Isabelle

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Depuis plusieurs semaines, Isabelle s'étonnait. Son mari, habituellement doux, attentionné et à l'écoute, avait changé de comportement de façon spectaculaire. Lorsque, comme à son habitude, elle s'avançait le soir jusqu'au seuil de son bureau et lui racontait sa journée, il levait à peine le regard de son ordinateur. Il ne l'avait pas touchée depuis trois semaines et avait oublié de lui apporter son café au lit dimanche matin, rituel qu'il avait lui-même instauré des années auparavant. Isabelle était attentive à ce genre de détails. D'ailleurs, pouvait-on parler de détails ? Ces attentions de rien sont les attentions de tout, elles rendent la vie plus lumineuse et permettent de savoir que l'on est aimé sans avoir besoin de le demander.

Chaque jour, Isabelle observait un peu plus attentivement son mari. Elle se souvenait de grosses disputes avec Richard, plus jeune. D'une nature posée la plupart du temps, rien ne la rendait plus hystérique que lorsque, à bout de nerfs, il s'enfuyait quelques heures et qu'elle n'avait plus aucun moyen de le joindre ni de savoir où il se trouvait. C'était cela qu'elle ressentait depuis quelques temps : ne pas savoir dans quels limbes était tombé son mari, être sans moyen de le joindre. Ce n'était pas une absence physique, certes, c'était l'accès à son âme qui lui était interdit. Priver Isabelle de parole, c'était la priver d'oxygène, et Richard était devenu silencieux.

Le manque de communication la déstabilisait profondément, alors elle se renfermait sur elle-même pour reprendre le contrôle de ses émotions. Elle s'était souvent demandé d'où lui venait ce sentiment récurrent d'insécurité dès qu'il y avait rupture de communication et ne trouvait pas de réponse. Elle avait vécu une enfance heureuse, était née dans une famille aimante et aucun traumatisme grave, du plus loin qu'elle se souvienne, n'était venu entacher ce bonheur. Peut-être trop d'amour dans l'enfance vous rend-il insécure dès lors que vous quittez le nid ? Elle n'avait jamais vu de psy. Elle était fermée à cette idée.

Lorsque Richard le lui avait suggéré après la mort de sa sœur, arguant qu'elle adorait bavarder et que cela l'aidait à faire le point en toute situation, Isabelle s'était agacée. « Il va chercher un trauma, disait-elle. Si mon père avait abandonné ma mère lorsque j'étais petite, il dirait « Ah, cherchez pas plus loin, vous avez souffert d'un abandon ». Un 35 - À la recherche du dimanche – Lise Bonnin psy, c'est un placebo, si tu crois qu'il a trouvé les raisons de ton mal-être, tu vas déjà mieux. Et encore, ça ne marche pas à tous les coups. Moi, je n'ai pas de trauma. Moi, d'avance je n'y crois pas, au psy. Alors, dis-moi comment une thérapie pourrait fonctionner ? La vérité, c'est que tout ne s'explique pas toujours, que tout n'a pas toujours de conséquence ou d'origine, et quand bien même, pourquoi toujours se questionner ? Je suis juste comme ça, j'ai peur de l'abandon, c'est ma personnalité. Toi qui es médecin, tu ne crois pas que ça puisse simplement être inscrit dans mes gènes ? Un coach pour affronter le futur, pourquoi pas, un psy pour remuer le passé, certainement pas. »

Au fil des années, Isabelle s'était forgé une carapace. Mais sous une allure dynamique et rationnelle, les failles étaient bien là. Si l'on arrachait le joli papier peint que sa vie stable et organisée avait posé sur ses peurs, on en trouvait un autre dessous, plus ancien, plus complexe, plus triste aussi. La soudaine métamorphose de Richard peinait Isabelle. Lorsque quelqu'un crie, on peut crier aussi. Lorsqu'il part en claquant la porte, on peut toujours pleurer ou s'indigner en attendant qu'il revienne. On peut préparer sa vengeance. Mais quelle attitude adopter face à l'indifférence ? Elle ne laisse aucune prise, n'offre aucune aspérité pour s'accrocher, aucune faille où se glisser. On ne peut pas crier face au vide, on ne peut pas attraper le rien. « Le vide est puissant car il contient tout », comme le disait Charlotte Perriand, architecte.

Isabelle leva la tête de ses copies, incapable de se concentrer. Elle avisa le téléphone portable de Richard sur la table de la cuisine et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Cela faisait presque une heure que son mari enchaînait les longueurs de dos crawlé. Décidément, il était bizarre. Le tempérament contemplatif de Richard s'accordait habituellement très mal avec le sport. Il ne nageait jamais.

Isabelle posa de nouveau son regard sur le vieux Nokia. En plusieurs décennies, elle n’avait jamais fouillé dans les affaires de son mari, ce n'était pas pour commencer aujourd'hui. Elle se leva et décida de se préparer un thé.

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