Adèle

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Voiture 19. Le paysage qui défile est de plus en plus vert. C’est agréable ce voyage en train, cette ambiance ouatée et tous ces gens qui n’ont rien d’autre à faire qu’être là, tête collée contre la vitre, écouteurs fichés dans les oreilles. Agréable, ça c'est la théorie. La réalité, c'est qu'Adèle ne ressent plus grand-chose depuis des semaines. Détachée, elle observe les gens. Grâce à ses souvenirs du bonheur et un vestige d'empathie, elle sait que le voyage est agréable. Mais elle ne le sent pas.

Assise dans ce train comme les autres passagers, elle pourrait faire l'expérience du confort de son large fauteuil, se détendre et déplier la petite tablette grise pour y poser son téléphone. Mais l'épisode de déréalisation qu'elle traverse actuellement lui permet seulement de se voir de l'extérieur et de ne ressentir qu'un malaise diffus. Adèle ne se sent pas habiter son corps, en ce moment, pas plus que le monde. Un psy lui a expliqué que c'était angoissant mais pas grave. La dissociation n'est pas une maladie, c'est un symptôme dont il faut traiter l'origine.

Alors, bien qu'elle n'arrive pas à le vivre dans sa chair puisque plus rien n'est palpable, le petit univers en velours mauve dans lequel elle a pris place quinze minutes plus tôt semble rassurant. Une feel good place. Le couloir est un peu étroit, peut-être, mais cela n'angoisse pas Adèle : depuis qu'elle déprime elle n'est plus claustrophobe, puisqu'elle n'est pas là. C'est l'avantage. Dans les hauts-parleurs, la sympathique SNCF rappelle que le bar est à disposition en voiture 14. Tout est service, il faut que le voyage glisse sur vous, aussi fluide que le train sur les rails. Le passager doit arriver sans avoir eu conscience du trajet. Dans un instant, quelques personnes du wagon 19 vont se lever, alléchées à l'idée d'un expresso tiédasse ou d'un petit paquet de saucissons salés, un peu cher mais tellement agréable à déguster devant Voici ou Closer. Il n'y a que dans le train qu'Adèle s'autorise à lire ce genre de conneries, même si la plupart du temps, observer les passagers suffit à la distraire. Elle aime se sentir entourée sans être dans l'obligation de parler. C'est reposant. Dans ce train, l'objectif est à la fois simple et commun à tous – atteindre Bordeaux en temps et en heure –, et c'est un fait assez rare pour être souligné. Adèle aime l'agitation de l'arrivée en gare, les gens qui s’entraident sur le quai pour descendre les lourdes valises, pressés ou anxieux de débarquer. Un amant, un week-end familial, un rendez-vous professionnel ? Elle imagine les raisons qui ont conduit les passagers dans ce train. Le style vestimentaire en dit long, l'attitude aussi.

Adèle se réjouit aussi d’échapper à Paris pour deux jours, si tant est que le verbe réjouir puisse s'appliquer à une personne léthargique, mais ce n’est qu’une solution à court terme, elle le sait bien. Elle pense qu'elle n'est pas tout à fait dépressive, encore, mais elle se sent sur le fil du rasoir. C’est vrai que ça peut arriver à tout le monde, la dépression. En fait, on ne sait pas trop sur qui ça peut tomber et c’est là tout le problème. Adèle sait qu'elle a beaucoup de force de vie en elle, le prana en langage yogi, mais elle n'arrive plus à la trouver. Elle se demande si son mal-être est passager. Le peu d’énergie qui lui reste s'évapore petit à petit pour laisser place à une sorte de résignation morbide. Le pire, c’est la honte. À vingt-six ans, elle aurait dû être capable de se prendre en charge et ne pas devoir recourir à Marceau, papa ou maman pour payer sa part de loyer. Du fin fond de leur Angleterre, ses parents ne disent rien, ils font semblant de trouver normale cette longue période d’inactivité. Ils se veulent confiants. Elle va trouver. Elle cherche. Les temps ne sont pas faciles. Adèle n'est pas dupe : elle les déçoit. Son ego en a pris un sacré coup. Voyons les choses en face : elle n’a plus la motivation de chercher du travail. Dès qu'elle entreprend quelque chose, de toute façon, un truc coince, mais quoi ? Le manque d’assurance ? Son visage trop enfantin ?

Un an qu'elle est sans emploi. Au début, ça avait été un peu les vacances, le soulagement d'être diplômée, le repos du guerrier. Petit à petit, l'ennui s'était installé. Chaque matin, elle émerge de ses rêves avec un pincement au cœur, une boule d'angoisse indescriptible au fond du ventre, celle de se demander ce qu'elle va faire de sa journée, et celle de savoir qu'elle ne fera rien d’autre que rester enroulée dans sa couette pour tenter de rejoindre le doux monde des rêves. Elle n'a plus cette envie de bouger qui l'animait il y a encore quelques mois, de construire un projet, s'amuser, se cultiver. Elle pense à tout ce temps dont elle ne fait rien et que des millions de gens lui envient certainement. C'est désespérant. Un quotidien vide de sens. Elle noie les heures, aliène ses journées entre Facebook, la télé, le frigo. Parfois, elle pleure. Enrhumée depuis une semaine, elle n'a même plus accès à son seul réconfort : la bouffe. Putain de nez bouché. Son Angleterre lui manque.

Avec Marceau, évidemment, la relation se dégrade. En quelques mois, Adèle s'est transformée. La jeune femme rock'n'roll qu'il avait rencontré une nuit d'été à Bastille est devenue insupportable matrone. Chaque soir, d'un ton faussement enjoué, elle lui demande comment s'est passée sa journée. Il essaye de lui faire croire que son nouveau travail d'ingénieur est barbant mais il ne peut pas non plus l'humilier en mentant trop ostensiblement : elle n'est pas idiote, Adèle, elle voit bien qu'il commence à « construire sa carrière », comme on dit, et que ça l’excite. Après ça, elle veut sortir. Sa journée à elle commence à peine. Marceau est fatigué mais il l’accompagne quand même dans les bars où elle rejoint de vagues connaissances de quartier, ce genre de relations neutres, sans intérêt et sans conséquences. Elle picole trop pour oublier deux mots : sans emploi. Pas chômage avec indemnités, non, elle n'a même pas assez cotisé pour ça. Sans emploi. Sans allocations. Sans tunes. Sans estime d'elle-même. Hier, avant le dîner, elle était à la limite de la crise de panique, d'un coup les larmes n'arrêtaient plus de jaillir de ses jolis yeux bleus. Entre deux hoquets, elle avait expliqué à Marceau qu'elle ne supportait plus Paris, elle voulait voir ses parents, elle avait besoin de sa famille. Il l’avait calmée en lui promettant qu'ils se rendraient aussi vite que possible en Angleterre pour qu'elle se ressource. En attendant, ils partiraient dès le lendemain dans la campagne bordelaise, voir ses parents à lui, ça leur ferait du bien de prendre l'air. Et voilà comment Adèle se retrouve installée dans l'univers mobile de velours mauve. Études de tourisme. Elle ne sait même pas pourquoi elle a choisi cette voie-là si ce n’est pour le fantasme du voyage, elle qui a toujours navigué entre ses deux pays d'origine, la France et l'Angleterre. Elle est bilingue, ça devrait pourtant aider. Au départ, elle avait envoyé quelques CV sans grande conviction, ne sachant quoi dire dans ses lettres de motivation car elle n’avait évidemment aucune expérience à vendre, hormis quelques stages pourris. Le mail-type arrivait systématiquement au bout de quelques jours : « Malgré la qualité de votre candidature, nous ne pouvons donner suite (…) Nous vous souhaitons bon courage dans vos recherches. » Du courage. Ce n’était plus du courage qu’il fallait. Il fallait être héroïque. À l’heure actuelle, si elle envoyait encore un CV par semaine c’est qu'elle était au top de sa forme. Elle aurait sûrement mieux fait de poursuivre ses études en Angleterre.

Adèle détacha son regard du paysage qui défilait à grand vitesse, une autre promesse de la SNCF bien tenue, et se tourna vers Marceau. Étendu dans le fauteuil, embarrassé par ses grandes jambes, la tête posée sur son sweat transformé en oreiller de fortune, il dormait déjà. Adèle ne put s'empêcher de sourire. Marceau, son petit soleil sous la pluie grise.

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