09 juillet 1988

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Le 09 juillet 1988, Richard terminait son internat.

Comme chaque été, ses parents avaient été conviés chez les Leconte pour la grande fête annuelle : banquet, cochon à la broche et litrons de vin. Sa dernière visite à la ferme remontant à plus de sept ans, Richard avait décidé de les accompagner. C’était là qu'il l'avait rencontrée. Claire. Claire qui se lave les mains dans l’arrière-cuisine au fond de la cour de ses grands-parents et à laquelle il envoie un gros coup de pommette en faisant la bise. Premier contact brutal. Les yeux noirs et le regard mutin de la jeune fille provoquent tout de suite un vague quelque chose non identifié en lui. Un malaise, un mal au cœur auquel il décide de ne pas prêter attention. La plupart des gens aiment tomber amoureux. Richard n'avait jamais supporté de perdre le contrôle sur ses émotions.

Présentations. Il lui dit qu'il se souvient d’elle, elle n’était qu’une enfant la dernière fois qu’il l’a vue. Il ne saisit pas immédiatement ce qu'elle va devenir pour lui. Pour l'instant, il est 18 heures et il boit tranquillement une bière au soleil, près de sa sœur qui, comme lui, ne sait pas trop où se mettre au milieu des effusions et retrouvailles. Des voitures arrivent encore et toujours. Une bonne cinquantaine de personnes que Richard connaît plus ou moins de nom ou de visage, entre vagues souvenirs d’enfance et histoires relatées par ses parents, est bientôt rassemblée dans la cour des Leconte.

Richard observe Claire du coin de l’œil. Au loin, une coupe de champagne à la main, elle discute avec animation. Bientôt, il ne peut plus détacher son regard d'elle. Elle l’aimante. Ses cheveux blonds, sa voix rauque, une certaine raideur dans la façon de se mouvoir, la malice de son regard, le sourire qui plisse le coin sa paupière... Quelque chose, chez elle, lui est familier. C'est comme s'il la connaissait depuis toujours, qu'elle faisait déjà partie de sa vie. Il la reconnaît. Parfois, elle le regarde et alors il sent que le magnétisme est réciproque. Au dîner, ils se retrouvent face à face à la même table, dans la vieille grange des grands-parents Leconte, coincés entre une sœur, un frère et deux cousines. Claire n'a jamais su quoi dire à tout ce petit monde qu'elle voit rarement, comme elle le lui confiera plus tard. Alors que l'ambiance est très animée du côté des anciens, on n'entend à la table des jeunes que le bruit des fourchettes.

Chacun doit se demander comment engager la conversation lorsque Claire rompt franchement le silence : « Bon... On va se parler, non ? Puisqu'on est là, autant essayer de passer un bon moment », et elle enchaîne en taquinant le petit-cousin sur le poil de barbe naissant. La glace est brisée. Elle entre rapidement dans une vive discussion avec le fiancé de sa cousine au sujet du dernier film de Scorsese, La dernière tentation du Christ. Ses opinions sont affirmées. Elle est à l'écoute. Sans concession. Révoltée. Cultivée. Ça lui plaît, à Richard. Il n'a pas l'habitude de ce genre de débat ; chez lui, on est plutôt sport et nature. Ça l'impressionne, qu'une si jeune fille l'impressionne. Au dessert, ils observent leurs parents danser un moment puis décident d'aller fumer dehors pour « prendre l'air », expression de Claire qui amuse Richard. Ils parlent musique. Il explique à la jeune fille qu'il a du mal à savoir ce qu'il aime et ce qu'il n'aime pas, dans la vie. Ça la fait rire. Il lui raconte avec force détails les liens entre les Leconte et les Roussin, l'origine de cette mythologie familiale qu'il forment les uns pour les autres. Elle connaît moins bien que lui l'histoire de leurs grands-parents respectifs, leur amitié. On s'intéresse à l'art mais on ne parle pas, chez elle. On ne pose pas de questions. Elle sourit : « En fait, on est un peu comme des cousins, tous les deux ? », et cette fois, ça n'amuse pas du tout Richard.

La soirée se poursuit comme dans un rêve. Il ne veut plus s'éloigner d'elle. La seule présence de Claire le retient dans cette maison. Ils sont à l'aise ensemble. Ils se cherchent, se regardent, s'intéressent, très fort, très vite. C'est palpable, c'est physique. Vers une heure du matin, les « grands » partent se coucher à la ferme tandis que les nombreux enfants, ados et jeunes adultes se partagent les sacs de couchage pour dormir dans la grange. Ils écoutent de la musique que Richard n'entend pas, les yeux rivés sur la nuque de Claire qui s'est appropriée le matelas à côté du sien. Elle a replié son bras sous sa tête et il observe sa paume ouverte sur l'oreiller de fortune, les lignes de sa main délicate. Il se demande si elle l’a laissée là par hasard, si près de lui, ou si elle espère qu'il l'attrape et ne la lâche plus jamais. Il n'ose pas. Il aurait voulu lui dire viens, on prend la voiture de mes parents, si tu veux je t'emmène à la mer, là tout de suite, et rien ne comptera plus jamais pour moi que ton regard et ta voix chaude, viens, on vivra d'amour et d'eau fraîche. Il se sent fort et fragile à la fois, un peu ridicule. Il a bien eu quelques histoires, Richard, mais jamais il n'a ressenti ça, peut-être trop occupé par ses études de médecine et malgré ses vingt-huit ans. Le premier amour. Il s’était finalement assoupi sur les accords de Téléphone, levant de temps à autre les paupières sur la main blanche et ouverte de Claire sans jamais la toucher. Il y a des instants de vie qu’on n’oublie jamais. On les attrape avec le cœur et on les range tout au fond de nous, dans le tiroir à secrets, celui des petits bonheurs. Il aurait voulu écrire ceux-là pour s’en rappeler aujourd’hui les moindres détails. Sans rire, c’est le soleil qui t’éblouit alors que ton ciel est déjà bleu. Tu vis, et un jour tu vis autrement, avec une Claire dans la tête qui prend toute la place. C’est ton existence qui change. Richard savait qu'à dater de ce jour Claire ferait partie de sa vie, et il savait qu'elle le savait elle aussi.

La pipe s'est éteinte. Au souvenir de cette journée, de cette rencontre si pure et tellement rare qui avait eu lieu trente ans plus tôt, le sourire est monté aux lèvres de Richard. Et pourtant, l'histoire si bien commencée s'était terminée dans la souffrance.

Le matin du 09 juillet 1988, Claire s'était réveillée tôt et avait foncé sous la douche pour ne pas perdre une miette de la journée qui s’annonçait. Tant mieux, car Richard n’avait aucune envie qu’elle le découvre avec les yeux gonflés et les cheveux en bataille. Estomac en coton. Cœur léger. Barbecue. Il essaye d'oublier que d'ici quelques heures, il rentrera chez lui.

Cette journée-là, il l'avait cherchée du regard chaque fois qu'elle disparaissait de son champ de vision. Elle avait ri aux éclats et joué l’indifférence lorsqu'elle sentait au loin son regard posé sur elle. Ils étaient allés chercher du whisky normand dans une dépendance de la ferme d’où ils avaient vu une nuée d'hirondelles s’envoler. Ils avaient trop bu, le soleil tapait fort. Au bout de quelques heures, ils n'avaient même plus fait semblant d'être intéressés par les autres invités et ne s'étaient plus cachés l'un à l'autre leur seule envie : passer le reste de l'après-midi à deux, dans leur toute nouvelle bulle d'euphorie. Assis côte à côte derrière la grange de ses grands-parents, le soleil éclatant sur les champs de blé, verre dans une main, cigarette dans l’autre, Claire lui annonce qu'elle part faire des études à Paris à la rentrée. Le cœur de Richard explose de joie. Dans la même ville que lui. Ils allaient se revoir. Elle avait parlé sans s’arrêter. De sa vie, de son enfance, des vacances qui commençaient. Il l’avait écoutée, buvant ses paroles et son whisky, souriant, passionné par tout ce qu'elle pouvait bien raconter, hochant la tête de temps à autre. À cause de ses parents, qui devaient rentrer pour un rendez-vous quelconque, il avait dû partir tôt dans l’après-midi. Il les avait maudits. Rentrer, alors que c'était aujourd'hui le rendez-vous de sa vie ! Il s’était haï de ne pas avoir pris sa propre voiture.

Richard et Claire ne s’étaient ni embrassés ni touchés de la journée. Ils ne s'étaient pas confiés leur attirance mutuelle. Ils savaient. Nul besoin de verbaliser les choses évidentes. Au moment des adieux, Richard avait enfin pris Claire dans ses bras. On se reverrait vite. Il s'en était allé triste et sans se retourner. Après son départ, la ferme avait semblé vide à Claire. Elle s'était sentie seule, cet après-midi-là. Les rires des autres n’avaient plus la même joie, le cidre n'avait plus le même goût. Richard lui manquait déjà. La fête n’avait plus d’intérêt. Comment cette fin de week-end aurait-elle pu être à la hauteur de ce qu’il avait été ?

A Paris, ils s'étaient vus pendant plus d'un an, en cachette. La semaine, Claire était chaperonnée par sa grand-tante, chez qui elle vivait. Les samedis et dimanches, elle inventait des week-ends chez les parents de sa meilleure amie, des séances de cinéma et des restaurants entre copines pour rester dans la capitale. Chaque fois, les retrouvailles étaient folles. Si l'obligation qu'ils avaient de se cacher les stressait la plupart du temps, elle était aussi le meilleur des moteurs à l'amour. Jamais les parents conservateurs de Claire, 17 ans, n'auraient accepté qu'elle fréquente Richard, de dix ans son aîné, bien qu’ils l’appréciassent énormément. Leur fille était mineure, ils l’imaginaient probablement vierge, peut-être ne se posaient-ils même pas la question.

Elle découvrait l'amour pour la première fois. Elle fantasmait une vie d'adulte. Et puis, un jour, elle avait réalisé que ses règles n'arrivaient pas.

Après l'avortement, la famille de Claire avait exercé une surveillance rapprochée. Interdiction de fréquenter Richard. Les études avant tout. Fin de l'histoire. Ces terribles amours brutalement suspendus par une volonté extérieure sont ceux que l’on idéalise le plus, ceux dont le deuil est le plus long à faire. Richard avait mis des années avant d'oublier Claire.

Un jour, il avait appris par un ami commun qu’elle s’était mariée. Il n'avait pu s'empêcher de penser qu'elle l'avait bien vite remplacé. Durant trente ans, il n’avait revu aucun membre de la famille Leconte, à peine un cousin de Claire croisé au détour d’une rue. L’accident avait jeté un froid entre les deux familles, qui s'étaient rejeté la faute. Les liens s’étaient distendus. Les parents de Richard s'habituèrent à ne plus être invités aux mariages, aux anniversaires, aux communions. Même bien après le drame, alors que Claire était mariée, adulte et indépendante, Richard n’avait honoré aucune des invitations des Leconte qui tombaient de nouveau dans sa boîte aux lettres, comme par magie, comme s'il y avait enfin prescription. Ses parents étaient retournés quelques fois aux fêtes annuelles, renouant avec leurs vieux amis. Lui refusait poliment, prétextant la route, une réunion de travail, un week-end chargé. Jamais plus il n'aurait pu se sentir à sa place au cœur de ces événements familiaux, confronté au mari de Claire – un homme qu'il enviait –, au milieu de gens qu'il n'avait pas pardonnés.

Il y avait eu Vanille, la mère de Marceau. Des années compliquées. Et puis, Isabelle était entrée dans sa vie. Elle aussi, il l’avait aimée tout de suite, mais ce n’était pas comme avec Claire, un amour irraisonné et passionnel, de ceux qui se construisent dans l’adversité, et tant mieux : ainsi, Richard n'avait jamais pu comparer. Isabelle était pondérée, oui, c’était le mot exact. Elle avait une volonté de fer mais jamais un mot plus haut que l’autre. Elle s’énervait rarement. Impassible Isabelle. De cette force tranquille et souterraine que rien ne semblait jamais ébranler. Richard admirait sa femme, son pragmatisme, sa façon de voir partout des solutions, jamais de problèmes. Elle était son équilibre.

Quand il avait reçu le faire-part de décès d'Henri Leconte, il avait d’emblée décidé qu’il n’irait pas à l’inhumation mais n’avait pas jeté la lettre. Il l’avait posée sur le bois blond de son bureau, au milieu des factures à traiter. Le jour suivant, évidemment, il avait traité les factures. Relu le texte laconique du faire-part. Sa mémoire avait redessiné les doux traits d’Henri, cet homme qui lui avait fait tant de mal en l’empêchant de voir sa fille. Il avait pensé au divorce de Claire, qu'il avait appris quelques années plus tôt de la bouche de ce fameux cousin croisé par hasard le jour de Noël. Cet ex-mari qu'il ne connaissait pas ne serait peut-être pas présent à l'inhumation. En tout cas, il ne pourrait pas lui en vouloir d'y être. Il s'était souvenu de l’admiration sans bornes que Claire vouait au père, au chagrin qu’elle éprouvait certainement. Il s'était demandé si le faire-part lui avait été envoyé par politesse, ou si lorsqu’elle avait cacheté l’enveloppe, Claire espérait réellement qu’il vienne. Il avait songé qu’elle avait peut-être besoin de lui, comme d’un vieil ami précieux. Il s'était raconté plein de choses pour finalement décider de se rendre à l’enterrement. Parce que cela ne coûtait rien, parce qu’après tant d’années, le divorce de Claire et le décès de Henri, plus rien ne rendait difficile ses relations avec la famille Leconte. Il y allait pour l’Honneur, parce que son père et surtout son grand-père auraient peut-être souhaité qu’il s’y rende. Inutile d’en parler à Isabelle. Non que sa femme soit d'un tempérament jaloux, ou si c’était le cas, elle le cachait bien, mais Claire était un sujet tabou. Isa connaissait l’histoire d'amour et le drame de l'avortement mais n’en avait jamais reparlé après que Richard lui eut tout raconté. Elle éludait d'ailleurs le sujet Leconte chaque fois qu’il s’invitait dans la discussion, lorsqu'à table, par exemple, Richard évoquait une anecdote pour faire rire ses enfants ou rapportait des souvenirs de famille. Isa savait pertinemment que la relation de son mari avec Claire n’avait jamais trouvé son point final.

Pour ne pas l'inquiéter, l’invocation d’un rendez-vous professionnel ou d’un colloque ferait très bien l'affaire. Il se rendrait un court week-end en Normandie, où Henri serait enterré. Richard saisissait parfaitement l’ironie. Il avait autrefois menti aux Leconte pour se soustraire à leurs invitations. Il usait aujourd’hui des mêmes prétextes pour s’y rendre dans le dos d’Isabelle.

Le 17 juin, il avait pris l’autoroute A10 à 4 heures du matin. Le trajet lui avait semblé interminable, il détestait cette artère qui cisaillait la France dans son flanc. Tout autour, parapets en béton. Au loin, les éoliennes. Il n'y avait rien à voir, rien pour le distraire de ce nœud qui lui tordait le ventre. Il avait allumé la radio. Écouté une émission sur le Brésil des années 70. Il regrettait un peu d’être parti, de mentir à Isabelle, il aurait voulu faire demi-tour, passer le week-end aux côtés de sa rassurante femme. Mais la voiture continuait de filer, avalant les kilomètres à toute allure. Revoir Claire était inéluctable. Dans le fond, il avait toujours su que ça arriverait et il avait attendu ce moment. Aujourd'hui, il n'avait pas rendez-vous avec Claire mais avec le jeune homme qu'il avait été.

Dire qu'il était stressé était un euphémisme. Un peu avant le début de l'office ce matin-là, il avait garé sa voiture sur le triste parking goudronné, les mains tremblantes. Claire était sur le point d'entrer dans l'édifice religieux. Soutenant sa vieille maman, elle avait tourné la tête vers lui alors qu'il coupait le moteur de sa Golf. Leurs regards s'étaient croisés un bref instant et Richard avait cru que son cœur allait s'arrêter. Ça paraissait idiot à penser, mais elle était telle que dans son souvenir. Se reprendre. Respirer profondément. Elle aussi l’avait reconnu, il en était certain.

De façon profondément ridicule, il s’était senti excité durant toute la cérémonie de l’enterrement. Pour un peu, il aurait explosé de joie. Qu'allaient-ils se dire ? Assis seul au fond de l’église, comme au premier jour de leur rencontre il avait vue sur nuque. Nuque de Claire, grain de beauté sous l'oreille qu'il ne voyait pas mais pouvait imaginer, peau transparente, col noir bateau et chignon sous chapeau. La cérémonie avait été sobre mais gaie. Comme c'est parfois le cas aux enterrements, les gens avaient souri plus que pleuré en se remémorant ce bon vieux Henri, à la fois drôle et taciturne. Richard s'était détendu. Le trop-plein d'adrénaline qui s'était brutalement déchargé dans tout son corps lorsqu'il avait aperçu Claire et la solennité de l'office avaient eu le mérite de l'aider à relativiser ce qui se jouait. Le nœud s’était desserré au fond de son estomac.

Retour sur le parvis de l'église. Il pleut. Il flotte quelque chose de particulier dans l’air de la Normandie. Une légèreté qui avait toujours rendu Richard heureux. Des odeurs mêlées de campagne et de bitume, et parfois même des odeurs de mer que l'on pouvait sentir à des centaines de kilomètres. « Quelque chose dans l’air a cette transparence et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche », chante Jean Ferrat. Poursuivre la discussion avec le cousin Julien, l'air de rien. Cette intuition qui vous fait croire, à tort ou à raison, que l'autre vous cherche aussi, qu'il surveille vos faits et gestes du coin de l'œil tout en arborant un air détendu – cet air même qui vous fait douter du bien-fondé de votre impression. S'ils prirent soin de converser avec d’autres, Richard tremblait déjà, tant il avait la certitude que l'instant T approchait. Heureusement, la pluie lui permettait de dissimuler sa gêne ; quoi de plus normal que de frissonner, avec toute cette humidité dans l'air ?

Des trombes d'eau se mirent à tomber. Les personnes encore présentes se ruèrent dans les voitures pour rejoindre la ferme des Leconte, où la famille avait organisé une collation. Au fond de son ventre, le nœud de Richard s'était réveillé. Il devrait encore attendre pour lui parler. Quel manque de courage. Après presque trente années de silence, ne pas avoir su aborder Claire à la sortie de l'église était pour le moins gênant et plus il attendrait, pire ce serait. Elle était sollicitée de toutes parts ; c'était à lui de présenter ses condoléances. Que croyait-il ? Qu’elle l’attendait comme le messie ? Vu les circonstances, elle avait probablement d’autres chats à fouetter. Il en était là de ses réflexions lorsque la mère de Claire apparut tout à coup dans son champ de vision, un parapluie noir à la main.

— Richard...

Visiblement très émue, elle l'enlaça durant de longues secondes et posa une main froide sur sa joue mouillée, comme une mère le ferait.

— C’est bien que tu sois là.

— Je te présente toutes mes condoléances, Martine.

— Merci. C’est la vie, tu sais. Tu te souviens du chemin pour aller à la maison ou tu me suis ?

Le cocktail prévu était conséquent. Richard était entré dans la grange avec beaucoup d'émotion. Il avait discuté avec des gens qu'il n'avait pas vus depuis une éternité et y avait trouvé un certain plaisir. Adrien, le frère de Claire, semblait particulièrement heureux de sa présence, même s'ils n'avaient échangé que quelques mots protocolaires. Plus personne ne semblait vouloir se rappeler les raisons qui avaient brutalement effacé le jeune Roussin de leur existence. C'était logique, en quelque sorte. Si Richard avait eu l'impression que sa vie s'était arrêtée, l'événement n'avait été qu'un malheureux incident dans celle des Leconte, rapidement clos par une fin de non-recevoir.

Il guettait Claire du coin de l'œil, curieux, n'osant aller vers elle alors qu'il en brûlait d'envie. Quelle femme était-elle devenue ? Un court instant, elle s'était retrouvée seule. Prenant son courage à deux mains, il avait fait quelques pas dans sa direction mais avait été rapidement devancé par un invité moins hésitant. Il s'était alors détourné le plus naturellement possible de sa cible initiale, effectuant une subtile courbe sur sa trajectoire avant de feindre de s'intéresser aux petits fours disposés sur la table. Il commençait à trouver le temps long.

Enfin, une petite heure après le début du cocktail, elle s'était approchée de lui, une coupe de champagne à la main. Les années avaient creusé de légers sillons sur son visage pâle, plus marqués au coin de l'œil droit. Comme un air de Carole Bouquet. Fraîcheur et violence. Son élégance naturelle encore accentuée par la maturité. Richard avait souri en pensant que depuis Claire, il avait conservé cette manie de chercher des traits de ressemblance entre les gens qu'il connaissait et des célébrités, c’était un de leurs jeux.

— Trente ans.

— Ça passe vite.

Elle sourit, d’une moue ironique qu’il ne sut interpréter :

— Pas tant que ça.

— Tu n'as pas changé.

— Menteur... Toi... Si.

— Oui. J'ai vieilli.

Richard se mordit la langue. En cas de stress, poncifs et évidences étaient sa spécialité. Le blanc. Trouver quelque chose à dire. Qu'elle ne s'envole pas déjà, pas encore.

— C'est bizarre de se revoir là, ici, comme ça... Je ne m'y attendais pas. Enfin, ce n'est pas ce que je veux dire, pardon, c'est maladroit... Je suis désolé pour ton père.

Quel idiot. Lieux communs, sur gaffe, sur banalités.

— C’est un âge relativement honorable pour mourir.

Claire attrapa Richard par le bras, et ajouta d'un ton narquois :

— Viens, je vais te réintégrer à la famille.

— J’ai déjà vu tout le monde, ou presque.

Claire le fit alors pivoter sur lui-même et l'entraîna vers le buffet.

— Alors viens, on va chercher des petits fours.

Peu à peu, les invités avaient déserté la grange. Épuisée, Martine les avait salués et Adrien avait embrassé sa sœur :

— Je vais me coucher, ne t’inquiète pas pour le ménage, on rangera demain, d’accord ? Richard, tu dors là ?

— Non, j’ai réservé un hôtel à Lisieux. Je ne vais pas tarder...

— On te voit demain ?

— Non, je reprends la route tôt. Mais ça m’a fait plaisir de te revoir. De vous revoir. Tous.

— Plaisir partagé.

Adrien porta une rapide mais affectueuse accolade à Richard et disparut.

— Il est vraiment sympa, ton frère. Il a quel âge déjà ? Au moins…

— Ta femme sait que tu es là ?

S’il y avait bien un trait de caractère qui n’avait pas changé chez Claire, c’était ce côté direct.

— Qui te dit que je suis marié ?

— Tes parents, dont j’ai eu quelques nouvelles, même si, je te l’accorde, Les Leconte plus nombreux colportent plus facilement les rumeurs... Ça a sûrement été plus facile pour toi d’en avoir, des nouvelles...

— En fait, je n'en ai pas tellement demandé, coupa Richard d'un air sombre.

Claire le regarda d'un air surpris et reprit, comme si elle n'avait rien entendu :

— J'ai eu des nouvelles grâce à Facebook, aussi. Et puis, tu es bel homme, tu as toujours voulu te marier…

— Pourquoi tu ne m’as pas demandé comme ami sur Facebook ? Je t'ai cherchée, parfois. Et jamais trouvée.

— J'utilise un pseudo. Et toi, pourquoi tu n’es jamais revenu me chercher ? Dans la vie réelle, je veux dire.

— Je ne sais pas. À quel moment ?

Claire ne répondit pas. La nuit était tombée. Dans la grange, personne n'avait pensé à allumer les lumières et le noir était maintenant presque total. Malgré sa veste, Richard commençait à frissonner. Seul le bout rougeoyant de sa cigarette éclairait le nez de Claire et marquait des cernes qu'il n'avait pas décelées au grand jour. Elle tira trois ou quatre bouffées et Richard se concentra sur le crépitement du brasier qui seul fendait le silence de la grande bâtisse.

— J'ai souvent imaginé ce moment. Il y a longtemps, je te rassure... Je ne pensais pas te revoir à l'enterrement de ton père. Je croyais que ça arriverait plus vite, en fait, qu’on se croiserait par hasard. Mais ce qui est drôle, c'est que c’est exactement comme ça que j'avais imaginé nos retrouvailles. C’est comme me retrouver face à quelqu'un que je connais par cœur, et qui en même temps m'est complètement étranger.

— Ouais, l'œuvre du temps en quelque sorte. Il y a eu une sacrée faille spatio-temporelle...

— Je me suis souvent dit que si les portables avaient existé à l'époque, on se serait vite retrouvés. Je t'ai attendue, tu sais. Tu vis à Paris ?

Richard plongea la main dans la poche intérieure de sa veste à la recherche de son tabac. Le visage de Claire s'illumina.

— Mon dieu, ne me dis pas que tu fumes toujours la pipe ? Tu es tellement… Désuet. Obsolète même. Viens, on va finir les bouteilles de champagne qui traînent.

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