Adèle
C'était le jour du mariage d'Anthony, le cousin de Marceau.
Pour l'occasion, on avait réservé un beau domaine viticole du côté de Cognac, qui avait dû coûter une fortune, pensa Adèle. Au moins, cela permettait aux invités les plus aisés de dormir confortablement sur place et aux jeunes de planter des tentes dans le parc. Le cadre était merveilleux. Une immense bastide s'élevait au milieu de centaines d'hectares de vignes. Ici une tonnelle, là un étang, des statuettes à demi cachées au milieu des massifs et une piscine achevaient de rendre le décor enchanteur.
Après l’église, une centaine de personnes était invitée à y prolonger la nuit. De grands draps couleur crème avaient été tendus au-dessus des tables, on avait sorti la vaisselle fine. Des candélabres d'argent ornaient les nappes blanches et nimberaient d'une douce lueur chacune des tables à la nuit tombée. Tout était beau, lumineux, pur. Du vert, de l'or, du blanc. Pour le cocktail, quelques chaises étaient disposées çà et là dans le parc. Des groupes s’étaient naturellement formés autour du champagne et des petits fours.
Adèle aimait la compagnie des adultes. Elle en était une, non ? À vingt-six ans. Au dîner, elle serait pourtant reléguée dans le coin des petits, elle l'avait vu sur le plan de table. Pas les tout-petits, non. Les entre 15 et 20 ans apparemment, elle et Marceau seraient les plus vieux de la tablée, et de loin. On n'avait pas dû savoir où les caser. Même Marion mangerait, elle, à la table d'Honneur, en raison de son amitié particulière avec la mariée. 15-20 ans. Ce gros fourre-tout de l'âge moyen. Ceux en-recherche d‘identité.
Ça ne la vexait pas, non, que les vrais adultes ne cherchent pas à lui parler. Elle s'ennuierait, juste. Elle avait toujours eu besoin de modèles, l'envie de participer à des conversations au cours desquelles elle pouvait apprendre, évaluer la justesse de ses arguments et l'impression qu'elle donnait au monde. Avec les ados, c'était trop facile. Ils n'avaient la plupart du temps ni le charisme ni l'expérience nécessaire pour lui apprendre quoi que ce soit. À quelques exceptions près, elle trouvait leurs discussions inintéressantes, il fallait bien le dire, et elle ne pouvait même pas les épater. Les épater avec quoi ? Son boulot ? Nombreux étaient les cousins et petits-cousins de Marceau qui, à vingt ans, propulsés par leur carnet d'adresses, avaient d'ores et déjà un poste comme elle n'en rêverait jamais. C'était terrible à accepter. Alors qu'être adoubée par les quinquagénaires qui n'attendaient rien de son parcours professionnel (trop jeune), mais pouvaient s'étonner de sa maturité et de son esprit d'analyse (si jeune et si pertinente), ça, c'était valorisant.
Lorsqu'elle avait une dizaine d'années, au contraire, Adèle aimait la compagnie des plus jeunes qu'elle. Elle avait un véritable goût pour le jeu, le déguisement. Elle adorait raconter des histoires et monter des spectacles qui les faisaient frémir de peur ou pleurer de rire. Elle avait, enfant, le don des plus petits qu'elle impressionnait. Aujourd'hui, il n'y avait que les grands qu'elle voulait conquérir, c’est à ce monde qu'elle voulait appartenir, mais elle n'avait pas encore les arguments pour, le ticket d'entrée de l'âge adulte : l'indépendance financière et la position sociale. C'était frustrant. Serait-elle toujours une petite aux yeux des gens ? Se servant un verre de punch, Adèle songea qu'elle avait envie d’appeler sa mère.
L’Angleterre lui manquait. Et dire que c’est aux français que l’on attribuait ces qualités typiquement anglaises : la courtoisie, l’élégance, le raffinement. Bon, le raffinement anglais, peut-être pas lorsqu'il s'agissait de décoration. Ici, ah, ici il était beau le décor, mais comme elle était seule. Pourquoi Marceau ne revenait-il pas, d'ailleurs ? Elle se sentait triste, mais elle ne voulait ni inquiéter ses parents, ni leur jouer la comédie du bonheur. Du coup, elle n'appelait pas. Souvent, Adèle préférait transformer sa peine en agressivité pour qu’on lui foute la paix. C’était une manière de protéger ses proches, une forme de pudeur aussi. Mais peut-être que ses parents pouvaient sentir qu’elle déprimait, même à distance ? Ne serait-ce pas pire pour eux, si c'était le cas, d’être dans le doute ? Tant pis, Adèle préférait blesser sa mère en l'appelant peu que lui avouer qu’elle se sentait si mal en France. Pourtant, elle l’aurait certainement rassurée et aidée à relativiser. Elle aurait peut-être ri de ses angoisses, les rendant tout à coup ridicules et insignifiantes.
Dans Harry Potter, les Epouvantards sont des créatures qui prennent la forme des peurs et des phobies de ceux qui croisent leur chemin. Les sorciers doivent alors se concentrer très fort en assenant une formule magique pour transformer les Epouvantards en quelque chose de drôle ou d’absurde, et tourner ainsi leurs peurs en dérision. Avec sa mère, Adèle aurait pu rire des siennes. Reconnaître qu’elle n’était pas Superwoman, pour s’aider à grandir. On lui avait toujours dit que les départs étaient plus difficiles pour ceux qui restent. Ce n'était pas vrai. On ne se crée pas un cocon rassurant et familier n'importe où dans le monde aussi facilement qu’on le croit.
Adèle adorait voyager, mais elle sentait en ce moment que pour retrouver ses ailes il lui fallait revenir à ses racines. À ses repères et ses repaires – Marceau lui avait expliqué la différence de sens entre ces deux homonymes quelques jours plus tôt. Adèle avait besoin de retrouver une certaine routine, ce fil rouge qui garde de la cohérence à nos vies.
Marceau était parti aider en cuisine. Il lui avait collé un bisou dans le cou et avait filé sans plus lui prêter attention. L'oncle Eustache, encore tout ému d'avoir marié son fils, s'était posté près d'elle et ouvrait une bouteille de rosé. Adèle l'aimait bien. Lui ne faisait pas de différences. Il parlait de la même manière aux gens, qu’ils soient présidents ou SDF et quelques soient leurs origines sociales.
Comme Adèle ne se sentait pas à son aise au milieu de tant d’inconnus, elle s’approcha de lui et allait entamer la discussion lorsqu’elle entendit la voix de Marion. Cachée par la corpulence de son oncle, Adèle ne l’avait pas vue. « Ah, la nature, disait-elle. Non mais le problème des parisiens c'est qu'ils ont l'impression que ça n'existe que dans les feuilletons d'été de TF1 sur les vieilles familles viticoles pendant la guerre... » Adèle leva les yeux au ciel. Déjà pompette à refaire le monde celle-là, elle pouvait l'entendre à l'intonation de sa voix. C’était drôle qu'elle parle ainsi, car pour Adèle, nul n’était plus parisien que Marion. Elle était agaçante. Elle avait toujours un avis sur tout. Elle monopolisait l'attention sans jamais s’intéresser aux autres et s'écoutait parler avec complaisance, persuadée d'avoir tout compris avant tout le monde.
Elles avaient le même âge ou presque, toutes les deux. Elles auraient pu devenir amies mais Adèle semblait transparente aux yeux de Marion. Trop effacée peut-être. Elle avait pourtant des choses à dire, il fallait seulement lui laisser un peu de place, mais ça, Marion en était incapable. Elle avait toujours été la seule fille de la famille, la petite chérie de son papa, la petite protégée de son frère. Depuis qu'Adèle était là, elle soupçonnait Marion d'une forme de jalousie envers elle.
C'était dommage car Adèle n'avait pas vraiment d'amis, en France. En soupirant, elle se dirigea vers la tonnelle pour féliciter la rayonnante mariée.
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