Le Conteur - 6 (V 2.023.10)
« Dana, dans son immense sagesse, a limité la fécondité de ceux de ses enfants dont la longévité est exceptionnelle. »
La reine étouffe un sanglot et essuie une larme, le roi me fusille du regard, je comprends instantanément l’inquiétude d’Eileen, je mets un genou à terre devant la Lumineuse.
« Majesté, soyez sans crainte, vous aurez au moins un enfant, c’est une certitude. Bhediya affirme que vos descendances sont appelées à se rencontrer plusieurs fois dans le futur.
— En êtes-vous sûr ?
— Sans le moindre doute, majesté. Bhediya et Mélusine sont convaincus que ces abouchements auront lieu. »
Eileen se calme, embrasse Liam et m’adresse un sourire marri. Le roi, selon son habitude, m’invite d’un geste à poursuivre. Je me relève.
« La lignée de Sköll étant unique, le métissage avec les loups gris a pour conséquence la diminution de la stature, de la longévité et des capacités de ses représentants… peut-être disparaîtra-t-elle ? Mais, revenons au cadeau que me fit Bhediya pour me récompenser de l’accompagner », dis-je en déroulant le ruban d’autour de ma taille.
Je m’approche de Grüchka et le lui tends :
« Princesse, vous avez entendu qui prétend être mon compagnon de voyage. Voici le présent en question. Examinez-le et dites-nous ce que c’est. »
Elle prend le lien, l’inspecte minutieusement. L’incrédulité apparaît sur son visage. Elle le frotte contre sa joue, le hume, écoute le bruit qu’il fait lorsqu’elle le froisse, tente de le rompre, de le couper. L’incrédulité fait place à la stupéfaction.
« Alors princesse, avez-vous identifié cet objet ?
— Oui… Oui, c’est… c’est Gleipnir, aucun doute, c’est Gleipnir !
— Voulez-vous expliquer à l’assemblée, ce qu’est Gleipnir ?
— Oui ! » accorde-t-elle en se levant.
Son voisin, Ardril l’imite aussitôt, passe les mains sous les aisselles de la naine.
« Vous permettez ? » lui demande-t-il.
Elle acquiesce. Ardril la soulève et l’installe debout sur la table. Elle exhibe le présent à la vue de tous :
« Ceci est Gleipnir. C’est un lien qui est, comme vous pouvez le voir, si fin, lisse et doux qu’un ruban de soie, pourtant il est plus résistant que n’importe quelle chaîne. Il fut façonné par les miens, dans le royaume souterrain de Svartálfaheimr, il y a si longtemps que la plupart d’entre nous doutent qu’il ait vraiment existé. Beaucoup croient qu’il n’est que le symbole de notre savoir-faire. Il est composé de six éléments : le bruit du saut d’un chat, la barbe d’une femme, les racines d’une montagne, les tendons d’un ours, le souffle d’un poisson et la salive d’un oiseau. Il fut forgé pour enchaîner Fenrir après qu’il eut brisé le lien nommé Lœðing, puis celui appelé Drómi. C’est un présent d’une valeur inestimable. »
Elle me tend Gleipnir, que j’enroule autour de ma taille, pendant qu’Ardril dépose Grüchka sur le sol et l’invite à s’asseoir.
Je reprends mon récit :
« Partis des environs de Raminia, nous parcourions une dizaine de lieues chaque jour, à l’exception des trois où nous fûmes immobilisés aux environs d’Erestia. Des intempéries avaient rendu les gués impraticables.
» Nous sommes arrivés à Alexandia en deux lunes. Le premier soir, à l’auberge du port, une jeune comtesse, séduite par les extraits du Rāmāyana que j’avais choisi de conter, prit langue avec moi. Durant la conversation, elle me proposa de m’enseigner votre alphabet et de m’aider à sélectionner, dans la bibliothèque de grande renommée, les œuvres essentielles à lire pour connaître votre monde. Elle me fit part de son désir d’enfant, et de son intérêt à ce que j’en sois le géniteur, ceci ne m’engageant à rien d’autre.
» Voici, Bandrui, comment j’appris, dis-je en m’inclinant vers elle. Qu’en Shanyl, vous aviez conservé la coutume matriarcale, n’y intégrant qu’une notion de filiation paternelle optionnelle, ainsi que réussi à concilier la tradition druidique avec l’écrit en approuvant l’édition d’un “livre de Dana” !
» Mon séjour dura douze jours. Le matin, je montais Chaitali, allant en forêt pour rencontrer Bhediya. L’après-midi, j’étudiais à la bibliothèque avec la comtesse. Chaque soir, je me produisais comme conteur, dans un établissement différent. La nuit, je partageais la couche de ma bienfaitrice… Ma renommée de narrateur s’étant répandue, la bibliothèque me fit l’honneur de m’inviter ès qualités à deux reprises. J’ose croire que l’influence de ma protectrice n’en fut pas la seule cause. La première fois, j’improvisais autour de deux poèmes de l’Edda, Völuspá et Gylfaginning ⁽¹⁾. Lors de la seconde, ce fut d’extraits du Mahābhārata, que je m’inspirais.
» Quand nous partîmes, la comtesse me remit un billet pour l’intendant de son domaine de Fiume, lui demandant de prendre soin de ma monture comme si c’était la sienne, et de me prêter toute l’assistance dont je pourrais avoir besoin.
» En forêt de Brucélionde, Bhediya fit ses adieux à sa meute qui y gîtait depuis notre arrivée à Alexandia. J’eus la surprise de voir que le louveteau – qui se révéla une louvarde, alors âgée d’un an – avait un pelage aussi blanc que celui de son père est noir. Elle était déjà plus grande que sa mère. Bhediya pense qu’elle vivra moult fois plus longtemps qu’un humain.
» Pour me l’exposer, il fit naître en moi l’image de la louvetone à côté d’un bébé ; la louvetone devint la louvarde que j’avais sous les yeux, puis une louve ; pendant que le nourrisson se transformait en enfant de deux ou trois ans. Le garçon se changea en adulte puis en vieillard, tandis que la louve gagnait en puissance. Le patriarche fut remplacé par un nouveau-né qui à son tour mûrit, puis vieillit et mourut. Le cycle se répéta à de nombreuses reprises avant que la louve meure concomitamment au vieil homme. Voici comment il arrive à exprimer un concept aussi abstrait que le temps.
» Le voyage, qui dura plus de deux lunes, se déroula comme le précédent ; excepté pour Bhediya qui ne s’approchait toujours pas des habitations, mais restait seul la nuit. Avant d’entrer dans Fiume, nous cherchâmes un lieu d’où nous pourrions le faire embarquer. Nous avons découvert notre bonheur à cinq lieues au nord de la ville, au bord de la mer ; une anse en lisière de forêt. Je me rendis à Fiume, j’y trouvai sans difficulté la résidence de la comtesse, je présentai le billet à l’intendant qui m’attendait. Il avait reçu deux messages par pigeon, le premier lui annonçait ma venue, le second m’était destiné, il me remit donc un tube cacheté que je m’empressai d’ouvrir. »
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Note :
1) Edda ➢ Ensemble des récits mythiques nordiques transmis oralement, dont les titres – en vieux norrois (islandais) – de deux des plus célèbres sont :
Völuspá ➢ La prédiction de la voyante.
Gylfaginning ➢ La mystification de Gylf.
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