Journal de Marion
20 juin 2018, Piston ou pas piston, Chandelier, Sia.
Cher Journal,
Lolo dit toujours qu'en cas de gueule de bois, il n'y a qu'une seule option : le camouflage. Porter des habits blancs, de grosses boucles d'oreilles et un rouge à lèvres doux, tout ça pour attirer la lumière et détourner l'attention des cernes et des yeux vitreux. J'ai la gueule de bois, et, sur les conseils de Zélie, je me suis pourtant rendue au Forum de l'emploi du 18ème. Je suis fière de moi.
J'admets que j'y suis aussi allée parce que mon oncle, qui travaille à la Région, m'y attendait. Il connaît tout le monde. Me voici parmi les gens de la Défense. Petit buffet du midi, au milieu de patrons en costard-cravate. Se sentir si petite, physiquement et mentalement. Écrasée par le statut des autres, leur réussite qu'on envie un peu. Passer un entretien informel entre deux coupes de mousseux, scrutée par les fentes vertes d'un petit homme gentil et un peu méfiant. Ne pas savoir quoi dire, ne pas savoir qui l'on est vraiment. Ce que l'on veut. Peur qui fait fuir au coin fumeur, celle d'être prise au dépourvu par une question trop technique sur mon parcours, ou trop personnelle et visant à jauger mon enthousiasme. Me perdre dans mes phrases à trop vouloir bien faire, à trop vouloir bien dire, car la présence de mon oncle que j'aime et admire rend les choses pesantes. Envie de l'impressionner et peur de le décevoir, comme déjà la petite fille de quatre ans que j'étais. J'en ai 26, rien à mon actif, peu sur mon CV.
Observer mon oncle parler à ces inconnus, reconnaître ces moments où il se sent inconfortable, dans les blancs et les silences, parce qu'il ne peut pas tricher avec moi. Le voir mal à l'aise, jouer le jeu, cette comédie où il faut paraître. Il n'est plus la figure du Père, l'homme fort contre qui personne ne peut rien. C'est rassurant quelque part. Lui aussi en cet instant doit rêver de son potager, de ses arbres, de sa rivière, de sa maison secondaire en Normandie. Lui non plus ne se sent pas complètement à sa place, malgré son statut, son salaire. Comme, finalement, peut-être tout le monde ici. Chacun rentrera chez soi et dira à son conjoint : « Ouf, c'est fini, ce que c'est pénible ces forums. »
Reste que j'ai déjà 26 ans et que je ne sais pas ce que j'ai à offrir à ce monde. Je voudrais réussir, entreprendre, créer, être fière de moi et rendre fiers mes proches. Je ne sais pas comment m'y prendre, ni ce que j'attends, dans le fond. Attends. Même le terme que je viens d'employer me trahit. N'aurais-je pas dû écrire : « Ce que je cherche dans le fond ? » Attends. Ce que j'attends de moi, ce que j'attends de la vie. Pas assez de l'un et trop de l'autre, peut-être ?
De façon plus pragmatique, deux évidences se dégagent de cette expérience :
1/ C’est compliqué de discuter naturellement avec un employeur potentiel alors qu'il faudrait fermer un œil pour faire la mise au point parce qu'on voit flou, et qu’on se demande, mal à l'aise, s'il a repéré l'haleine mentholée et chargée de vinasse de la veille.
2/ C’est désagréable de devoir se planquer lorsqu'on croise au Forum de l'emploi, l'employeur potentiel bis qui nous avait proposé un poste quelques mois plus tôt, poste que l'on avait refusé sous un faux prétexte : « Monsieur Blanchon ? Oui, Marion Roussin, je vous appelle pour vous dire que je suis désolée de devoir refuser ce poste tellement pourri, mais j'ai accepté la semaine dernière la proposition d'une autre entreprise, à laquelle je devais répondre rapidement..."
J'ai rencontré plein de potentiels pistons. Si je n'avais pas été moi, j'aurais largué des CV dans toutes les poches. J'ai en vain essayé de me la jouer Jack Dawson qui rencontre la Haute Society dans Titanic mais je n'ai clairement pas le flegme suffisant, moi je serais plutôt victime du syndrome de l'imposteur. À ce rythme-là, je serai de retour chez mes parents dans six mois, comme ces gens que l'on voit dans les reportages M6, à cause du sacrifice de la classe moyenne etc. Lolo a déploré ne pas m'avoir accompagnée au forum, elle est très public relations. Selon elle, si elle avait été là, ma carrière aurait fait un bond gigantesque. Quant à Zélie, depuis quelques jours, elle est dans une phase de repli. Autant, la majeure partie du temps, on pourrait la comparer à une souris hystérique sous acide, autant, parfois, c'est la Suisse : calme plat, rien en vue. Je lui ai laissé plusieurs messages – elle ne répond plus au téléphone depuis des jours –, pour me plaindre de la vacuité de ma vie.
Sa réponse nonchalante sous forme de long texto, ce matin, m'a laissée perplexe : « Tes messages vocaux sont de plus en plus random... Je vais faire une compile mais j'hésite pour le titre... "Ma vie, mon œuvre, son répondeur" ? "Journal d'un appel vocal" ? "Confessions sur boîte vocale" ? "Ma meilleure amie, cette fille qui ne répond jamais" ? "Monologue du répondeur"… ? Si tu as d'autres idées, n'hésite pas, tu peux me laisser un message... »
30 juin 2018, Montmartre et moi, Bem bem Maria, Les Gipsy Kings.
Cher Journal,
Cet après-midi sentait le soleil. J'ai fait, comme souvent, mon petit tour de la Butte aux endroits stratégiques, en quête de guitares, de chant, de flamenco, de bières et de rencontres. C'est sur les marches du Calvaire que j'ai trouvé Pad et Lino en compagnie de deux musiciens que je ne connaissais pas, jouant le célèbre Entre dos aguas de Paco de Lucia sous les regards admiratifs et les flashs des touristes. On s'est relayés à l'épicerie pour se ravitailler en bières légères et l'on s'est enivrés doucement pendant des heures sous le jour déclinant, en chantant et en tapant du pied, heureux comme si l'on était sur le toit du monde. Comment rentrer après cela ? De toute évidence, c'était mal barré. Ou bal marré.
C'était en 2015, un après-midi de septembre. Je me suis arrêtée devant un bar. L'ambiance ne ressemblait en rien au peu que je connaissais de Paris à l'époque. Pas de chaises de brasseries clonées en rang d'oignon face à la route mais des dizaines de personnes assises par terre, au milieu du brouhaha, quelques accords de guitare et des rires. Il régnait là une joyeuse ambiance de fête de village et de douce soirée d'été. Les clients avaient l'air de tous se connaître. Clope et verre en main, ils discutaient dans la bonne humeur. Ce fut ma première rencontre avec Montmartre. Lorsque je suis entrée en même temps qu'un couple dans cet établissement atypique qui ressemblait plus à une petite maison biscornue qu'à un bar, la taulière s'est présentée à nous d'un franc « Bonjoouuur les amiiis ! » Beauté violente, grande, opulente, des yeux en amandes cernés de khôl, un véritable sourire lever de soleil, Serena respirait la joie de vivre italienne. Il y avait beaucoup de bruit, des fontaines à absinthe défilaient sur le bar en zinc et un saxophoniste à l’air un peu triste jouait dans un coin. C'est ce soir-là que j'ai rencontré Pad. Petit, peau hâlée, yeux d'un bleu perçant, il s'est assis tout naturellement sur la route, face au trottoir sur lequel j'avais pris place avec mon verre de vin – joliment baptisé Liberté –, et s'est mis à me parler de sa voix éraillée comme si l'on se connaissait depuis toujours. Cinquante ans, guitariste au répertoire musical à l'époque plutôt limité, il avait pourtant assez de charisme pour faire danser toute une salle et vivre de la rue et des touristes qui se montraient aussi généreux avec lui qu'il l'était avec eux. En une semaine, je rencontrai une vie nouvelle et des personnages hauts en couleur, qui font toujours partie de mon existence aujourd'hui. J'ai passé avec ma famille montmartroise les jours et surtout les nuits les plus folles de ma vie, les plus magiques, les plus inattendues, les plus festives, les plus imprévisibles, les plus chantantes. Comme d'autres quartiers parisiens, Montmartre est victime du syndrome de l'âge d'or. Toutes les générations qui l'ont aimé, depuis 1800 à aujourd'hui, le disent : Montmartre, c'était mieux avant. Même moi, qui suis là depuis peu de temps, ai pu constater que l'ambiance varie intensément selon les saisons, les bars qui ferment et ceux qui ouvrent, le gouvernement et son rapport à la nuit...
Montmartre, c'est des peintres et des chevalets, des comptoirs en bois qui côtoient les pavés gris, des soirées improvisées, du vin et du zinc, des toits à minuit, des cordes de guitare qui claquent entre les doigts, parfois des bagarres, bien sûr des touristes, des potes, des jeunes et des vieux, beaucoup d'alcool et de folie. Les premières soirées que je passais là-bas me donnaient l'impression d'être au bon endroit au bon moment. Tout un univers un peu bohème se matérialisait sous mes yeux, que j'avais seulement rêvé au travers de bouquins ou de films. C’était Moulin Rouge, bigarré, raturé, baroque, à mi-chemin entre conte de fées et monde du cirque. Je parlais aux dessinateurs accoudés au bar, qui, en m'écoutant, faisaient émerger d'une feuille blanche un visage d'aquarelle, le mien parfois. Je buvais un verre avec des photographes passionnés, observais le cuivre taché des saxophones et les filles qui dansaient sur les tables en tapant des mains et du talon aiguille. Lorsque les bars fermaient, parfois bien après l'heure légale, les derniers fêtards descendaient boire un verre à Pigalle, dans ces rues où la nuit continue, d'autres se retrouvaient en musique place Émile Goudeau. Hiver comme été, en doudoune, en débardeur, à cinq, à dix ou à cinquante, les soirées sur les marches du Bateau Lavoir n'étaient jamais les mêmes. Parfois calmes, souvent folles. Il y avait là des gens de tous âges et de tous horizons. On chantait, on dansait le tango, les touristes qui rentraient au Timhotel s'arrêtaient un instant pour nous applaudir ou attendre l'aube avec cette bande de joyeux saltimbanques. Le chouette rade de Serena a depuis fermé à cause des nuisances sonores. L'ambiance des rues alentour a quelque peu changé. Certains des artistes les plus âgés, qui ne jurent que par les petits bistrots de quartier, se sont trouvés un nouveau QG de l'autre côté de la Butte, à Lamarck-Caulaincourt. Les musiciens changent d'arrondissement, ils s'exportent, ayant de plus en plus de difficultés à trouver des bars qui les acceptent. S'ils n'ont pas l'autorisation préfectorale requise pour jouer dans la rue, ils se font confisquer leur guitare ou doivent payer des contraventions qu'ils ne peuvent honorer qu'en jouant. Mais Montmartre restera Montmartre. Parfois, en passant devant le Sacré-Cœur qui s'élève, majestueux, sur un ciel tantôt gris tantôt bleu, j'apprécie la chance qui m'est donnée d'habiter dans un endroit si particulier. J'ai mes endroits à Montmartre. Mes cafés en hiver, mes parcs en été. Dans chaque petite ruelle un souvenir, une rencontre, un éclat de rire. Je sais déjà que je n'habiterai pas toujours là. Je partirai pour un travail, un amant, une autre vie, la campagne. Et puis un jour je reviendrai, peut-être pour faire découvrir Paris à mes enfants ; je m'arrêterai devant le Sacré-Cœur comme je le fais aujourd'hui et lui adresserai un sourire complice, entre joie et nostalgie de passer là où j'aurais vécu certaines de mes plus belles années. Je reviendrai un jour, dire bonjour à mes souvenirs. Mais aujourd'hui, Montmartre, c'est chez moi.
02 juillet 2018, Le coup de soleil, Richard Cocciante.
Cher Journal,
Hier, soirée de folie. Hier, j'ai rencontré quelqu'un qui m'a tout étourdie. Je m'explique. Un peu avant midi, j'ai monté ma rue, la rue Lepic, pour aller faire quelques courses à l’épicerie d’Amélie Poulain. En chemin, j'ai croisé Pad qui descendait du Tertre – il joue de la guitare à Montmartre parce que c'est le quartier dans lequel il y a le plus de touristes mais vit dans un squat à Montreuil, la Goutte d'argent. Et c'est là qu'il m'a parlé de la journée « portes ouvertes » du squat. Il avait dormi chez un pote mais était en route pour la Goutte, comme il dit, juste le temps de passer prendre Lino chez lui.
Les « portes ouvertes » ont deux objectifs. Le premier, politique, vise à pacifier les relations avec les voisins, et surtout les convaincre que les squatteurs ne sont pas des toxicomanes agressifs et fainéants mais des personnes sociables et créatives. Le second objectif est pécuniaire : sur place, durant deux jours, les visiteurs peuvent consommer bière, jus d'orange ou rhum pour deux euros le verre, ce qui peut rapporter gros. Enthousiaste, Pad m'a embringuée là-bas avec Lino – les courses attendraient –, nous promettant monts et merveilles, concerts, rencontres d'artistes, summum de la coolitude.
Arrivés sur place, l'ambiance était effectivement étonnante. Des dizaines de visiteurs se pressaient à la porte. J'étais déjà passée plusieurs fois devant cet énorme bâtiment à la façade grise et triste, mais jamais je n'aurais imaginé qu'il recèle dans son antre un véritable labyrinthe coloré, formé de dizaines, peut-être de centaines de couloirs, répartis sur six étages et desservis par trois escaliers différents. J'aurais été bien incapable d'y retrouver seule mon chemin. Dans cette jungle, les seuls véritables points de repère étaient les peintures recouvrant le sol et les murs : notes de musique, instruments et partitions chez les zicos, graffitis raffinés à l'étage des graffeurs, Homme de Vitruve au niveau sculpture... Pad a pris notre visite guidée très à cœur ; du sous-sol faisant office de salle de cinéma (flanquée d'un grand écran et d'une quinzaine de vrais sièges en velours rouges récupérés je ne sais où) aux ateliers des artistes plastiques, des cuisines aux salles de bain (si l'on peut appeler salle de bain un lavabo vert de crasse et lézardé à la Fight Club, un bac de douche au sol et un tuyau sortant du mur), il nous a fait visiter tout ce qui pouvait être visité.
Il était fier, je crois, de nous présenter son lieu de vie. Nous sommes ensuite redescendus pour boire un verre et contribuer de nos propres deniers à la cagnotte du squat. Il y avait foule. Lino nous a quittés pour se rapprocher d'un groupe de musiciens qui jouait sur une scène de fortune installée pour l'occasion. Lino ne boit pas d’alcool. Il a toujours sa bouteille de Guarana sur lui. Je ne sais pas s'il n'aime simplement pas ça, s'il est musulman ou abstinent-ancien alcoolique, on ne parle pas de ce genre de choses. Je m'énervais de ne pas réussir à atteindre le comptoir à cause de la foule de plus en plus dense lorsqu'un immense bras tatoué m'est passé par-dessus la tête pour atterrir sur l'épaule de Pad, qui discutait avec deux filles juste devant moi. Un sourire grand comme le monde a inondé le visage de mon ami lorsqu'il s'est retourné :
— Aaah poulpe, comment ça va ? Ça fait plaisir mon frère !
— Salut Pad, a souri « poulpe ». Vlad !!!? Tu nous mets un rhum arrangé et un jus steuplé ? a-t-il hurlé au milieu du brouhaha ambiant à l'intention du grand roux à dreads qui m'ignorait depuis vingt minutes.
Tant d'indifférence à mon égard et de toutes parts commençait à me taper sur le système. Heureusement, Pad veillait au grain :
— Non attends, demande deux rhums, je suis avec ma petite pote, là, derrière. Marion ! Je te présente Karim. Il habite là. On s'croise pas souvent ces derniers temps, hein, mon frère ? Marion, c'est une pote de Montmartre.
Karim m'a jeté un rapide coup d'œil sans même me saluer avant de se tourner de nouveau vers le comptoir :
— Vlad, DEUX rhums, DEUX ! a-t-il de nouveau aboyé en levant pouce et index en l'air, pour le cas improbable où Vlad ne l'aurait pas entendu.
Je commençais à vraiment m'agacer lorsque, finalement, Karim s’est tourné vers moi et m'a tendu une main que j'ai serrée, rencontrant pour la première fois deux yeux fauves sertis d'un anneau bleu, étonnamment doux, et j'ai souri malgré moi, m'interrogeant vaguement sur l'origine de ce superbe poulpe. Parce qu'il est grand, lorsqu'il me regarde, son long cou se courbe élégamment et l'on dirait un cygne. Les petites taches de rousseur qui parsèment sa belle peau brune lui donnent un air coquin que ne dément pas son sourire. Mais il a au fond des yeux une profondeur qui m'a touchée. Là-dessus, on sort dans une petite cour et Karim retrousse ses manches pour rouler un joint. Ses bras sont recouverts de tatouages bleus gris. Des centaines de dessins entremêlés les uns aux autres, qui n'ont plus d'existence propre mais sont devenus longue fresque marine, histoire commune.
Pad parle de tout et de rien, comme d'habitude. Depuis que l'on se connaît, je le surnomme l'Inarrêtable. Poulpe n'est pas bavard, il acquiesce et rit de temps à autre. Je m'allonge à même le sol, en plein soleil, et fait semblant de somnoler pour pouvoir l'observer d’une fente d’œil. Je le regarde pour la seule raison que j'aime observer les gens. Surtout si je les trouve beaux. J'essaye toujours de définir ce qui me fait vibrer chez quelqu'un. Mais petit à petit, je prends conscience du grain éraillé de sa voix, de ses mouvements souples, de son regard vif, tout à coup je réalise qu'il m'intimide et tout le naturel de mon attitude s'envole. Je me redresse, allume une cigarette pour me donner une contenance, détache l'air de rien mes longs cheveux, ne souris plus, tente de défroisser mon T-shirt.
Durant quelques minutes, je deviens observatrice de moi-même, me rallonge et, ne sachant quelle attitude adopter, referme finalement les yeux pour avoir l'air de profiter du soleil. Cher Journal, j'ai été d'un ridicule défiant toutes les lois du ridicule. J'espère que Karim ne m'a pas vue faire mon cinéma. Je l'ai laissé discuter avec Pad et j'ai glané quelques informations sur cet étrange poulpe plutôt silencieux qui ne m'était plus du tout antipathique. D’après ce que j’ai compris, il est tatoueur. Il ne travaille pas dans un salon mais fait ça au black, grâce au bouche à oreille, dans sa chambre du squat. Il envoie un peu d’argent à sa mère je ne sais où, c’est Pad qui a demandé si elle avait retrouvé un travail, mais apparemment non, toujours pas.
Au bout d'une petite heure, j'allais me lever pour commander un second rhum lorsque Karim m'a arrêtée d'un mouvement du bras : « Vous ne voulez pas monter ? J'ai une vodka au frais, là-haut, je ne bois presque que ça... »
Située au troisième étage (celui des graffeurs), la chambre du poulpe est fermée par un cadenas, comme presque toutes les autres. La confiance a ses limites. Le squat est un univers nouveau pour moi. Karim m’explique que presque tous ses meubles sont de récup. Il a installé une sorte de petit salon près de l'entrée : un sofa au ras du sol, deux vieux fauteuils troués et une table en bois. Une armoire bancale, un minuscule frigo, un lit pas plus grand collé au mur sous la fenêtre qui donne sur la rue, une petite table de nuit surplombée d'une lampe et quelques chaises empilées se disputent quelques mètres carrés au fond de la pièce. Les murs sont intégralement recouverts de graffitis et un immense paréo jaune a été tendu au plafond pour adoucir la lumière de l'ampoule. L'ambiance s'en trouve chaleureuse mais je ne peux m'empêcher de me demander combien de fois le tissu a manqué prendre feu, d'autant que le réseau électrique n’est clairement pas aux normes ici. Occupé à rouler à son tour, Pad s’est enfin tu. Alors, après cette longue période d’observation, je me décide à sortir de ma réserve. Après tout, si le poulpe m'a invitée ici, c'est qu'il ne subit pas ma présence.
— Tu manges dans ta chambre ?
— Non, dans la cuisine commune de l'étage. Ici, c'est juste un frigo d'appoint.
— Il est où, ton matériel de tatouage ?
— Dans l'armoire. Je ne m'en sers pas tous les jours.
Je m'approche du livre posé sur la table de nuit pour en lire le titre. Petit Pays de Gaël Faye. Pad sort sa guitare et commence à jouer quelques accords tandis que Karim pose trois verres dépareillés et une bouteille de Zoladkowa Gorzka sur la table. Il allume les bougies. Je lui pose des questions sur Petit pays et je lui parle de Fred Vargas que j'ai découvert il y a peu. Je lui demande s'il a fait des études, non, il a arrêté l'école à seize ans. Il a toujours peint, toujours dessiné. Le tatouage, il a appris sur le tas, grâce à un mec rencontré dans un squat démantelé où il vivait avant, en Seine-Saint-Denis. Karim me fascine. On doit avoir à peu près le même âge mais son indépendance et son côté « débrouille » m'impressionnent. On entend un toc discret à la porte. La porte s'ouvre. Une grande rousse en robe et décolleté s'encadre dans l'ouverture, le coude appuyé contre le chambranle en une pose humoristique et affectée sensée être suave, je suppose. Elle tient une bouteille de vodka dans la main gauche. D'un large sourire, elle lance à Karim quelque chose comme : « Bonne soir tchernilakrovié », elle éclate de rire et entre dans la chambre, suivie d'un petit mec brun voûté et de Lino. Le visage de Pad s'illumine lorsqu'il découvre les nouveaux arrivants :
— Natalia, Fred ! Ça va ? Ah, ça m'fait tellement plaisir de vous voir !
Pad a une propension incroyable à communiquer sa joie de façon exagérée, si l'on considère, comme je l'ai su plus tard, qu'il côtoie ces gens à peu près tous les jours.
— Pad, on t'a ramené ton pote, il demandait à tout le monde où était ta chambre, réplique Natalia d'un air réprobateur et amusé en désignant Lino d'un signe de tête.
Pad me présente. Natalia et Fred me sourient. La jolie rousse est russe – je le soupçonne à son accent, ou peut-être ukrainienne. Elle s’installe d’autorité dans le fauteuil près de Karim et j’entreprends de discuter avec Fred, discussion qui durera près d’une heure, Natalia nous ignorant totalement, n’ayant d’yeux que pour Karim et de mots pour Pad. Fred, je l'intéresse un peu, je crois. Même s'il n'est pas mon style, je lui suis reconnaissante d’avoir alimenté la conversation et de ne pas m'avoir laissée dans mon coin tandis que Natalia monopolisait toute l'attention du poulpe, et même de Pad. Fred habite dans le squat depuis cinq ans. Il dit qu'il est peintre et qu'il vend des toiles à Montmartre mais je crois surtout qu'il est dealer. Ce n'est pas grave, cela fait longtemps que je me suis habituée à ce que les gens enjolivent leur vie.
Depuis des années, je rencontre à Paris des gens qui s'autoproclament photographes ou écrivains pour la seule raison que c'est le métier qu'ils ont envie d'exercer. Telle copine au chômage se présente comme experte en « public relation » car elle a mis en contact deux potes à elle, telle autre se dit « attachée de presse » depuis qu'elle a envoyé un communiqué à trois journalistes pour le compte d'un ami vaguement chanteur, un troisième s'est lancé dans le free-lance et rabâche à qui veut l'entendre qu'il est fier de son statut d'indépendant qui lui permet de « choisir son emploi du temps », alors qu'en réalité, depuis deux ans, son projet ne lui a permis de décrocher que cinq ou six rendez-vous professionnels et ne lui permet pas de vivre de façon autonome, financièrement parlant. Bref, comme on dit, c'est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins.
Peut-être que dans les métropoles, les gens cherchent à s'affirmer plus tôt car c'est la jungle plus qu'ailleurs ? Peut-être ont-ils raison de croire en eux sans attendre de vivre raisonnablement de leur métier pour se revendiquer artiste ? Est-ce un manque de modestie ou une manière de briser le mur qui les sépare de leur rêve ? Pourquoi attendre une reconnaissance extérieure et que voudrait-elle dire ? Est-ce pour impressionner les autres et retrouver une estime de soi, est-ce parce que les temps sont durs et que la société nous demande sans cesse de nous définir et de réaffirmer nos contours ? Et moi qui n'osais même pas, il y a quelques mois encore, faire apparaître mes stages sur mon CV...
Une heure plus tard, trois autres personnes ont débarqué chez le poulpe. Je commençais à être bourrée. Je me suis tournée vers Natalia et lui ai demandé depuis quand elle vivait à la Goutte d'argent. Elle m'a répondu « pas longtemps », et, sans me regarder, s'est levée pour aller discuter avec quelqu'un d'autre. L'avais-je rêvé, ou m'avait-elle clairement exprimé son hostilité ?
Pad a repris sa guitare et entonné des musiques russes avec Natalia qui chantait et frappait du pied en rythme, perchée sur ses escarpins rouges bas de gamme. J'ai été déçue de découvrir une voix superbe, tant le personnage m'était devenu antipathique. Comme si cela ne suffisait pas, alors que l'ambiance était déjà à son paroxysme, Natalia a quitté la chambre pour y revenir quelques secondes plus tard flanquée d'un violon. Debout sur la table, elle a tout naturellement improvisé une musique tzigane. Pour le coup, elle n'avait pas besoin de reconnaissance, elle, elle était bien violoniste, quoi qu'on dise. Spontanément, tout le monde s'est pris par la main pour faire une ronde et commencé à balancer les jambes en l'air, à la bolchevique. Tout le monde, sauf Karim qui roulait un joint en couvant la scène d'un regard bienveillant, et moi. Affichant un sourire faussement heureux, j'ai fait semblant d'être absorbée par mon téléphone de longues minutes durant, pas tant pour saisir l'occasion de me rapprocher du poulpe que par pure jalousie envers Natalia. Rattrapée par un désagréable complexe d'infériorité, je ne souhaitais pas accorder d'attention à ses talents, encore moins participer à leur célébration. Orgueil mal placé.
J'ai beaucoup ri malgré tout, lors de cette soirée. J'ai parlé avec tout le monde – hormis Natalia, puisque, sauf parano de ma part, elle a pris un soin malin à m'éviter tout au long de la soirée –, et j'ai même trouvé un moment pour taquiner Karim.
— C'est comme ça tous les soirs, chez toi ? Ça va, tes voisins ne pètent pas les plombs ?
— Bah ça va, ce sont eux, mes voisins !
Il a ri. Je n'avais pas encore entendu son rire et j'ai cru me désagréger. Il a repris, sérieux :
— Non, c'est pas tous les soirs comme ça. Mais on aime bien se retrouver avant de dormir et comme je suis l'un de ceux qui ont la plus grande chambre, ça se passe souvent chez moi.
De mon air le plus innocent, j'ai grappillé quelques infos :
— Elle est musicienne, Natalia. Elle en vit ?
— De quoi, du violon ? Non, elle chante surtout, elle fait des petites scènes.
— Elle est russe ? Elle parle bien français.
— Oui, ça fait deux ans qu'elle est là, je crois.
— Pourquoi est-elle venue en France ?
J’allais me mordre la langue de tant d’indiscrétion mais ma question ne sembla pas perturber Karim, bien plus loquace que deux heures plus tôt.
— Je crois que sa mère adore la France. Paris, surtout. Quand Nat était petite, elle lui lisait des contes en français. Nat, elle est un peu barrée, elle est passionnée par la musique, la peinture, et elle vient d'une ville de Russie pas très fun d'après ce qu'elle dit, une ville pétrolière où il ne se passe rien. Elle a fait quelques études littéraires et puis elle est partie dès qu'elle a eu son diplôme, sur un coup de tête.
Une aventurière, en plus du reste.
— Et elle est heureuse ici ?
— Très.
— Elle ne se sent pas trop seule ?
— Non... Le squat, c'est une grande famille. Tout le monde vient d'endroits différents, fait des choses différentes. Tout le monde est un peu seul en arrivant ici.
J'ai commencé à me sentir idiote avec mes questions, et exclue de ce monde, moi la bourgeoise couvée par des parents aimants qui n'aurait jamais pris le risque de quitter mon pays sur un coup de tête pour me sentir l'âme d'une artiste. Je ne savais plus quoi dire. Allais-je parler de la piscine du corps de ferme bordelais de mes parents ou bien aborder la question existentielle de ma prochaine destination de vacances, l’île Maurice ou La Réunion ? J'ai soudainement lâché Karim et mon comportement de petite fille et suis partie chercher une autre vodka. Le frigo posé à même le sol était tellement bas que j'ai presque dû me mettre à quatre pattes pour attraper la bouteille. Lorsque je me suis relevée, j’ai surpris le regard de Natalia sur moi. Fixe. Glacial. Tête courbée sur la mentonnière de son violon, elle faisait jouer son insaisissable archet avec une agilité qui le rendait presque invisible, mais sans jamais me lâcher de son regard mauvais, jusqu'à ce que je détourne le mien.
On est rentrés en bus de nuit vers 4 heures et le trajet m'a semblé interminable. Pad a dormi chez moi parce qu’il voulait me raccompagner, et aussi parce que c’était plus près pour aller jouer à Montmartre le lendemain.
Au petit déjeuner ce matin, on avait la gueule de bois, joint pour lui, café pour moi. Je lui ai posé quelques questions l'air de rien, car ce Karim m'a vraiment tapé dans le cœur. Plus je pense à lui plus il m’intrigue, plus les heures passent et plus je pense à lui. Karim a grandi en HLM. Il ne connaît pas son père, d'origine marocaine. Sa mère est italienne. Elle est repartie vivre en Calabre. Elle n’a pas de travail, il lui envoie régulièrement de l'argent. Il économise pour ouvrir un jour un vrai salon de tatouage. On l'appelle le poulpe car il est tatoué de partout. Tellement que l'un de ses potes du squat a dit un jour qu'il devait avoir les veines remplies d'encre, un sang bleu. C'est devenu le poulpe, pour le rapport à l'encre bien sûr et parce que Karim a un gros poisson tatoué sur le bras, qui ressemble selon à moi plutôt à une murène, mais bref. Et puis il deale un peu.
Ce n'est pas très difficile de faire parler Pad, il adore ça, il faut juste lui faire croire que les infos qu'il donne n'ont pas trop d'importance, sinon il se méfie, même avec moi. Il faut le laisser déblatérer et le relancer de temps en temps, l'air de rien. Pad dit que Natalia est amoureuse de Karim, même si elle refuse de l'admettre, qu'elle couche avec lui et qu'à part ça ils sont très potes, très complices. Super. Cette confidence m'a fait chier, même si je m'en doutais.
J'ai passé une soirée extraordinaire, en compagnie de gens incroyables, mais je pense que je vais devoir oublier ça. Ce mec est trop bien, trop beau pour moi. Oui je sais, c'est un peu cliché. Mais il y a déjà Jessica Rabbit bourrée de talents qui lui colle au cul, alors que vais-je espérer avec mon mètre 62, mes cheveux châtains et ma vie banale ? Je vais appeler Zélie, j'ai besoin de réconfort, mon coup de cœur est déjà en train de me faire un bleu à l'âme.
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