Histoires d’Angles - 10 - La succession
Dans l’après-midi précédant la six simivis 857, le despote commença à souffrir de maux de gorge et d’estomac. Thingfrith, son mire personnel, lui administra une infusion de mélisse et de camomille. Le soir, les entrailles d’Eadwulf étaient en feu ; l’archiatre lui fit prendre une potion purgative. Dans la nuit, le malade se vida et perdit du sang par le fondement.
La sorcière, amie de Thingfrith, qu’il avait appelée en renfort, confirma son diagnostic : empoisonnement à l’arsenic.
« On l’empoisonne depuis plusieurs mhí, mais récemment il a reçu une dose plus importante. Il est condamné », conclut-elle.
Le despote lui saisit le poignet :
« Koff koff peux-tu me donner teu-heu du temps ?
— Nous allons te donner du meolc æt popig⁽¹⁾ pour apaiser tes souffrances.
— Ne me fais puff pas répéter. Du temps koff, pas dormir.
— Si Thingfrith est d’accord, je peux te donner une potion qui va te permettre de vivre quelques nuits de plus, et accessoirement soigner ta toux, mais cela va exacerber tes douleurs.
— Fais-le, je décide teu, pas Thing… frith ! Pff dix nuits ?
— J’ai dit : quelques. Mais cinq ou six seraient déjà beaucoup. »
Pendant que la ban-draoidh préparait le philtre, Eadwulf fit appeler Alfƿold et Sigebryh, au premier, il demanda d’aller quérir ses enfants.
« Prends une voiture puff, Rædwald ne monte pas à cheval. Va, koff, fait vite ! » lui ordonna-t-il.
Après avoir bu la décoction, il congédia Thingfrith et la druidesse.
Resté seul, le despote dit à Sigebryh :
« Je vais mourir teu-heu, on m’a empoisonné…
— Mais c’est impossible, ton goûteur… le coupa Sigebryh.
— Si, regarde-moi ! Hunh… Hunh… tu dois me promettre…
— La villa, c’est à la villa qu’on t’empoisonne ! l’interrompit une seconde fois son gesíð.
— Je sais, le medu⁽²⁾, j’ai toujours là-bas koff, une bouteille de medu personnelle, idéal pour ne pas percevoir pff le goût de l’arsenic. Mais brisons là. Je veux que tu puff puff me promettes de soutenir Niall…
— Mais c’est sûr…
— Tais-toi ! Teu jure que tu ne feras jamais rien pff contre Niall ! Je t’interdis de me venger !
— Mais…
— Pas de "mais" ! Si tu m’aimes, jure ! Koff koff… koff.
— Je te le jure, wígfruma⁽³⁾, je ne ferais rien qui puisse nuire à tes fils.
— De soutenir Niall ! tu dois hunh hunh t’assurer que þá gereáfas, þeġnas, eorlas, ealdormenn et les chefs de clan celtes le reconnaissent comme leur cyning. pff pff… pff.
— Je te le jure, wígfruma, je veillerai à ce que tous ploient le genou, devant Niall, ton héritier.
— Laisse-moi, maintenant pff, envoie-moi Ƿilhelm. »
Quand le despote eut fini de donner ses instructions à son ealdorþeġn⁽⁴⁾, il réclama Thingfrith, qui lui donna une seconde coupe du breuvage préparé par la sorcière.
Au matin, þá þeġnas et gesíðas, qui prenaient leurs underngereordas⁽⁵⁾ dans la pièce de réception du premier niveau eurent la surprise de voir des serviteurs commencer à y installer une estrade. Puis ils aperçurent Alfƿold, qui montait à l’étage supérieur, accompagné de Niall et d’un individu vêtu d’un bliaud⁽⁶⁾ sous l’encolure duquel était prise une aumusse⁽⁷⁾ dont le capuchon dissimulait le visage ; le pauvre, probablement blessé, se déplaçait bizarrement.
Alors que Rædwald s’était précipité à ses genoux en larmes , Eadwulf pria Alfƿold de le laisser seul avec ses enfants.
Caressant la tête du fils de Cobhfhlaith, pour l’apaiser, Eadwulf annonça qu’il était mourant à Niall. Puis, souvent interrompu, non plus par des quintes de toux, mais par des crispations et gémissements de douleur ainsi que par le manque de souffle ou les pleurs de Rædwald, il entreprit d’exposer à son héritier tout ce qu’il devait savoir. Il lui décrivit les passages secrets et les mécanismes qui les contrôlaient ; lui révéla le nom du chef du service de renseignements ; lui apprit l’existence des beornas wiðinnan þá weallas, lui dit où était dissimulée la liste de ses membres et comment il les recrutait ; lui fit part des dispositions qu’il avait prises pour son intronisation. Jamais le mot "empoisonnement" ne fut prononcé. Niall ne versa pas une larme, il savait que son père savait et qu'il ne lui reprochait rien.
Quand il eut terminé, il envoya Niall chez Ƿilhelm, qui l’assisterait dans sa prise en main de la contrée. Il garda Rædwald à son côté pour accueillir Alfƿold, auquel il fit prêter les mêmes serments qu’à Sigebryh.
Le soir, Alfƿold, Sigebryh et quatre autres gesíðas transférèrent, aussi délicatement que possible, le moribond sur une bǽr, puis le descendirent dans la pièce de réception et l’installèrent, presque assis, sur le lit établi par les domestiques sur l’estrade qu’ils avaient construite .
Le lendemain, Eadwulf abdiqua en faveur de Niall. Tous les þeġnas, ainsi que les eorlas et ealdormenn présents firent allégeance au nouveau despote de Shannon. Des messages furent expédiés dans toute la contrée.
Chaque jour, eorlas, ealdormenn et chefs de clan vinrent ployer le genou devant leur cyning, et rendre hommage à son prédécesseur. Les Ó Dochartaigh furent dans les premiers, ils félicitèrent chaleureusement le fils de l’une des leurs. Briefé par Ƿilhelm, Sigebryh et Alfƿold, Niall s’abstint de les envoyer paître.
Après avoir assisté, par sa simple présence, la prise du pouvoir par son héritier, Eadwulf sombra dans le coma la dix-septième nuit de simivis. Malgré le supplice qu’il endurait, la volonté d’assurer sa succession l'avait maintenu en vie au-delà de l'imaginable. Il mourut deux nuits plus tard.
La crémation d’Eadwulf eut lieu la 21 simivis sur þæt Brerd lōg. Tous ses gesíðas entouraient le bûcher, tous portaient une torche, ils boutèrent le feu simultanément. Ċeorlas, fréowíf, gereáfas, þeġnas, eorlas, ealdormenn se recueillirent, puis acclamèrent Niall. Le seul absent fut Rædwald, que son frère n’était pas sûr de maîtriser dans un tel moment. Le vent souffla les cendres du défunt vers le fleuve, la mer, le large, et les côtes de l’Empire, dit-on.
Niall donna de nouvelles missions au service de renseignements, en plus de politique, les agents notèrent tous les actes et paroles contraires aux préceptes de la foi. Un corps d’inquisiteurs fut créé, sous l'autorité de Coenwulf Martô.
Un mí plus tard, Rimilda et Ros Ó Durcáin furent les derniers à reconnaître la suzeraineté de Niall. Rimilda appréciait la liberté qui régnait dans les céimeanna an thiar ; elle reprocha à son neveu les pressions qu’il imposait aux Celtes pour qu’ils se convertissent. Alfƿold et Sigebryh durent s'interposer pour empêcher Niall d’emprisonner sa tante et son époux.
Cinq nuits après, estimant avoir tenu leurs serments faits à Eadwulf sur son lit de mort, ils mirent fin à leurs vies. On les retrouva, face à face, chacun avec le langseax de l’autre dans le cœur.
Rædwald aurait été le garde du corps idéal, s’il avait pu monter à cheval, et ne fut pas terrorisé à l’idée d’embarquer sur un bateau. Son frère l’installa dans la chambre de sûreté. Parfois il s’amusait à lui désigner comme ciaróg un amant dont il n’était pas certain de la discrétion.
¤¤¤
Notes :
1) Meolc æt popig ➢ lait de pavot (pour plus de détails, voir GOT).
2) Medu ➢ hydromel proche du chouchen (si le nom « chouchen » est récent, sa recette et son usage remontent au moyen-âge)
3) Wígfruma ➢ chef de guerre auquel les gesíðas prêtent serment.
4) Ealdorþeġn ➢ principal þeġn (Premier ministre).
5) Underngereordas, singulier underngereord ➢ repas du matin, breakfast.
6) Bliaud ➢ robe de dessus, tenant à un justaucorps ou corset. Ce nom s'applique aux robes de dessus des hommes et des femmes.
7) Aumusse ➢ capuchon avec une pèlerine courte y tenant, qu'on portait au-dehors pour préserver la tête et le cou du froid. On les doublait souvent alors de fourrures.
Annotations