Histoires d’Angles - 9 - Niall

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Après la disparition d’Æthelflæd, Niall commença à éprouver de la rancœur envers les femmes. Toutes l’abandonnaient. Il n’avait pas connu Cobhfhlaith, sa mère putative – qualité qu’il ignore encore aujourd’hui –, elle lui avait préféré la mort. Il avait aimé Sexburga qui s’était comportée comme sa mère – sans qu’il ne sache jamais qu’elle le fût –, puis l’avait délaissé pour la couche de son père, pour finir par en périr. Il l’avait pleurée dans les bras d’Æthelflæd, s’était attaché à elle qui à son tour, comme sa sœur, l’avait négligé ; partant le soir avant qu’il n’aille au lit, sans personne pour lui conter une histoire pour l’endormir. Même sa tante s’était installée au loin, à l’ouest de la contrée, chez les sauvages.

Et l’autre là ! La mère de son frère ! Comment son frère pouvait-il avoir une mère et pas lui ? De toute façon, il n’en aurait pas voulu de cette mère-là. Elle était bête, ne comprenait rien. Elle se contentait de sourire, de leur donner le sein et de câliner Rædwald. Ce n’était pas la mère de son jumeau, c’était une grande vache qui donnait du lait, d’ailleurs il l’appelait cú⁽¹⁾. Pourtant, comme elle, Rædwald était un bêta éternellement ravi, qui de plus ne savait pas parler. Leur père disait que c’était parce que la naissance de Rædwald avait été très difficile, tellement que leur mère en était morte.

Les tutrices défilèrent, Niall se plaignait d’elles jusqu’à leur renvoi, huit se succédèrent en trente mhí.

***

En 838 quand les enfants eurent cinq ans, alors que partait la dernière tutrice, arriva un préost⁽³⁾ chargé de l’éducation de Niall. Conformément aux instructions du despote, le bisceop avait désigné pour cette fonction un jeune préost modéré.

Mais quand il eut enseigné les principes de la foi à Niall, celui-ci fut tout à fait convaincu de la supériorité des Angles sur les autres peuples et en particulier sur les Celtes. Il détesta cette mère celte et fut content qu’elle soit morte. Il voulut changer de nom, il serait un jour le cyning des Angles, un nom celte – race inférieure – ne pouvait lui convenir ; son frère avait un nom angle, lui ! Pour la première fois, et la seule avérée, Eadwulf se mit en colère contre lui :

« C’est hors de question, je te l’interdis, n’y pense même pas, ni de mon vivant ni après. Effectivement, un jour, tu seras le maître de cette contrée, mais dans celle-ci les Celtes sont quatre fois plus nombreux que nous, sans parler de ceux de Shanyl et de Shanya. J’ai passé un accord avec les Ó Dochartaigh. Tu es Niall, héritier du titre de despote, je te déconseille de revendiquer un autre nom ou titre. Si après ma mort, tu changes de nom, tu mettras le pays à feu et à sang ; si tu te pares du titre de roi, tu auras non seulement les Celtes contre toi, mais aussi l’Empire. »

Niall se réfugia dans l’étude des textes sacrés, tout ce qu’il y lisait le confortait dans ses opinions. Soit, il garderait ce nom, mais qu’est un nom ? Ce qui compte, c’est ce qu’il inspire aux autres. Niall serait synonyme de terreur. Les Celtes, les femmes, toutes ces créatures inférieures le redouteraient.

En attendant, à la villa, il intriguait pour faire remplacer toutes celles qui occupaient des postes que l’on pouvait confier à un homme. Lorsqu’il dit à son père :

« Pourquoi est encore ici, elle sert plus à rien, elle doit partir !

— Non ! elle ne peut partir, si elle partait, personne ne comprendrait pourquoi Rædwald resterait auprès de toi. Tu ne veux pas que ton frère s’en aille ? Alors, Breguswíþ reste ici ! » lui expliqua calmement Eadwulf, sans relever le surnom dont Niall affublait celle-ci.

Bien qu’il ne saisît pas pourquoi la présence de son frère dépendait de celle de , Niall ne revint jamais sur ce sujet.

Sa volonté était telle qu’en deux ans, il réussit à transformer le préost tolérant, chargé de son instruction religieuse, en fanatique du même acabit que feu Brictric. Quand on en informa le despote, on lui précisa que Niall était à l’origine de cette dérive.

Qu’un enfant de sept ans ait radicalisé un novice tout juste ordonné démontrait que son choix était peu judicieux, mais également la capacité de persuasion de Niall et son penchant autoritaire, estima Eadwulf. Il fit envoyer le préost chez les chevaliers de la foi, et le remplaça auprès de Niall par un plus vieux, homme débonnaire, plus préoccupé de bonne chère que d’exégèse des textes sacrés.

***

La relation entre les deux garçons avait également changé.

Rappelons que pour Niall leur fraternité ne comportait aucune ambiguïté, que pour Rædwald le mot "frère" était synonyme du seul qu’il sache prononcer : Niall. Pour Sigebryht et Alfƿold, ils étaient jumeaux. Leur père et les défuntes Sexburga et Æthelflæd savaient qu’ils étaient demi-frères. Pour tous les autres, ce n’était que des frères de lait.

Pour Rædwald, Niall était la personne la plus importante, il l’admirait, lui était tout dévoué, il aurait boudé son père ou mordu , si Niall le lui avait demandé.

Niall en voulut à Rædwald : d’avoir causé la mort de leur mère ; d’en avoir une à lui tout seul, aussi stupide soit-elle ; d’être très fort alors que lui, il était frêle ; d’entendre leur père lui répéter qu’il devait protéger son frère, qu’il lui devait tout.

De l’œuf d’un reptile n’éclôt jamais un oisillon. Ainsi, Niall, conscient que Rædwald était à son entière dévotion, ne manifesta aucune acrimonie envers celui-ci, mais il encouragea ses mauvais penchants et fit de lui sa chose.

Le jour où par curiosité Rædwald mangea un scarabée, Niall applaudit et rit à gorge déployée. Chaque fois qu’il en voyait un, il le désignait à Rædwald en le nommant ciaróg⁽²⁾, lequel s’empressait de le croquer pour entendre son frère rire et être applaudi par lui. Avec le temps, les acclamations laissèrent place à un sourire. Quand Niall cria ciaróg en montrant une mésange bleue, Rædwald la dévora, faisant renaître l'exubérance de son idole. Il en fut de même pour le premier ciaróg pigeon et pour les ciaróg chats qui suivirent.

***

Pour lui procurer un autre centre d’intérêt que la religion, mais aussi parce qu’il en avait l’âge, on entama sa formation militaire. Deux maîtres d’armes furent affectés à la villa et l'on aménagea un dortoir. Sept garçons, de sept à dix ans, rejoignirent Niall.

L’aîné du groupe, le fils d’un gereáfa soutenu par plusieurs de ses condisciples, demanda pourquoi le monstre dormait avec eux.

« Parce que celui que tu appelles monstre est mon frère, et mon garde du corps ! répliqua Niall dédaigneusement.

— Moi aussi, j’ai des frères de lait, mais ils ne dorment pas avec nous, insista Ecgmund.

— Mais toi tu n’es que le rejeton d’un misérable gereáfa qui pourrait bien devenir þrǽl⁽⁴⁾, même þeówling⁽⁵⁾ si tu manquais de respect à mon frère. Je t’imagine déjà mon þéowincel⁽⁶⁾ ! » menaça-t-il avec un sourire glaçant.

Le plus habile des bretteurs était Ecgmund, mais Niall était le plus hargneux. Le jeune Coenwulf Martô se révéla un archer particulièrement doué, Niall se lia rapidement avec lui. Quant à Rædwald, il était inapte au maniement des épées, des arcs, des arbalètes, des lances et des armes d’hast. Il ne pouvait pas efficacement utiliser une hache, qui exigeait que l’on frappe avec le tranchant de la lame, ni le fléau d’armes dont le maniage demandait une dextérité qu’il n’avait pas. Mais avec une masse d’arme, il était redoutable, seuls les adultes étaient en mesure de résister à la puissance de ses coups, aussi il était interdit aux jeunes gens de l’affronter.

Tandis que l’inimitié entre Niall et Ecgmund ne cessait de s’exacerber, l’amitié entre Niall et Coenwulf se consolidait.

***

Les enfants d’Eadwulf avaient dix ans, lorsque l’incident eut lieu.

Le matin suivant la treize riuros, Ecgmund battit Niall à l’épée de façon humiliante, il le désarma à deux reprises, chaque fois il lui rendit sa lame et le duel recommença. Puis il fit tomber le fils du despote sur le dos, posa le pied sur sa poitrine et plaça la pointe de son arme sur la gorge du vaincu. Le silence régna quelques secondes sur l’aire d’exercices avant que le maître d’armes de service somme Ecgmund de rengainer son langseax⁽⁷⁾ et aille aider Niall à se relever, avant de mettre fin à l’entraînement.

Au déjeuner, Niall glissa discrètement à l’oreille d’Ecgmund :

« Si tu n’es pas un dégonflé, une heure après le repas, rejoins-moi au bord de la forêt devant le grand chêne. Prends ton arme, je vais chasser la bête rousse⁽⁸⁾, si tu n’as pas la trouille viens avec moi.

— Mais c’est dangereux ! Et on n’a pas le droit ! s’insurgea Ecgmund.

— N’en parle à personne et on sera pas punis ! T’as la trouille ? C’est ça, t’a la trouille !

— Non, j’ai pas peur, j’y serai ! »

Deux heures plus tard, Ecgmund arriva au point de rendez-vous. En voyant Niall, il fut surpris.

« Mais t’as pas ton arme ? » s’exclama-t-il.

Pour seule réponse, Niall sourit, le moqua en le montrant du doigt et l'appela ciaróg.

Le soir même, il dut expliquer à Eadwulf, venu d’urgence, qu’Ecgmund l’avait traité de Celte et avait tenté de l’attaquer alors qu’il était désarmé.

« Heureusement, Rædwald, qui cherchait des champignons, l’a vu me menacer de son langseax et s’est jeté sur lui pour me sauver la vie. J’ai eu peur, papa, tu sais ! » confia-t-il à son père.

Lequel frissonna à l'idée que Rædwald avait déchiqueté la gorge du préadolescent comme il avait déchiré les entrailles de sa mère. Néanmoins, il vengea son héritier en éradiquant la famille du gamin qui avait voulu tuer le sien.

***

À treize ans, dans un environnement dépourvu de fille de leur âge, Niall et Coenwulf échangèrent leurs premières caresses et leurs premiers baisers. Le préost, peu désireux d’abandonner sa sinécure pour suivre le même chemin que son prédécesseur, leur pardonna ces gestes que condamnait le Livre de Torthred. Il leur enseigna qu’Alwealda pouvait absoudre les actes contre nature, s’ils restaient secrets et qu’en signe de pénitence leurs auteurs appliquaient avec rigueur les autres préceptes de la foi.

Le jeune Martô devint extrêmement pieux. Il avait quinze ans lorsque Niall le pénétra pour la première fois.

La fille de petite vertu, que le despote avait envoyée à la villa pour déniaiser son héritier, remonta rapidement dans la voiture qui l’avait amenée, murée dans le silence, pâle, un châle sur les épaules. De retour au bordel, alors que sa meilleure amie soignait ses blessures, elle confia que le jouvenceau qu’elle devait dégourdir avait refusé qu’elle le touche.

« Il m’a livrée à une espèce de monstre, qui avait les dents comme un piège à loups, et une bite d’âne. Comme j’étais à poil, ce débile m’a sauté d’sus comme une bête, l’autre lui a crié d’m’enculer, ce qu'il s'est empressé de faire, à sec. Non seulement il m’a déchirée, mais comme tu le vois, il m’a mordue à l’épaule quand il a lâché la purée. »

Le lendemain, dans la chambre des deux catins, on retrouva leurs corps exsangues.

¤¤¤

Notes :

1) Cú vache – Vieil anglais.

2) Ciaróg scarabée, en langue celte (gaélique irlandais) afin d’éviter que lorsque cú ou quiconque prononce le mot bileta (scarabée en vieil anglais) Rædwald ne se précipite pour le manger.

3) Préost prêtre – Vieil anglais.

4) Þrǽl serf – Vieil anglais.

5) Þeówling esclave – Vieil anglais.

6) Þéowincel jeune esclave – Vieil anglais.

7) Seax scramasaxe, langseax long scramasaxe : lame de 20″ (50cm) – Vieil anglais.

8) Bête rousse sanglier âgé de six mois à un an, d’autant plus tentant à tuer pour de jeunes Angles, que pour les Celtes, le sanglier est la représentation du dieu Lug et symbolise l'invincibilité.

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