Par-ci, par-là, les uns, les autres – 4 – La Selkie fowk n'est pas la Méduse
Heureusement, Mhic-Labhruinn avait réduit de moitié les rations journalières, diminué de vingt-sept à dix-huit le nombre de pintes ⁽¹⁾ d’eau distribuées à la meute et ordonné que l’on cesse de couper le vin d’un quart d’eau. Il restait donc de quoi nourrir les loups les cinq prochains jours. En théorie, ceux-ci peuvent jeûner une semaine. En revanche, la jument, elle, ne pourrait pas se passer de fourrage, et encore moins d’eau. Sans vent, pas d’embrun humide et frais pour lutter contre les rayons du soleil d’été qui chauffaient l’air stagnant dans l’entrepont où elle était installée, il avait été impossible de restreindre ses cinquante-cinq pintes quotidiennes. Il restait seulement deux cent une pintes, soit à peine de quoi abreuver mes quasi-congénères et Chaitali pendant trois jours – parfaitement, je tiens au quasi. Il était hors de question pour Chandra de la laisser dépérir. Bien que flibustier, le capitaine n’aurait, pour rien au monde, sacrifié les passagers que la Bandrui Maebd lui avait confiés, quelle que soit leur nature.
Son équipage lui était fidèle, mais qu’en serait-il quelques nuits plus tard ?
Imagine l’état d’esprit des matelots, tu sais, lorsque l’on tire au sort, car dans ce monde, on ne mange pas d’abord le mousse. Évidemment, sa viande est plus tendre et savoureuse, cependant, il n’est pas question ici de gastronomie, mais seulement de survie ; à une exception près, bien entendu.
J’étais prêt à parier que parmi les chanceux, il y en aurait un – je devinais même lequel – qui déclarerait d’un ton compatissant à celui qui regarderait, effaré, le si petit morceau de paille serré entre son pouce et son index :
« Tue le cheval ! Ça nous fera plus de viande ! »
Bien sûr, je mettrais aussitôt dans la bouche du bosco les mots :
« Plus de viande, mais pas pour toi, car tu te balanceras au bout d’une vergue. À moins que le capitaine ne décide de te donner, vif, aux loups. Eux aussi ont faim. »
À ce moment-là, ce n’était que pures spéculations. Lesquelles ne m’inquiétaient guère. En effet, si influencer en permanence pendant quelques jours une vingtaine de marins n’est pas une partie de plaisir, c’est à ma portée. Par ailleurs, il était très improbable que l’on en arrive à cette extrémité avant que Chaitali ne manque d’eau.
A contrario, dissuader une dizaine de loups affamés de ne pas se repaître de l’un des bipèdes qui déambulent devant eux, voire de plusieurs, c’est bigrement plus compliqué. Leur instinct de survie est beaucoup plus puissant que celui de tes semblables. Toutefois, avec Neige ⁽²⁾, nous devrions les raisonner. Si nous réussissons à contrôler notre propre fringale.
Pendant que… comment dire ? Pendant que nous faisions des ronds dans l’eau ! Non, même pas. Tandis que nous ramions comme des galériens ! Oui ! Bien sûr que non ! Ni Chandra ni moi ne faisions partie de la chiourme. C’est un “nous solidaire” ⸮ Variation du “nous exclusif” qui n’inclut pas le locuteur. En l’occurrence, moi, oublie l’expression “ton humble serviteur”. Ils ? Ça, ce sont les autres. Or, nous étions tous dans la même galère !
Pendant ce temps-là, disais-je. En Erestia, le prisonnier de Niall s’était évadé.
Niamh, Maebd – qui en avait certainement avisé Teafa, Aífe et Scáthach et probablement Liam et Mael –, toi et moi savions qu’il ne s’agissait pas de Chandra, comme le croyait le despote. En revanche, nous étions beaucoup moins nombreux, puisqu’il n’y avait que toi et moi à être au fait de son identité.
Je n’ai eu connaissance des évènements qui s’ensuivirent que bien plus tard.
Avant de te les relater, je dois revenir sur un des points que j’ai évoqués lors de ma première visite dans ta tête.
Je t’ai parlé des êtres pourvus de grandes capacités à l’origine du concept humain de divinité. Penchons-nous sur ceux des mondes de notre planète ⁽³⁾. Ils ont tendance à s’immiscer dans les affaires des hommes. Ainsi qu’une inclination à prendre leur forme – plus rarement celle d’animaux ou autres – pour se mêler à eux, voire y engendrer des hybrides. Sans doute est-ce pour cela que vous les imaginez anthropomorphes ‽
Ils gardent leurs caractéristiques lorsqu’ils se métamorphosent ou s’incarnent ; la différence, c’est que dans le premier cas, les divinités changent d’apparence physique, dans le second, elles se dupliquent : les divinités subsistent dans leur nature, pendant que les avatāroṃ ⁽⁴⁾ interviennent parmi les mortels.
Chandra, par exemple, j’ignore ce qu’il est exactement.
Est-il un avatāra de Chandra ? Puisque quelqu’un a eu la déplorable idée de lui attribuer le nom de l’astre nocturne, pour être plus clair (malgré l’ambiguïté du féminin dont les tiens l’affublent), j’utiliserai “Lune” pour désigner l’astre divin.
Chandra est-il un avatāra de la Lune ? Ou bien est-il le métis d’un avatāra ?
Toujours est-il que comme elle, il adore briller, être mis en lumière. Il attire le regard, fait rêver, inspire, apaise les craintes, les transforme en émoi et il illumine les nuits.
Comme la Lune, nombreuses sont ses épouses, mais à l’instar d’elle, il n’en aime qu’une. Arrête d’ergoter ! Tu chipotes sur un mot alors que le parallèle est évident. Je dois te le rappeler et tu m’en vois absolument désolé. Pourtant, il ne vole pas au secours d’Aubierge, il court après la briolette afin de sauver Vasikari.
Toute la nuit et la matinée du lendemain, le nāga survola les environs de la ville à la recherche de Gaḍạgaḍạāhaṭa et Rādhikā. Le vol grisait Karuppu ṭirākaṉ, bien qu’il le subît passivement, il ressentait un sentiment de complétion.
Lorsqu’ils repérèrent les chevaux, le nāga se posa à distance raisonnable et effectua un retournement, rendant sa place dans l’espace au fils de Vasikari. Lequel se précipita vers ses montures, qui manifestèrent leur joie de le retrouver.
Pendant qu’il pansait Rādhikā, un débat s’instaura sur ce qu’il convenait de faire entre Ṭirākaṉ et celui que Mélusine avait qualifié de défenseur. Ce dernier argua qu’étant en possession de la briolette, ils devaient revenir sur leurs pas, identifier la porte par laquelle ils étaient entrés dans ce monde, pour regagner le leur et remettre le talisman à Vasikari. Au contraire, le fils de Chandra souhaitait se diriger vers le sud à la recherche de son père, afin de lui rendre le pendentif pour rétablir le lien avec sa mère.
Alors que Karuppu ṭirākaṉ bouchonnait Gaḍạgaḍạāhaṭa, le ton monta – si l’on peut dire. Le nāga, qui avait hâte de réintégrer sa réalité et surtout d’être libéré du partage d’espace, menaça son hôte de le retourner et une fois aux commandes de faire ce qu’il voulait.
Ce fut à cet instant précis qu’un évènement extraordinaire se produisit. L’adolescent le rejeta hors de son espace intrinsèque. Hors de lui, si tu préfères. Voyant une créature sortir de nulle part, auprès de son maître, Gaḍạgaḍạāhaṭa se cabra. Par miracle, Karuppu ṭirākaṉ eut le réflexe de crier « nahīṁ ! », juste avant que le sabot de l’antérieur droit de l’étalon fracasse le crâne de l’infortuné fils de Vācuki abasourdi par son inenvisageable expulsion de (et par) celui sur qui il était chargé de veiller.
Qu’est-ce qui l’avait incité à crier ce “non” en hindi et non dans sa langue maternelle ? Que se serait-il passé sinon ? Gaḍạgaḍạāhaṭa aurait-il porté son coup ? Si oui, quelle aurait été la conséquence immédiate pour la tête du nāga ? Les éventuels corollaires pour Gaḍạgaḍạāhaṭa et Karuppu ṭirākaṉ ? Et, quelles auraient été les répercussions ultérieures ? Toutes questions qu’il est inutile de se poser puisque le jeune Tamoul s’exprima dans la langue dans laquelle le cheval avait été dressé et que celui-ci a obéi à l’ordre reçu.
Sans doute comprends-tu mieux mon rappel sur ceux que vous qualifiez de divinités, mais te rends-tu compte de l’importance que cet évènement a eue pour moi, lorsque je l’ai appris ?
Quand tous deux furent remis de leurs émotions et qu’ils eurent pleinement réalisé leur nouvelle situation, ils reprirent plus sereinement leur discussion sur la stratégie à adopter. Mais, maintenant, le nāga n’avait plus aucun moyen de pression sur le jouvenceau. Celui-ci détenait le pouvoir, son protecteur pouvait bien tenter de rallier Banārasa, il ne le suivrait pas. Le nāga ne pouvait pas plus le contraindre physiquement que l’abandonner, Śiva n’apprécierait pas.
Aussi, prirent-ils la direction du sud, plein sud, conformément au chemin tracé par Mélusine sur la carte qu’elle avait dessinée sur le sable. Chaque jour, tandis que le nāga survolait les terres cultivées et les prairies à la recherche de Chandra, Karuppu ṭirākaṉ monté sur Gaḍạgaḍạāhaṭa ou Rādhikā explorait bois et forêts. Il débitait, aux rares personnes qui ne s’enfuyaient pas en le voyant, un charabia dont le seul mot compréhensible était le nom de son père. Pour toute réponse, il n’obtenait que des haussements d’épaules ou des quolibets.
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Notes :
1) Une pinte = 0,9305 litre.
2) La fille de Bhediya. cf. Le conteur - 6 (V 2.023.10) “… une louvarde, alors âgée d’un an – avait un pelage aussi blanc que celui de son père est noir.”
3) Rappel de notre adresse : troisième planète du système solaire, situé dans le bras d’Orion, de la galaxie Voie lactée, qui appartient à un groupe local de l’amas de la Vierge, dans le superamas de la Vierge, inclus dans le superamas Laniakea.
4) Ne pas confondre avec les hologrammes de Mélenchon (par exemple), les avatāroṃ, qu’ils soient des humains ou des animaux, sont totalement autonomes.
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