Journal de Marion

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11 mai 2018, Le temps est bon, Isabelle Pierre.

Cher Journal,

J'ai appelé Camille et j’ai démissionné. C'était de l'intérim, alors pas de préavis je m'en fous. J'ai démissionné parce que je n'en pouvais plus des néons blafards du magasin, du faux parquet et des faux-culs. J'ai démissionné parce que tout était fade et que je ne supportais plus d'entendre C'est la ouate de Caroline Loeb en boucle dans les haut-parleurs de la boutique. Parce que j'ai envie de passer mes journées à caresser mon platane du regard et d'apprendre à apprécier la douceur de Paris.

C'est jouissif, de passer un coup de fil en expliquant qu'on ne reviendra pas : « Camille, c'est Marion, je me suis vraiment fait mal ce matin avec l'antivol. Je pense arrêter la mission. Nation, c'est à l'autre bout de Paris pour moi, je t’avoue que ça me fatigue tous ces trajets. Je pense que l'agence d'intérim va t'envoyer quelqu'un d'autre dès demain. » Quelqu'un de courageux. Moi, je me suis grillée auprès de la boîte mais après tout j'ai une licence en Management, il est temps de la faire valoir. Je ne sais toujours pas pourquoi je me suis engagée dans ces études qui ne me ressemblent pas, mais le taf à la clé ne peut pas être pire pour moi que celui de vendeuse. Je prendrai le temps qu'il faut mais je trouverai bien quelque chose.

J'ai eu ma mère au téléphone ce matin. Elle n'a pas trop mal pris ma démission, disons qu'elle aussi espère que je m'épanouisse, alors le fait que j'aie quitté ce boulot n'est ni une bonne ni une mauvaise nouvelle. Sa réaction a été l'exact pendant du jour où je lui avais annoncé avoir trouvé un travail « provisoire » en vente, une sorte d'indifférence polie. Elle m'avait dit : « Attention de ne pas t'installer définitivement dans le provisoire, ma petite chérie. » Aujourd'hui, elle espère que je ne m'installe pas trop longtemps dans le chômage.

Deuxième sujet de la journée, Zélie. Pour le moment, elle est dans le déni, elle affirme se sentir beaucoup mieux sans Monsieur Connard. Je connais enfin les motifs de leur rupture, actée dans les cris et les larmes cela va sans dire – les origines italiennes de mon amie lui ont garanti un sens du mélodrame certain. La raison ? Monsieur Connard est une fois de plus arrivé avec quelques heures de retard à leur rendez-vous dans l’un de nos trois bars favoris de Montmartre, formant le triangle dit des Bermudes. Déjà pompette, ayant, d’attente et d’ennui, enchaîné quelques verres, elle a littéralement pété un plomb lorsque Monsieur Connard est enfin arrivé devant ledit bar, appelé l'Indulgence – quelle ironie ! C'est alors que Lydie, la taulière, en pleine période de largage de son boulet de mec, soudainement victime du syndrome de transfert, a reconnu une sœur en Zélie et décidé d'encourager son comportement hystérique en lui administrant quelques shots de plus, ce qui a achevé cette dernière. Devenue inarrêtable, Zélie a ensuite entrepris une tournée des grands-ducs et s’est affalée sur chaque comptoir du quartier pour s'épancher sur sa rupture.

30 mai 2018 : langueur et ennui.

Cher Journal,

Pour l'instant, on ne peut pas dire que je passe mes journées à flâner le nez en l'air comme je l'avais imaginé, m’aventurant de musées en expos et de restos en concerts. Non. Je passe des doux draps de mon lit à la couverture polaire du canapé, de la télévision à l'ordinateur, de la tablette de chocolat au plateau de fromage. Je prends de longs bains parfumés à la lavande, me traîne dans mon appartement telle une épave, épuisée de ne rien faire, ni endormie ni réveillée et sans même la volonté de me tirer de mon état d'ermite hibernante. Et maintenant, que vais-je faire de ma vie ? J'ai l'impression d'être à un bout du port, agitant un mouchoir d'adieux à tout un tas de bateaux qui s'éloignent, embarquant mes potes sur les vagues du bonheur et de l'aventure, surfant sur les flots de l'ambition professionnelle et des opportunités de carrière pendant que je reste seule à quai. Il y a un an, à la suite de mon stage de fin d'études, j'ai loupé une opportunité de CDI, un job de manager dans un milieu hype. Rien de follement excitant, mais un salaire fixe et un petit biscuit à donner aux grands-mères qui demandent toujours si le travail, ça va. On a eu un problème de timing, ma boss et moi, et quand enfin j'aurais pu signer ce contrat, j'étais engagée ailleurs.

Je m'ennuie. J'aimerais bien être une star, moi, qu'on m'admire. J'aimerais briller, crouler sous les responsabilités, en imposer, me faire jolie le matin pour quelque chose... Mais pas tout de suite, c'est l'heure de Plus Belle La Vie.

31 mai 2018, Paname, Léo Ferré.

Cher Journal,

J'ai bien perdu vingt années de vie à Paris.

  Je les ai perdues dans les couloirs souterrains, dans le bruit des rames du métro, dans le regard mal maquillé des femmes du RER qui, la quarantaine avancée, semblent ne pas savoir où elles se rendent, ni pourquoi, ni pour quoi. Paris endurcit. Le piétinement, le stress, ce marathon interminable et cette rengaine trop bien connue, métro-boulot-dodo, qui laisse si peu de place au reste... Et puis, il faut bien le dire, l'évaluation de notre Produit Intérieur de Bonheur Brut dépend des circonstances dans lesquelles on vit. Non, vue depuis son duplex en plein cœur du Marais, la capitale n'est pas la même que considérée depuis son studio dans une banlieue qu'on déteste.

À Paris, j'ai rencontré des alcooliques, des millionnaires, des toxicos, des clodos, j'ai connu des fêtards solitaires, la résignation polonaise, des artistes fous et géniaux, des sidéens, la saudade du Brésil, un chef d'entreprise qui ne possédait rien d'autre que sa boîte immobilière et sa Harley Davidson, à cinquante ans bien sonnés. J'ai travaillé dix heures par jour, j'ai étudié, j'ai fait la fête et pleuré. Paris m'a tout appris, à cette modeste étape de ma vie. Le jour de mon emménagement, il y a trois ans, un mec sale m'a interpellée à Montparnasse : « Z'auriez pas une p'tite pièce, j'crève de faim. » J'ai arboré le masque le plus désolé qu'il est possible d'afficher sans exprimer la pitié, et, m'arrêtant à peine, j'ai lancé comme tout le monde que « pas d'monnaie sur moi », en pensant tu crèves de faim et moi ça m'crève le cœur. J’étais loin d’être au bout de mes peines.

Chaque jour encore, dans le métro, je me fais la même réflexion : j’ai choisi le mauvais wagon. Celui où l'on ne peut pas s'asseoir, le plus bruyant, celui des gamins hurlants. L’avantage des heures de pointe, c’est qu’on est tellement collés les uns aux autres que je n’ai même pas besoin de m’accrocher à une rambarde dégueulasse pour tenir debout, dans le cas où il m'est possible d’en atteindre une. Toujours les mêmes conversations, bribes de phrases sans intérêt échangées entre collègues qui gardent un œil sur le défilé des stations, pressés d’arriver pour pouvoir arrêter de faire semblant. Ce que je détestais le plus, lorsque je suis arrivée, c'était le RER pour aller en cours le matin. Il y fait froid l'hiver. Je me levais si tôt que les wagons étaient presque vides. Le train orange arrivait, précédé d'une odeur de poubelle, et s'arrêtait en crissant. Je montais, posais un bout de fesse sur le siège marronnasse et craquelé, me pelotonnais contre la vitre froide en dégageant de la buée, menton enfoncé dans le col, mains au fond des poches, épaules crispées.

Je me souviens avoir souvent eu en tête ces paroles de Dutronc junior : « J’fais l’plein d'essence, j’pense aux vacances, je fais la gueule et j’suis pas le seul (…), j'irais bien voir la mer, écouter les gens se taire, j'irais bien boire une bière, faire le tour de la Terre ». Moi qui avais grandi dans un village, j'étais effrayée par les gens, la foule, et je rêvais de me retrouver au calme, seule, dans un hôtel, tiens. Genre hôtel Ibis. Propret, standard, impersonnel. J’aurais pu m’y cacher, être anonyme. Personne n'aurait jamais cherché à savoir qui j'étais, ce que je faisais là – car personne ne se rend dans ce type d’hôtel dans l’espoir d’y faire des rencontres, n’est-ce-pas ? Paris bobo, Paris fric, Paris pédant, Paris ascension sociale, Paris qu'est-ce-que-tu-fais-dans-la-vie, je rencontrais tellement de gens que j'en avais ras-le-bol d'expliquer qui j'étais, de faire semblant d'avoir un objectif professionnel précis, j'étais agacée de devoir sans cesse me définir, réinventer mes contours, me donner une forme, une consistance. Il y a des gens qui adorent ça. Moi, chaque fois que je me sociabilisais, j'avais l’impression de devoir justifier ma présence sur Terre devant un jury d'humains ayant, eux, obtenu l'Approbation et qui auraient eu le pouvoir de me rendre légitime ici-bas. Je n'avais pas les codes.

Pour moi, les parisiens étaient aux provinciaux ce que les pigeons de Paris sont aux rapaces. Dépourvus d'instinct. Sur les Champs-Élysées, en surpopulation, ils déambulent sur les pavés gris, un peu paumés, s'exposent à mille dangers, en réchappent sans l'avoir réalisé, bouffent de la merde et s'approchent des hommes qui pourraient les blesser. J’étais méfiante. L'endroit que je déteste le plus à Paris ? La Défense. Les gens de la Défense me glacent. Leurs costumes-uniformes, leurs téléphones greffés à l'oreille, cette façon qu'ils ont de fumer leur cigarette au pied des vaisseaux de verre et d'acier en parlant boutique m'effraie. Se balader à La Défense, c'est l'anti-vie, une galerie de tableaux parodiques accouchant du pire de la société occidentale moderne. Aujourd'hui, ça va mieux. Je ne me sens peut-être pas parisienne, mais en tout cas montmartroise, comme le disent avec snobisme et suffisance les habitants de la Butte. Le 18ème est un quartier qui m'est aujourd'hui très cher. Je te laisse, Cher Journal, je dois appeler Zélie qui avait pardonné, mais vient de se faire larguer par Monsieur connard. Avec un petit, mais alors un tout petit "c".

02 juin 2018, le point sur Zélie.

Cher Journal,

Monsieur connard a donc largué Zélie, ce qui n'est pas une mauvaise chose en soi mais augure des heures incalculables à subir plaintes et lamentations. Il faisait partie de sa vie depuis seulement trois mois, et même si son profil de connard en chef était selon moi repérable à cent kilomètres, elle en est tombée amoureuse.

Non, ce n'est pas parce qu'il portait en lui le potentiel de sa souffrance amoureuse que Zélie s'est attachée à lui, bien qu'elle abrite un fond masochiste indéniable dont l'existence incombe encore, à mon avis, à ses origines italiennes ; toutefois, il est vrai qu'elle comme moi adorons reporter la responsabilité de ses travers sur sa mère et la lignée intégrale des Casari.

Non, tout d'abord Monsieur connard est beau, cela va sans dire. D'une beauté à la fois exotique et universelle, donc validée par les femmes de la planète entière. Monsieur connard a l'embarras du choix car, Ô drame, Zélie n'est pas la seule à flasher sur un demi-dieu tout droit sorti d'un livre de mythologie grecque. On ne peut pas vraiment en vouloir à Monsieur connard, ce n'est pas sa faute si la moitié de la Terre l'adule. En plus, c'est un gentil, il ne fait pas exprès de nous blesser, c'est d'ailleurs à ça qu'on reconnaît les vrais connards. Ils le sont par essence, indépendamment de leur volonté. Monsieur connard ne veut pas nous faire de mal et c'est ça le plus humiliant, ces petites attentions destinées à nous préserver, cette culpabilité de fond de nous avoir jetées. Impossible de lui en vouloir, à Monsieur connard, il ne nous aime juste pas et essaye de faire passer la pilule en douceur, pétri de pitié pour notre petit être fragilisé d'amour.

Monsieur connard, il sait ce qu'il veut dans la vie et il l'aura, pierre après pierre il construit son édifice et ce sera le plus beau. Zélie n'était qu'un petit caillou parmi d'autres, destiné à fortifier la base, l'ego. Parfois, je voudrais pouvoir slider certaines pensées de Zélie, clac, comme sur un Mac. Slider Monsieur connard d'un frôlement de doigt, hop, évanoui, oublié. Je sens pourtant qu'il va falloir du temps, beaucoup d'amour et d'énergie pour réparer tout ça. Du temps pour penser, du temps pour panser. En ce moment, elle est chez sa mère, à Lyon.

02 juin 2018, et coup de gueule du jour.

Cher Journal,

La télé commence à me faire chier. Tout à l'heure, en zappant de replay en replay, je suis tombée sur une émission. Une émission que je m'étais interdit de regarder jusqu'ici mais tu sais ce que c'est quand on s'emmerde... L'une des chroniqueuses, mignonne, blonde et dont le rôle est de dégager un je-ne-sais-quoi d’intelligence glamour, était en train de vanter en direct les mérites des grandes gueules : « Ah, moi je suis ravie que telle chroniqueuse rejoigne notre équipe, en plus c'est une grande gueule donc c'est génial, elle dira ce qu'elle pense. »

La grande gueule (ça veut dire quoi ce mot ?), est-elle réellement un gage de sincérité, est-il inconcevable d'être sincère sans être grande gueule, charmante expression qui fait la part belle à l'agressivité ? Pourquoi notre monde associe sans arrêt franchise et agressivité ? Cette animatrice pue la nana macho qui se veut l'élue au milieu d'une team de couillasses, le genre qui se dit féministe et annonce dans le même temps qu'elle ne-s'entend-pas-avec-les-filles, avec-les-mecs-les-rapports-sont-plus-simples. Mais c'est quoi cette société de merde où l'on vante sans arrêt le mérite des grandes gueules au mépris du tact, de la finesse, de l'élégance, de la subtilité, de la gentillesse ?

Qu'y-a-t-il d'honorable ou de beau à laisser s'épanouir sans maîtrise sa pleine arrogance, souvent conséquence de blessure et non de caractère, sans s'interroger deux secondes sur les répercussions que peuvent avoir nos mots sur les autres ? Comme si c’était courageux, alors que rien n'est plus facile ni plus valorisé dans certains milieux. De toute façon, les gros caractères, cette expression si laide venue de la télé réalité, du même acabit que Moi, j'ai des principes et des valeurs, c’est juste une belle expression pour dire mal éduqué.

Et que dire de ces émissions qui mettent en compétition des professionnels d'un même corps de métier, pâtisserie, cuisine ou immobilier, dans lesquelles les candidats scandent à qui mieux mieux et avec le sourire : « Attention, je suis gentille mais dans le boulot y'a pas de pitié, je vais vous bouffer », ou « J’ai une gueule d’ange mais je suis un requin, dans le travail c'est chacun pour sa gueule ! » Quel est l'intérêt de promouvoir, même avec humour et distance, le sans foi ni loi et l'ériger en valeur suprême du professionnalisme ?

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