter que ceux qui peuvent l’accepter sans verser dans la folie.
— Et comment savait-il que vous y étiez apte ?
— Je l’ignore, et bien qu’il ne m’ait jamais entretenu de ce sujet, je suppose qu’il n’est pas étranger à ma venue dans votre monde. Son mode de communication l’autorise à faire fi des interrogations auxquelles il ne désire pas répondre.
— S’il intervient dans votre tête, ne croyez-vous pas qu’il vous manipule ?
— Non. Je me suis posé la question, mais cela me semble improbable.
— Qu’est-ce qui vous permet de le penser ?
— La logique si chère à mon maître. Dans votre monde, je ne suis personne, je n’ai aucun pouvoir, aucune influence. Si vous deviez manipuler quelqu’un, despote, choisiriez-vous un étranger inconnu et solitaire ?
— Pour un assassinat, oui ! raille Niall triomphant.
— Despote ! ici, un assassinat est impossible, tous le savent, s’insurge le roi exaspéré, avant de s’adresser à moi : excusez-le, prince Chandra. Personne n’envisage que vous soyez un assassin.
— Je vous en remercie Votre Majesté, il est excusé ; d’ailleurs, je comprends ce que ma présence et surtout celle de mon compagnon ont d’intrigant… Et, s’il vous plaît, ne m’appelez pas prince, personne ne m’a jamais donné ce titre.
— Chandra, m’accorde le roi. Vous nous parlez de votre compagnon, mais on m’a rapporté que pour vous adresser à lui, vous utilisez un nom. Bi…
— Bhediya, Votre Majesté. Mais, ce n’est pas son nom. Son mode de communication exclut les noms. Lorsqu’il est concerné par ce qu’il me transmet, je vois son image. Je l’ai donc appelé bhediya, c’est-à-dire “loup” ou “le loup”.
— Dans ce cas, conservez Bhediya pour le désigner, cela le distinguera de ses congénères, précise le roi. Je vous en prie, reprenez votre récit.
— Bhediya me conduisit à travers les halliers. Nous pénétrâmes dans une grande clairière, au milieu de laquelle se trouvaient un lac et une chaumière. Nous approchâmes, une druidesse sortit de ce refuge. À la demande de mon guide, elle m’hébergea pendant près de cinq lunes. De plus, elle me nourrit, m’habilla, car j’avais quitté une sylve avoisinant Banārasa un matin proche du solstice d’été, pour apparaître dans une autre quelques jours après l’équinoxe d’automne. N’ayant passé qu’une nuit ch… à l’extérieur de Banārasa, je n’avais dans mes sacoches que le strict nécessaire. Par ailleurs, elle m’enseigna votre langue, votre géographie, votre culture. Je lui contais la mienne, lui expliquais les disciplines que j’étudiais. Elle m’apprit que nous étions dans une forêt à proximité de la ville de Raminia, qui se situe au nord-est de Shanya. Que certains l’appelaient sorcière, sous l’influence de la contrée voisine de Shannon, les mœurs avaient changé en trois générations !
» Elle fit de moi un maître de l’oral, non pas que je fusse ignorant en cette matière, mais de la pratique assidue à l’art, il y a un grand pas, qu’elle me permit de franchir. Savoir faire durer le plaisir, accélérer le rythme, le ralentir, avoir des hésitations, se livrer à des digressions, pour toujours revenir à l’objet principal, maintenir en haleine jusqu’à la révélation finale, et surtout avoir la langue agile et garder les lèvres humides… Qu’y a-t-il de pire qu’une bouche sèche pour un conteur ? »
De nombreux verres et hanaps me sont tendus, c’est avec amusement que je choisis celui d’une magnifique femme brune, manifestement shannonnaise, assise à côté de l’homme en robe de bure. La contrainte exercée par l’injonction du roi – qui fronce légèrement les sourcils, désapprouvant cette provocation – est si puissante que le quidam ne réagit absolument pas, mais peut-être n’a-t-il pas un esprit très éveillé ?
Le sourire de la reine m’invite à continuer :
« Belle dame, savez-vous qu’en buvant dans votre verre, je connaîtrai vos pensées ? »
Baissant ses yeux noisette, elle devient pivoine et opine. Je bois une bière âpre, rafraîchissante, lui rends son verre, et la remercie en lui envoyant un baiser du bout des doigts, faisant cette fois grogner son voisin.
« Mon quotidien était partagé entre : mon entraînement au lancer de couteaux, et la monte de Chaitali, seul ou avec Mélusine à califourchon devant moi ; l’apprentissage de votre langue, du dire de Dana et de l’histoire des Tuatha Dé Danann. Sans oublier nos joutes, oratoires ou autres ; ainsi que la visite de Bhediya qui me transmettait la chronique de sa lignée et celle des Ases, Mélusine nommant les personnages dont Bhediya nous montrait les aventures. En contrepartie, je récitais à Mélusine des extraits du Mahābhārata, du Rāmāyana, et de l’œuvre de mon maître : le Kāmasūtra ; domaine dans lequel en raison de sa nature, elle n’avait rien à apprendre.
» J’ai omis de vous le dire, mais la druidesse n’en était pas une. Mélusine est une Bansidh ⁽¹⁾. Les Bansidh sont des Tuatha Dé Danann, aussi appelées Faé ⁽²⁾, parce qu’elles furent vaincues par des envahisseurs et contraintes de se réfugier dans le Sidh. Dana les a faites séductrices. Elles collectionnent les mortels valeureux, malheur à ceux qui oseraient rejeter leurs avances. Dana les a faites polymorphes, et leur a offert l’éternité si elles reprennent chaque jour pendant au moins six heures leur forme animale, mais elles peuvent choisir le mokṣa en restant humaines. Mélusine, qui veut vivre longtemps et marquer l’histoire, tous les minuits, redevient reptilienne et se réfugie dans le lac, dont elle ne ressort qu’à l’aube.
» Durant plus de quatre lunes, Bhediya avait vécu avec sa meute, ne me rendant que des visites quotidiennes d’une ou deux heures. Puis vint le jour où Bhediya et moi dûmes prendre la route pour arriver ici en ce jour du solstice d’été. Il chemina avec moi, ne rejoignant les siens que lorsque nous approchions d’habitations. La horde se déplaçait avec beaucoup de discrétion, car je ne la vis jamais. Mélusine ayant fait de moi un conteur émérite, j’obtenais sans difficulté le vivre et le couvert, dans les fermes, les relais, les auberges et les hostelleries, en campagne comme en ville. »
Cette fois, c’est la princesse Ainu qui m’interrompt.
« Êtes-vous sûr de ne pas être manipulé, parce que vous sembliez parfaitement heureux avec cette Mélusine ? Pourquoi partir ?
— Les raisons sont multiples. D’abord, j’espère bien retourner chez moi un jour. Ensuite, je doute que rester auprès de Mélusine soit salutaire, j’y fus heureux et je suis ravi qu’elle m’ait laissé partir. Enfin, Bhediya m’a très généreusement récompensé… il est temps de vous en dire plus sur lui. Il est le descendant de Fenrir, fils de Loki et d’Angrboða. Fenrir était un loup géant beaucoup plus grand que Bhediya. Par ruse, les Ases l’enchaînèrent, il réussit à se libérer pour le Ragnarök. Au cours de bataille de Vigrid, il dévora Óðinn avant d’être tué par Víðarr, fils de ce dernier. Fenrir avait deux fils, Sköll “le moqueur” et Hati “le haineux”, lequel ne se reproduisit jamais. Sköll, lui, engendra un unique louveteau. Depuis, chaque descendant ne conçoit qu’un mâle ou une femelle. De sorte que depuis la mort d’Hati, il n’existe qu’une lignée de Fenrir. »
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Notes :
1) Bansidh : femme (ban) de l’autre monde (Sidh).
2) Faé : vaincue, en gaélique.
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