Rumeur
La rumeur flottait insidieusement dans les couloirs de mon lycée, divulguant avec parcimonie son précieux poison. Son secret concernait une fille de ma classe que je connaissais mal, mais, dès l’instant où je l’appris, je sentis en moi exciter une émotion nouvelle et terrifiante.
La première fois que j’avais vu cette fille, c’était l’année précédente. Un soir où, comme à mon habitude, je sortais de cours avec toujours la même idée fixe en tête, rentrer chez moi au plus vite pour retrouver le confort de ma chambre et la solitude de mes jeux vidéo. Sur le parvis se regroupaient des tas d’élèves bien moins pressés que moi. L’une de ces bandes était constituée de personnes vêtues dans un style qui prouvait une profonde confiance en soi et un goût pour la provocation. Les garçons avaient des cuirs noirs menaçants avec des blue-jeans raffinés et les filles des pantalons colorés trop larges avec de longs manteaux sombres couvrant des hauts courts qui laissaient les ventres apparents. On aurait dit des costumes de théâtre, quelque chose de trop sophistiqué pour le monde réel. Ils gloussaient joyeusement, parlaient fort, mais surtout enchaînaient les cigarettes qu’ils dégustaient avec désinvolture. Ils étaient recouverts de cette aura grisâtre et opaque qu’ils soufflaient et les excluaient du cercle commun des mortels. On les devinait inatteignables, protégés dans cette atmosphère toxique qu’ils produisaient et dans laquelle ils se complaisaient.
Je connaissais l’un d’entre eux, un garçon aux cheveux frisé avec une seule boucle d’oreille, toujours accompagné de sa fidèle pochette de guitare. Il s’appelait Renan, nous avions grandi dans le même village autrefois, mais nous ne nous étions jamais entendus. Il avait très vite évolué en ce personnage excentrique. Je le savais, il ne jouait pas de musique. C’était juste un accessoire pour créer une version socialement attirante de lui-même. Je le détestais, car c’était un frimeur, superficiel et égoïste. J’étais bien évidemment jaloux, on racontait toutes sortes d’histoires sur lui, comme quoi il fricoterait avec la plupart des filles du lycée. Je l’enviai davantage ce soir-là où une blonde au regard de chat entouré d’eye-liner l’enlaçait. Sur le moment, je ne pus m’empêcher d’avoir un pincement au cœur en admirant le doux visage de la belle inconnue collé à celui de mon rival. Je désapprouvais cette relation, mais je n’avais aucun pouvoir là-dessus. De ce moment, la blonde aux yeux de chat ne manqua jamais d’être présente dans le groupe, à fumer pendant des heures. Il me sembla qu’ils y restèrent jusqu’à tard, mais je n’avais jamais pris la peine d’attendre pour le vérifier.
L’année suivante, la belle inconnue et moi nous étions retrouvés par le hasard de l’organisation scolaire dans la même classe. C’était alors que j’appris pour la première fois son nom, Laurianne. Le jour de la rentrée, j’aperçus Laurianne dans la salle, j’en étais heureux rien qu’en imaginant les opportunités que j’allais avoir de faire connaissance. Les semaines passèrent et jamais je ne manquais de chercher sa présence avant chaque cours. Je l’observais discrètement lorsque je le pouvais et je lui souriais amicalement quand on se croisait dans les couloirs, elle n’était plus pour moi une inconnue. Laurianne n’était pas une élève studieuse, elle n’aimait pas beaucoup venir en classe et cela se voyait. Elle faisait preuve d’une certaine insolence avec les professeurs, ce qui ne me déplaisait pas. Cela m’attirait autant que ça l’éloignait de moi : les chances qu’un garçon sans histoire, calme et insipide l’intéresse étaient quasi nulles. Je restais donc longtemps à la désirer dans un secret timide.
Pendant le cours de mathématiques, Laurianne était assise devant moi et j’en étais ravi. Je sentais le parfum de ses cheveux blonds qui tombaient sur ma trousse, un mélange d’odeur de shampoing aux fruits et de tabac froid. Je l’admirais crayonner sur les polycopiés d’exercices au lieu de les résoudre. En dessin, elle était vraiment douée, bien plus que pour les mathématiques. Ses yeux étaient empreints de lassitude, et pourtant ses mouvements étaient gracieux et simples. Son poignet dansait, invoquant des lignes remplies de vie de son porte-mine. Ces traits de croquis rapide prouvaient un grand potentiel technique, avec ses tracés fins et épais, ses dégradés de gris et ses perspectives. Il y avait dans son art une mystérieuse magie qui dévoilait une beauté supplémentaire au modèle, quelque chose de rare et de profond. Je ne communiquais pas souvent avec elle, mais les dessins que j’arrivais à apercevoir m’en disaient beaucoup à son propos. Je découvris, derrière son apparente rébellion permanente, un cœur tendre et inspiré, une douceur interne égale à celle de son visage. Je trouvais dommage qu’avec son potentiel et sa sensibilité cachés par les traits durs d’une ado compliquée, elle préférait rejoindre des personnes superficielles comme Renan et son groupe. Renan avait un genre bien à lui et je dois reconnaitre que cela lui donnait un certain charisme. Mais j’entendais souvent des histoires sulfureuses à son sujet, liées aux fêtes, à l’alcool ou au sexe, et savoir Laurianne associée à ces choses hors de ma portée me déprimait profondément.
Les professeurs ne comprenaient pas Laurianne comme je le faisais, ils l’avaient abandonné à sa médiocrité quand ses résultats scolaires s’étaient effondrés. Je n’étais pas non plus un élève modèle, mais, en ce qui concernait Laurianne, cela me paraissait évident ; cette fille extraordinaire se gâchait. Après quelques mois, elle commença à manquer un certain nombre de cours. Cela ne l’empêcha pas de toujours inventer une bonne excuse le jour suivant en réapparaissant. On pouvait malgré tout la retrouver devant le lycée à fumer avec des types plus vieux lors de ses fameuses absences. Voir ces crétins si bien entourés depuis la salle de classe où j’étais coincé me frustrait.
C’était David qui m’avait raconté la rumeur. David était un garçon bizarre, il avait de très grandes dents qui dépassaient sur sa lèvre inférieure et son crâne avait la forme disgracieuse d’une énorme cacahuète couverte de bouton. Il m’avait approché au début de l’année, car il n’avait personne d’autre avec qui parler. Il dut déceler un je-ne-sais-quoi sur mon visage qui l’avait convaincu que je ne le repousserais pas. J’avais déjà entendu qu’on l’appelait « tête d’oignon » dans son dos, chose que je ne désapprouvais pas forcément et que je trouvais même plutôt drôle.
Je ne l’avais pas repoussé, mais pour autant je n’éprouvais à son égard que peu de sympathie. David était un grand mythomane, il racontait sans cesse des histoires incohérentes pour se rendre intéressant. J’avais très vite compris la fausseté de ces histoires tant elles variaient selon le jour ou l’auditoire. Je l’écoutais pourtant poliment sans jamais le lui reprocher, ce dont il me remercia officieusement lorsqu’il avoua avec une honnêteté rare que j’étais « quelqu’un de bien ». Je côtoyais peu David en dehors du lycée, je ne le souhaitais d’ailleurs pas. On s’asseyait côte à côte le matin dans le bus, c’était plus par habitude que par envie. Parfois il me collait, d’autre fois, je le croisais avec la bande des obsédés du foot et alors il faisait mine de ne pas me connaitre devant ses amis. Cela ne me dérangeait pas, au contraire, je me débarrassais de lui. Mais je constatais amèrement l’opportunisme de David, me faisant sentir comme celui que l’on choisit par défaut. Et venant de « tête d’oignon », ça faisait mal.
David était sympa en dehors des moments où il m’ignorait et de ceux où il racontait des histoires. Cela ne faisait pas de lui la personne la plus fiable pour apprendre une telle rumeur. Il n’avait été, en réalité, que le témoignage de plus qui confirma ce que j’avais déjà entendu. La veille dans les couloirs, Basile, un garçon à l’esprit vif que beaucoup appréciaient, discutait avec Alexandre, son ami trapu et calme. Je les connaissais pour leurs plaisanteries gentilles qui faisaient même rire les professeurs. Ce jour-là je m’étais réfugié du froid dans les allées intérieures du lycée et je les avais surpris malgré moi. J’étais tout près d’eux, caché dans l’angle du bâtiment. Ils parlaient à voix basse, se racontaient des blagues idiotes, et, quand ils s’assurèrent d’être seuls, Basile voulut partager l’information la plus fraiche et juteuse qu’il détenait. Il formula sous mon attention intrusive les termes que formait la rumeur. Je compris que, sous l’impulsion d’une relation conflictuelle avec Renan, salie par le rejet et la jalousie, Laurianne avait mis en place un marché dans lequel elle proposait à celui qui lui offrirait des cigarettes de lui dévoiler en échange ses seins nus.
Ce témoignage dérobé discrètement me bouleversa. Je le gardais précieusement dans un coin de la tête. David m’en fit part à son tour le lendemain, d’après les bruits de vestiaire de ces amis footballeurs où cette même rumeur était racontée au mot près. Les deux groupes d’élèves n’avaient aucun lien entre eux, il y avait donc plusieurs sources concordantes. J’étais devenu malgré moi une sorte de catalyseur réunissant les canaux de diffusion, celui qui était le plus capable d’en comprendre la véracité. Je jouais l’étonné avec David, celui qui n’y prêtait pas attention. J’avais la certitude que lui n’aurait pas le courage de croire en sa propre histoire et je ne souhaitais pas qu’il me suive là où moi, je voyais une opportunité. Cette rumeur était un défi auquel je devais répondre seul. Un interstice minuscule où pouvait se glisser uniquement un homme. Je n’avais jamais eu l’espoir d’approcher une fille telle que Laurianne dans ces circonstances. Maintenant que l’on en parlait, que ce fût possible sans devoir correspondre à des critères complexes de séduction, je devais saisir ma chance.
De par la nature extraordinaire de la rumeur, je devinais bien qu’elle ne resterait pas viable encore longtemps. Les personnes au courant préféraient la garder secrète, mais une autre force les poussait à la divulguer, comme David qui, pour se donner de l’importance, n’avait pu s’empêcher de me la raconter. Il était impensable que, si un grand nombre de personnes l’apprenait, aucun n’essaie d’en tirer profit d’une manière ou d’une autre, ce qui épuiserait le précieux filon. C’était une information prometteuse et fragile, il fallait être rapide et précis pour pouvoir en jouir avant l’effondrement de la brèche. Tout semblait d’ailleurs s’accélérer depuis que je l’avais découverte. En deux jours, je pouvais déjà compter parmi les personnes au courant en plus de moi-même, Basil, Alexandre, David et toute l’équipe de foot. Je le sentais, bientôt, le secret allait céder.
Annotations
Versions