Geneviève
La grand-mère de Marceau, ou plutôt sa belle-grand-mère, était une dame de 82 ans, l'esprit vif et le cœur sec. La formulation n'était pas des plus heureuses et lui collait parfaitement.
Adèle se demandait bien par quel miracle, élevée par une mère pareille, Isabelle avait pu devenir cette femme douce et agréable. Ce n'était pas que Geneviève fût foncièrement méchante, quoi qu’Adèle n'eût pas cité la gentillesse comme faisant partie de ses qualités premières, mais sa franchise ne connaissait ni les limites de l'empathie, ni celles de la bienséance. Sur son fauteuil Voltaire, elle se tenait le dos droit, la nuque raide, le menton haut. Elle se levait très peu depuis son problème à la hanche car elle ne supportait pas devoir s'aider d'une canne pour marcher.
Geneviève n'était pas une grand-mère à la page. Elle avait grandi dans le cercle fermé de la bourgeoisie bordelaise et s'habillait encore comme sa propre mère l'avait fait, longues jupes en laine, cols hauts, gilets et escarpins à bride en "T" des années folles qui, chaussés par elle, n'avaient plus rien de fous. Adèle savait que Marceau adorait sa grand-mère, dont la rigueur absurde confinait presque à l'esprit fantaisiste, et prenait sur elle d’être aussi aimable que possible, bien que cela ne fut pas réciproque. La cheftaine Geneviève parlait à tort et à travers, se fantasmant ouvertement comme le seul espoir de sauvegarde et de transmission des valeurs et traditions de la famille. Elle semblait se considérer comme le dernier témoin d'un monde mort, ce qui était peut-être bien le cas, et faisait montre d'une mauvaise foi à toute épreuve.
Deux défauts antinomiques de Geneviève sautaient aux yeux lors des repas de famille : celui de ne laisser parler personne, coupant sans arrêt la parole, et, concomitamment, d'interroger de façon lourde et méthodique les projets de vie de chacun. Ainsi, à Marceau depuis six mois : « Mais quand donc te marieras-tu mon garçon, je vieillis tu sais ? ». Cela exaspérait secrètement Adèle car la question s'adressait à Marceau seul, jamais au couple, laissant planer le doute quant à la volonté de Geneviève de l'associer à ce projet. Puis, les lèvres pincées de la matriarche se tournaient généralement vers elle : « Et toi, Adèle, as-tu enfin trouvé un travail ? » À l'invariable réponse négative, la vieille se crispait. S'ensuivait alors une litanie sur le chômage, ce fléau, cette tare de nos temps modernes, qui dérivait habilement sur le fait, jamais vérifié mais non contestable, que, chez les Roussin, on avait toujours trouvé du travail. C'était une simple question de volonté, de dignité même, et d'ailleurs, dans la famille, ceux qui ne trouvaient rien « dans leur branche » après trois mois de recherche retroussaient leurs manches et se faisaient embaucher n'importe où.
En général, Adèle souriait sans répondre, baissait la tête ou invoquait un besoin pressant. Le lendemain du mariage, les invités qui souhaitaient prolonger la fête s'étaient rassemblés dehors et l’on pouvait croiser quelques figures défaites, les yeux éteints. Il ne faisait aucun doute que Geneviève désapprouvait la gueule de bois de certains noceurs.
En ce beau dimanche, on finissait les restes de gâteau en démontant les barnums, on empilait mollement les chaises et on se prélassait au soleil. Deux jeunes cousins de la mariée avaient amené leur guitare et instillaient un air de fête à ce bel après-midi de juillet. Adèle était fatiguée, elle avait peu dormi dans la tente étouffante et trop bu jusque tard dans la nuit. Allongée sur l'herbe près de Marceau, les yeux fermés, elle écoutait les conversations en commentant intérieurement la vacuité de cette discussion de table qui mêlait météo, vacances, travail, bref, où l'on ne parlait encore une fois de rien, ou de façon superficielle.
C'était jouissif, de se moquer des autres sans en avoir l'air. Lorsque Geneviève eut clos l'interrogatoire du rondouillard oncle Eustache au sujet d'une lucrative promotion et semblât satisfaite des réponses, Adèle se demanda quand viendrait son tour. Pour Geneviève, la vie était une sorte de bureau, flanqué de quatre tiroirs étiquetés travail, santé, famille, vie en société. Pouvoir enfin refermer le dossier travail d'Adèle démangeait la vieille depuis un moment. La dérangeant au beau milieu des pensées acerbes de sa paisible sieste, elle lança :
— Et toi, Adèle, où en es-tu de tes recherches ?
Sans même ouvrir les yeux, Adèle, préparée et consciente de se vouloir provocante, répondit :
— Toujours au même point, Geneviève. Rien n'a bougé d'un pouce.
Pourquoi toujours lui mettre le nez dans sa merde ? Et devant toute la famille de Marceau ? La situation était déjà assez pénible sans l'intervention de la vieille.
Celle-ci, agacée, répliqua :
— Il va falloir faire quelque chose ma petite Adèle, hein ? Tu es certaine de chercher assez ? Là où il faut ? Tu devrais peut-être trouver autre chose en attendant, s'il n'y a pas de boulot dans ta voie.
Ce discours tant entendu et répété déclencha ce jour une colère sourde qui monta de la poitrine d'Adèle sans qu'elle puisse rien maîtriser. Elle tenta bien de serrer les dents, étira ses lèvres en un sourire crispé, ouvrit un œil, déglutit, sentit une boule dans sa gorge, et finalement se redressa :
— Geneviève, mais vous n'avez que ça à me demander ? Tout le temps ? Vous savez quoi, quand Laura a cherché à faire un bébé pendant quatre ans, sans y arriver, heureusement que ses parents ne lui demandaient pas chaque jour où ça en était, elle serait devenue dingue ! En plus de vous ! « Alors, le bébé, ça marche pas ? Pourquoi ? Ça serait pas un blocage psychologique par hasard ? » Putain, mais moi c'est pareil ça marche pas le taf, oui j'ai envie que ça marche, oui c'est dur de se sentir inutile ! Mais c'est pire lorsque vous appuyez là où ça fait mal, avec ce petit air pas tellement assumé de reproche, un peu comme si c'était ma faute ! Fuck, don't worry when I'll find one, you'll be the fucking first one to know ! Putain !
Sur ces derniers mots, Adèle se mit tout à fait debout, tourna les talons et se dirigea d'un pas vif vers la forêt. Elle sentit les sanglots l'étouffer. Parler à un arbre, vite, fuir ces humains idiots, sans délicatesse ni empathie.
Après dix minutes passées à marcher dans le labyrinthe des bois, elle s'était vidée de toutes ses larmes et se sentait mieux. Elle avait un peu honte de son coup d'éclat. Elle repartit vers l'orée de la forêt, où Marceau la cherchait. Il la prit dans ses bras et lui fit longer la lisière du parc pour retourner à la voiture sans avoir à croiser les invités.
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