Ruse
Les pièces du puzzle s’emboîtaient parfaitement. Laurianne était rebelle et peu farouche, elle fumait beaucoup et, pourtant, elle était trop jeune pour se procurer des cigarettes seule. Je compris l’intérêt des types plus vieux qui venaient traîner devant le lycée pour la voir.
Je me devais d’aller vérifier la rumeur par moi-même, j’avais longtemps repoussé le moment de parler à Laurianne par timidité, maintenant je connaissais le moyen d’obtenir son attention. Après y avoir songé une nuit, agité par le fantasme, le cœur battant bien trop fort pour réussir à m’endormir, je me décidai à passer à l’action dès le lendemain matin. Je partirais plus tôt que d’habitude pour le lycée afin de faire un arrêt au bureau de tabac de la gare. La partie la plus complexe du projet étant sans doute d’obtenir moi-même la fameuse marchandise, étant tout aussi incapable que Laurianne de me la procurer facilement. J’imaginais qu’arborer un air confiant face au buraliste pouvait fonctionner. Tout était question de bluff et de détermination.
« Un paquet d’cigarettes, s’vous plait ! » Par exemple, comme ça c’était convaincant, simple et précis. Ça se passerait si vite que personne n’aurait le temps de s’intéresser à mon âge. Je m’entraînais à répéter cette phrase devant mon miroir pour trouver le ton le plus naturel possible. Je pris dans mes économies le billet de dix euros qu’il me restait, mais je ne savais pas exactement combien cela allait me coûter ; j’espérais que cela suffirait. Je m’habillai et me mis en route. Je soufflai deux fois avant de sortir de la maison, concentré comme un sportif se lançant dans la compétition.
Après avoir tourné quinze minutes dans le froid devant le bureau de tabac sans oser y entrer, il fallut me décider, car, en piétinant de la façon dont je le fis, cela devenait suspect. Je rentrai en poussant la lourde porte de verre, ce qui déclencha le tintement de métal pour annoncer un nouveau client. Je ne pouvais plus faire demi-tour l’air de rien. Il y avait deux personnes avant moi qui patientaient. De vrais habitués pour le coup, avec des gueules carrées et mal rasées, les traits abimés par la fatigue de nombreuses années à travailler dur. Je remarquai qu’avec mon sac à dos Eastpack, je dénotais des uniformes et grands manteaux noirs du monde des adultes. Quelqu’un entra et se mit derrière moi dans la file d’attente et je ne pus définitivement plus partir sans paraitre suspect. Ce fut bientôt mon tour et je doutai de moi au pire moment. Je n’avais plus qu’à acheter un bonbon ou bien juste un briquet, tant pis, c’était moins grave et je pourrais retenter ma chance plus tard en me préparant mieux. Car si je me faisais prendre, on se souviendrait de moi et je ne pourrais plus réessayer avant que la rumeur ne soit passée.
J’avais un plan de fuite, tout pouvait encore bien se dérouler. Mon tour arriva et le visage fugace de Laurianne me traversa l’esprit, ces petites lèvres roses me souriaient mentalement et je repris courage, il était impensable de renoncer. Je faisais tout cela pour elle, toutes ces manigances c’était par amour pour elle.
— Un paquet de cigarettes, s’il vous plaît ! je plaquais mon sac à dos sous la caisse pour le cacher.
— Quelle marque ? grinça la buraliste.
— Marlboro rouge ! répétais-je comme l’homme avant moi.
J’espérai choisir celle qui serait au goût de Laurianne.
La gérante du bureau de tabac me lança un regard hésitant qui dura de longues secondes, auquel je répondis par un froncement de sourcil sévère pour la faire abandonner tous ses soupçons. Mon visage s’endurcit, il paraissait plus agressif, afin de la dissuader d’entrer en conflit avec moi. Ce fut un véritable duel silencieux, nos regards cherchant la faille dans celui de l’autre, mais elle n’eut pas la volonté de se battre de son mieux. Je la persuadai par la force de mon désir, ou bien elle n’avait tout simplement pas autant d’énergie que moi à mettre dans cette transaction. Elle me servit et ne posa pas de questions, agrippa mon billet sans me rendre de monnaie.
Mon trophée bien en main, j’avais accompli la moitié de l’impossible. J’attendrais la fin des cours pour proposer l’échange. Laurianne était bien venue au lycée ce jour-là, je la regardai dessiner dans son cahier avec une admiration augmentée. Les heures passèrent et je ne pensais qu’à la rumeur, vérifiant avec fierté le paquet de cigarettes dans le fond de mon sac.
Aux alentours de dix-huit heures, le soir tomba petit à petit, je sus alors que le moment était proche. À la dernière sonnerie signifiant la fin de journée, je pris mon temps pour ranger mes affaires. Je glissai le paquet de cigarettes d’un geste rapide dans ma poche et sorti calmement sur le parvis du lycée. J’étais concentré sur ce que je m’apprêtais à faire. Laurianne était bien là, avec d’autres filles. Elles discutaient en fumant devant le muret où elles se réunissaient. Je restai près d’elles, à attendre une occasion d’approcher Laurianne discrètement. Je l’entendis se plaindre en fouillant dans son sac.
— Merde ! C’est ma dernière clope !
Quelle aubaine, m’exclamais-je intérieurement !
Un long moment passa sans que le groupe ne semblât vouloir se séparer. C’était l’heure de mon bus retour, celui que je prenais toujours si assidûment en fin de journée. Cette fois-là, il partit sans moi. Je restai donc bloqué au lycée pour au moins une heure, et la nuit tombait sérieusement. Je ne pouvais plus faire demi-tour. J’inventerais une excuse à ma mère pour justifier mon retard. Un bus raté, ça pouvait arriver après tout, mais combien allais-je encore en laisser partir sans moi avant de me lancer ?
Laurianne n’était décidément jamais seule, et cela me démotiva. Je n’avais plus de moyens pour rentrer chez moi avant un long moment et j’allais probablement me faire disputer. J’avais dépensé toutes mes économies pour des cigarettes que je ne fumerai jamais et je commençai à sentir le goût amer de ma perversité, qui m’avait conduit dans cette situation inconfortable. J’étais seul à attendre dans le froid, caché près d’un groupe de filles que je n’osais pas approcher.
Avec regret, j’abandonnai, j’étais ridicule. Je m’éloignai lentement, trainant les pieds, la tête baissée comme un chien battu. En tournant au coin de la rue pour m’effacer définitivement, je me retournai une dernière fois le cœur serré. Le groupe de filles avait disparu. J’avais donc raté l’ouverture. Plutôt que de m’attrister sur mon sort, cela me mit en rage. J’étais en colère contre David, qui m’avait confirmé cette rumeur absurde. En colère contre Basil, incapable de garder un secret. En colère contre Renan, qui avait toutes les filles qu’il voulait à sa botte. Et surtout, en colère contre moi-même, si désespéré pour établir des plans tordus dans l’espoir de voir une fille nue. La seule que je ne blâmai pas, ce fut Laurianne.
Je me résignai à faire demi-tour et à m’abriter du froid en attendant le prochain bus. Il y avait un internat au dernier étage du lycée pour les élèves qui venaient de loin et l’établissement ne fermait donc pas tout de suite après la fin des cours. Je retournai me réfugier à l’intérieur. Je traversai le hall lugubre vidé de toute présence et attendis dans le couloir principal plongé dans la pénombre. Un éclairage de néon blanc tombait comme la lumière au fond d’un puits par l’escalier central non loin de moi. Assis au sol en protégeant au mieux mon corps du froid l’envahissant, je m’imaginais qu’un des garçons plus âgés avait dû emmener Laurianne sur sa moto. Qu’il profitait de sa gentillesse, celle qui faisait naitre les rumeurs.
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