Claire
Claire sortit de la ligne 13, Mairie de Saint-Ouen. Il faisait beau, la capitale sentait le soleil. Claire adorait Paris, et, comme beaucoup de parisiens, elle adorait le Paris estival, surtout au mois d’août. D’un coup, la ville reprenait son souffle. Les artères se vidaient, le calme revenait. Comme pour refaire le plein d’énergie avant la rentrée et une nouvelle année de folie. Claire ne prenait jamais de vacances l’été. Elle n’en avait pas besoin. Elle se sentait en vacances lorsque les autres l’étaient. De par le rythme de travail qui ralentissait naturellement bien sûr, mais aussi de sentir les gens heureux autour d’elle, reposés, bronzés, revenant d’un beau voyage ou se réjouissant de leur prochain départ. Elle partirait pour l’hémisphère sud cet hiver, à Noël et en février. Trois semaines, comme elle le faisait toujours. Seule ou avec une amie. Peut-être le Brésil. Ou la Nouvelle-Zélande.
Avenue Michelet. Claire traversa le grand hall d’entrée et ses talons claquèrent sur le pavé d’une manière qui lui plut énormément. Nouvelles chaussures. Déjà, petite, elle aimait les chaussures qui font « clac ». Et les jupes qui tournent, et le vernis rouge vif et les paillettes. En somme, tout ce qui lui était interdit par son père. Elle grimpa les deux étages qui menaient à son bureau, se fit couler un café et attrapa dans son sac le 20 minutes qu’elle n’avait jamais le temps de finir dans le métro.
C’est à huit heures que le téléphone sonna. Intriguée, elle fixa l’appareil. Depuis l’avènement du portable, plus personne n’appelait jamais sur cette ligne fixe, à part pour de la pub, mais le numéro qui s’affichait sur le cadran indiquait qu’il ne s’agissait guère de cela. Elle décrocha.
— Groupe Bacardi-Martini, Claire Leconte à l’appareil.
— Bonjour Claire. Je me présente, Marceau Roussin.
Claire faillit s’étouffer avec son café, toussa et attrapa un mouchoir sur son bureau pour essuyer le liquide brûlant qui lui coulait sur le menton.
— Claire, vous allez bien j'espère ?
— Pardonnez-moi, café trop chaud mais ça va, je vous remercie.
Ce n’était pas vrai. Le fils de Richard ne pouvait pas appeler par hasard. D'un ton faussement serein, elle reprit :
— Je vous écoute, Marceau. Que me vaut le plaisir de votre appel ?
— C’est un peu délicat, Claire. Mais je ne vais pas y aller par quatre chemins, il est inutile de vous faire perdre votre temps. J’ai toujours su par mon père que vous aviez un bon poste chez Bacardi-Martini. Pour aller droit au but, je me demandais si vous étiez en période de recrutement ?
— Non, pas avant la rentrée, et encore, rien n’est fixé. On recrutera probablement des stagiaires. Pourquoi cette question ?
— Comme vous êtes... Disons, très proche de mon père, je me disais que, peut-être, vous pourriez donner sa chance à mon amie. Elle est diplômée de tourisme, je ne sais pas si ça fera l’affaire, mais elle très douée, très intelligente.
Proche de son père. De par ses responsabilités, Claire était habituée aux échanges tendus qui jamais ne l'impressionnaient, mais là, elle aurait voulu disparaître sous terre. Que savait-il au juste ? Ne rien laisser transparaître.
— En ce moment, comme je vous le disais, c’est compliqué, mais qu’elle n’hésite pas à m’envoyer sa candidature fin septembre début octobre, je verrai ce que je peux faire. Mais… C’est votre père qui vous a conseillé de me téléphoner ?
— Non, j'ai pris seul l'initiative, grâce à l'annuaire. C’est-à-dire qu’elle ne peut pas attendre. Pour des raisons qui seraient trop longues à vous expliquer, elle ne peut pas attendre. Et pour être tout à fait franc, je me disais que je pourrais éventuellement vous faire une faveur en retour. Celle de me taire.
Claire frémit. Il était au courant. Un long silence s’installa.
— Vous taire, par rapport à quoi Marceau ? reprit-elle d'un ton détaché.
— Non, Claire, ne m'obligez pas à ça... Vous savez très bien de quoi je veux parler. C’est pas joli ce que vous faites. Mon père n’est pas mieux que vous sur ce coup-là, je l'admets. Pas la peine de lui demander d’intervenir, il ne sait pas que je suis au courant. S’il le savait, je pense qu’il vous aurait déjà quitté. Vous connaissez peut-être assez mon père pour savoir qu'il est parfois lâche, mais aussi très, très attaché à sa famille ?
Claire croyait rêver. Ce sale petit con qu'elle n'avait jamais vu de sa vie voulait lui forcer la main. Peinant à croire ce qu'elle entendait, choquée par tant de culot, elle restait sans voix. Il était trop tard pour raccrocher. Jouer l'innocente ? Prendre l'air sévère ? Marceau ne semblait pas de ceux qui se laissaient intimider facilement. Avait-il des preuves de ce qu'il avançait ? S'il était au courant, oui, sûrement. Face à son silence, il insistait.
— Je ne demande pas grand-chose. Rien qui ne soit très compliqué pour vous.
— C’est du chantage.
— C’est vache, je sais. Mais vous aussi, vous êtes vache.
— Vous essayez de tirer profit d’une histoire qui ne vous regarde en rien.
— Vous êtes libre de refuser. Je n’ai rien à perdre. Je ne vous connais pas, je ne vous dois rien et même, je vous méprise. En revanche, j'aime beaucoup ma belle-mère. Elle m'a élevée. Le choix est vite fait.
— J’aime votre père.
— Moi aussi. Croyez ce que vous voulez, mais si pour vous l'amour est une raison suffisante pour sacrifier la moralité, alors mes intentions sont justes elles aussi. Ce chantage, comme vous dites, je le fais par amour. Ma copine a besoin de ce travail. Pour la faire courte, mon couple aussi. Et je ne sais pas si c’est une bonne idée de blesser Isabelle en me mêlant d’une histoire qui, comme vous dites, ne me regarde pas. Du coup, je vous laisse choisir. J'ouvre plusieurs portes et je laisse faire le destin, en quelque sorte.
Claire éclata d’un rire cynique. Elle était bouillonnante de rage.
— Marceau, vous faites tout sauf laisser les choses suivre leur libre court. Et je suppose que vous avez l’intention de dire à votre père que votre amie a été embauchée par hasard chez Bacardi Martini ? Vous le prenez pour un con ?
L’assurance de Marceau sembla vaciller. Le gamin n’avait visiblement même pas envisagé la question. Le plan n’était pas fignolé. Il avait dû l’appeler sur un coup de tête.
— Vous direz simplement à mon père que vous ne l’avez jamais rencontrée. Vous serez convaincante, c’est dans votre intérêt si vous ne souhaitez pas le perdre. Quelle raison aurait-il de ne pas vous croire ? Je jouerai l’étonné lorsque Adèle me parlera de son poste chez Bacardi. Je lui dirai de ne surtout pas parler de Claire Leconte à mon père, je lui raconterai le mythe fondateur entre vous, l'histoire du premier amour perdu blablabla. J’en rajouterai des couches, je lui dirai de raconter qu’elle bosse dans des bureaux en dehors du siège. Vous voyez, quand on veut, on trouve des solutions.
— Vous êtes cinglé. Vous avez quel âge, déjà ?
— Écoutez, recevez-la en entretien, au moins. Elle s’appelle Adèle. Elle est anglaise, elle est parfaitement bilingue, elle n'attend qu'une chose, c'est travailler. Elle donnera tout. Je pourrais essayer de vous prendre par les sentiments, vous raconter que je l'aime et vous dire que je suis désespéré pour elle mais je n'en ai pas envie. Je ne veux pas me confier à vous. C'est juste un deal. Un simple deal.
Claire soupira. Elle savait déjà que le sale petit con avait gagné. Elle ne voulait pas prendre le risque de perdre Richard, et si Richard risquait de perdre Isabelle, en bon bourgeois traditionnel qu’il était, il ferait le choix de la famille, c’était certain. Mais elle devait sauver la face devant le petit con. Elle fit semblant de réfléchir quelques instants et déclara :
— C’est d’accord, Marceau. Mais je ne sais pas encore pour quel poste. Ce ne sera probablement pas un poste majeur. Et si j’accepte, je dis bien si j'accepte, car je peux toujours me rétracter, c’est bien parce que, de toute façon, j’aurais eu besoin de quelqu’un prochainement. Par ailleurs, si elle ne fait pas l’affaire votre Adèle, je la vire. Et peu importe ce que votre morale vous conduira de faire ensuite.
Claire crut discerner un soupir de soulagement à l’autre bout du téléphone.
— C’est entendu. Je vous laisse la contacter, vous ferez ça très bien. Elle a un profil LinkedIn. Adèle Evans, née en 1992. Ah oui, dernier détail, comme vous l'aurez déjà compris, elle n’est évidemment pas au courant. Il faut qu’elle croie que le projet d’embauche vient de vous, c’est primordial. Mais je suppose que vous serez également plus à l’aise dans cette situation qu'à jouer la franchise. Vous ne le regretterez pas. Elle est formidable, Adèle, c’est presque un cadeau que je vous fais. Laissez-lui juste quelques semaines pour s’adapter, elle est un peu timide.
— Au plaisir de ne jamais vous croiser Marceau. Au revoir.
— Voilà enfin un terrain d’entente...
Claire raccrocha avant que l’enflure eût terminé sa phrase. Furieuse, elle se rendit dans le local cuisine pour se refaire un café et répondit à peine au bonjour de deux de ses collègues qui venaient d’arriver. Elle se sentait humiliée.
Elle était ce qu’on appelle communément une femme de tête. Elle qui avait toujours une longueur d'avance, qui avait toujours tout dirigé d’une main de fer venait de se faire écraser comme une blatte par un petit merdeux arrogant encore en couches. Elle fulminait. Il avait trouvé son point faible : sa vie privée était merdique.
Grâce à Richard elle se sentait revivre. Elle rêvait de nouveau. Elle ne savait pas combien de temps cette histoire pourrait durer, mais Richard avait redonné des couleurs à son quotidien routinier. Depuis juin, elle l'avait revu six fois. Quatre fois chez elle, dans son appartement parisien, et deux fois à l'hôtel Mercure, dans le centre ville de Poitiers. La façade moderne ne payait pas de mine mais il était situé en plein centre-ville et construit dans une ancienne chapelle de jésuites, sous de magnifiques voûtes en pierre. Lorsqu'elle partageait le temps de route avec Richard, le week-end était plus long. Ils allaient au restaurant, buvaient du champagne et faisaient l'amour. C'était léger, suspendu dans le temps, deux jours sans contraintes ni obligations. Ils étaient même allés au cinéma, une fois. Ils avaient vu L'Une chante, l'autre pas, d'Agnès Varda.
Cela faisait plus de trois ans que Claire avait vu un film au cinéma, et elle avait pensé que c'était dommage de vivre à Paris et de ne pas prendre plus de temps pour se divertir. Il ne le savait pas encore, mais elle avait prévu d'emmener Richard en Bretagne, le temps d'un week-end. Peut-être à Morlaix. Elle avait un excellent souvenir de Morlaix. Morlaix dans dans les tons bleutés de l’aube. Une ville encaissée dans une vallée, écrasée par son arche dorée, son immense viaduc qui semble abaisser l’église, les maisons d’ardoises et les mâts tendus du petit port de pêche qui semblent vouloir prendre de la hauteur. Blanc des mouettes et taches de vert forêt qui montent vers le gris du ciel. Oui, elle se voyait bien avec Richard à Morlaix.
Ils s’écrivaient presque tous les jours. La vie était devenue plus réelle, plus excitante. Faite de chair. Le sexe, le cœur, tout palpitait de nouveau. Les journées passaient plus vite, elle attendait ses textos avec ferveur. Les semaines étaient rythmées par l'espoir du prochain rendez-vous, car, comme l'a si bien dit Rousseau, on jouit mieux de ce que l'on espère que de ce que l'on obtient. Elle ne culpabilisait pas vis-à-vis d'Isabelle. Elle était là bien avant elle. Bref, elle était heureuse. C'était peut-être un bonheur illusoire, car elle ne pouvait nier que pesait sur son pseudo-couple l'ombre d'une fin inéluctable, mais elle ne voulait pas y penser. Elle ne pouvait pas perdre ce renouveau dans sa vie, cette redécouverte des sensations. Pas pour le moment.
Depuis des années, avant même son divorce, Claire ne vivait que pour son travail. Le nez dans le guidon. Elle avait oublié la douceur, la tendresse. Comme c'était bon.
Claire attrapa un sucre et le lança dans sa tasse. Quelques gouttes éclaboussèrent le plan de travail. Comment Richard avait-il pu se faire griller ? Elle attrapa son troisième café d'un geste rageur, retourna à son bureau et tapa LinkedIn sur son clavier.
Elle trouverait bien un moyen de faire payer ce vicelard de Marceau.
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