Journal de Marion
11 août 2018, La seule chose qui compte, France Gall.
Avant-hier, j’ai redormi chez toi. Pour la première fois, tu m’as invitée. Seule. Pour moi. Pas parce que je suis l’amie de Pad et qu’il y a « soirée » (si on peut appeler soirée un événement qui se produit tous les deux jours). Je n'ai plus revu Natalia depuis la deuxième fois que j'ai dormi chez toi. Je l’ai aperçue dans les couloirs de la Goutte mais elle fait chaque fois semblant de ne pas me voir. Je me suis demandé si elle savait pour nous, et si cela expliquait cette distance qu'elle semblait installer un peu plus chaque jour entre elle et moi. Je me suis demandé si tu la voyais toujours, surtout, mais je ne pouvais pas te poser la question : primo, je ne suis pas censée être au courant pour vous deux, deuzio, hors de question que tu décèles ma jalousie. S’approprier quelqu’un, vouloir le mettre en cage, surtout dès les prémices d'une histoire, est le meilleur moyen de le perdre. La relation doit évoluer naturellement et être nimbée de mystère. Je ne crois pas qu'à ce stade il faille « communiquer », contrairement à ce que j'entends souvent. Encore un terme à la mode et poussé à l'excès. Il faut laisser les choses se faire simplement. Si elle ne l'est pas encore tout à fait, la relation doit paraître évidente.
On mangeait un steak carbonisé et des petits pois mous sur la table basse.
— Elle va bien Natalia ? Je ne la vois plus…
— Oui, ça va. Elle bosse pas mal le soir en ce moment, elle joue dans des bars, des petits cabarets… Je la vois surtout la journée. Elle passe.
— Pourquoi les soirées du groupe se font toujours chez toi ?
— Je suis à la Goutte depuis plus longtemps, du coup j'ai la plus grande chambre. Fred et Xav sont en coloc avec un mec pas très sociable. Et Natalia n’en parlons pas, elle vit dans un trou à rat. Elle est sur liste, dès que quelqu’un libère une chambre plus grande, c’est pour elle. Là, elle a à peine la place pour un lit...
— J’aimerais bien la connaître, elle a l’air chouette (Bluff). Mais je sais pas, j’ai l’impression qu’elle n’accroche pas trop avec moi…
Tu t’es mis à rire doucement, et ta réponse m'a coupé le sifflet.
— Je crois que tu as raison.
Je n'en attendais pas tant. J’ai décidé de ne plus aborder le sujet, bien que de ton côté tu n’aies pas semblé gêné par la discussion.
Le lendemain nous nous sommes levés vers midi et tu m’as préparé des pâtes carbonaras. Grosse ambiance dans la cuisine du niveau 3 de la Goutte d’argent, tout le monde s’engueulait. Une petite femme d’une cinquantaine d’année prénommée Christine hurlait qu’elle avait déjà passé trois fois la serpillière cette semaine et deux punks attablés lui disaient de la fermer tout en essayant de construire un planning de ménage équitable. J’ai pris une douche dans la salle de bain dévastée à la Fight Club. Moi qui ai une peur complètement irrationnelle de l’électrocution, il fallait vraiment que je tienne à toi pour accepter de me doucher dans ce cloaque mais je ne voulais pas te vexer, ni passer pour une princesse. Je t’ai quand même emprunté tes claquettes, faut pas déconner. C’était la première fois que je m’autorisais à rester un peu avec toi au réveil. Je suis partie vers 14 heures, c’est là que cette pute m'a attrapée dans un couloir. Elle m'a choppé par le colback comme la vulgaire caillera qu'elle est et j'ai effectué un demi-tour sur moi-même, une vraie toupie. Elle a craché :
— Toi, tu crois que j'ai pas vu ton petit manège ? Tu joues à quoi ? Qu’est-ce-que tu fous là ?
Interloquée, je la regarde. Elle me lâche et hurle :
— TU JOUES A QUOI ?
Elle me fait un peu peur, elle est bien plus grande que moi et me dévisage de ses yeux en fente, glaciale comme seuls les russes peuvent l'être, tête haute, les yeux baissés vers moi. Instinctivement, je recule.
— Natalia, de quoi tu parles ?
À la réflexion, je ne veux pas trop l'énerver non plus en la prenant pour une imbécile, alors je poursuis :
— Tu veux parler de Karim ? Pourquoi tu demandes, t'es sa meuf ?
Je cherche à gagner du temps histoire de trouver une réponse neutre mais elle le prend pour une provocation. J'ai l'impression qu'elle va m'en coller une. Je ne sais pas quoi lui dire. Elle a besoin d'exprimer sa colère, elle est amoureuse, elle tente l'intimidation, retrouve un peu de dignité bafouée en se sentant un ascendant sur moi. Il n'y a pas d'honnêteté intellectuelle dans sa démarche. Elle n'est pas idiote, Natalia. Elle sait que Karim ne lui appartient pas et qu'après dix mois de relation qui stagne, c'est trop tard pour qu'il tombe amoureux d'elle. Que m'évincer n'y changera rien. C'est fichu. Je ne peux pas m'empêcher de ressentir de la peine pour elle, c'est facile lorsqu'on se sent l'élue. Facile d'imaginer sa tristesse d'avoir été rejetée et facile de se sentir magnanime face à sa colère. Alors je ne sais pas quoi lui dire. Je serre très fort l'élastique détendu au fond de ma poche, je l'enroule autour de mon pouce à m'en faire mal mais je ne lâche pas son regard. Elle me fixe un long moment, crache à mes pieds et se casse.
Un peu sonnée, j’ai repris la ligne 9 à Mairie de Montreuil. Natalia a assombri ma matinée mais j’ai le cœur trop en fête pour m’attarder longtemps sur ce pénible incident. Je crois que je suis en train de tomber amoureuse et j’ai peur. Dans le métro, signe du destin ? Un magazine de psychologie oublié sur un siège propose un dossier sur la peur de l'amour. Explications lumineuses de Monique Schneider, philosophe et psychanalyste : « L’amour implique une prise de risque. Il suscite un phénomène de vertige, parfois même de rejet : on peut casser l’amour parce que l’on en a trop peur, le saboter tout en essayant de se confier, réduire son importance en s’attachant à une activité où tout repose sur soi-même. Tout cela revient à se protéger du pouvoir exorbitant de l’autre sur nous. »
28 août 2018, La Déclaration, France Gall.
Nous sommes sortis en boîte de nuit. Au Queen. Les trente premières minutes, on s'est comportés comme deux proches amis. Trois heures plus tard, bourrés, on s'est roulés des pelles sur la piste de danse et sommes restés collés l'un à l'autre toute la soirée. Cette fois, Pad et d'autres nous ont grillé, mais ils n'ont rien dit. Il n'y avait plus de métro, je n'avais pas d'argent pour rentrer chez moi en taxi, tu m'as proposé de dormir chez toi, Xav nous a ramené en voiture. Ce soir-là, dans la pénombre, assis face à moi en buvant une dernière bière, tu m'as tout dit. Sauf l'essentiel. Tout dit sauf je t'aime. Que t'avais eu envie de m'embrasser depuis le premier jour, que tu t'étais senti bizarre en me rencontrant. Que j'étais magnifique, intelligente et parfaite. Que je pouvais rendre un mec dingue. Que j'avais des yeux incroyables. Tu tremblais de dévoiler tout cela. Tu m'as tout dit, sauf que le mec dingue de moi c'était toi. Sous le coup de l'émotion, tétanisée, je n'ai pas su quoi répondre. Tu m'as prise dans tes bras. Tu étais très bourré. Je ne pense pas que tu t'en souviennes, et moi à peine.
01 septembre 2018, Amoureuse, Véronique Sanson.
Cher Journal,
Je suis amoureuse. Je pense à lui tout le temps, toute la journée, au point que ça m’angoisse. Je pourrais déplacer des montagnes. Pas pour lui mais pour le mériter. Souvent, quand je pense ou quand j'écris, j’ai envie de m’adresser à lui. Là, j’écris « lui », et non « toi. » Ce doit être que j’ai besoin de prendre du recul. Je ne sais pas où l’on va et j’ai peur. Il ne me dit rien mais je vois qu’il est heureux quand je suis là. Il veut toujours que je reste dormir c’est évident. Encore la dernière fois, sans aucun prétexte de soirée ou de Pad, il m’a simplement écrit pour me demander de venir. Sans même ironiser sur le dîner gastronomique steak petit pois qu'il allait me cuisiner, cette fois. Juste comme ça. J’aurais voulu lui dire non, surtout que son ton ne m’a pas plu (« Tu viens ? »), pas plus que cet ascendant que je le laisse prendre sur moi, mais je n’ai pas pu. A mon tour, j’ai envie de prendre mon téléphone pour l’inviter chez moi mais un refus me foudroierait. D'un autre côté, j'ai tout autant peur de le laisser entrer dans ma sphère.
Donc, à ta demande je suis venue. Je ne pensais qu'à toi. Tout le temps. Je me disais qu'il fallait y aller doucement, profiter de ces magnifiques et fragiles instants de séduction qui précèdent l'épineux concept de couple. On est sortis. On marchait vers les quais de Seine pour rejoindre tes amis d'enfance, que j'ai découvert et adoré tous sans exception. Je t'ai dit que je souhaitais passer mon permis moto. C'est vrai, mais je l'ai dit par bravade, attendant la réaction-type un peu misogyne de mon entourage : « Quoi ? Toi sur la route ? Un vrai danger public ! Tu me préviendras quand t'iras faire un tour, que je me planque. » Toi, Karim, tu as répondu que c'était cool, et tu m'as demandé pourquoi je voulais une moto. Je t'ai parlé de mes souvenirs d'enfance, des balades sur les chemins de terre, agrippée au blouson de mon père, le cœur remontant dans ma poitrine à chaque accélération, puis je cherchais de nouveau la taquinerie :
— Tu monteras derrière moi ?
— Oui.
— Mais... T'auras pas peur ?
— Non. J'ai confiance en toi.
Tu m'as répondu ça avec naturel et l'air du type désorienté par la question. Tu m'as désarmée. C'était une belle réponse.
Arrivée dans le bar. Tu me présentes comme une amie et je n'en prends pas ombrage. Il est trop tôt pour parler de couple. Parmi ta bande de potes, Léa, une belle asiatique avec laquelle le courant passe instantanément. Elle est pleine d'humour, enthousiaste, cash. La glace sous le feu, le feu sous la glace, quelque chose comme ça. On sort fumer une clope toutes les deux. Au détour d'une phrase, je comprends qu'elle est ton ex. Celle dont tu m'as déjà parlé une fois alors que je t'interrogeais sur ta vie amoureuse. Celle qui est partie pour un pote à toi. Celle qui t'a blessé, celle qui t'a meurtri. À laquelle tu n'en veux même pas. Ton Manu à toi. À ce moment-là, contrairement à d'autres de tes potes, Léa n'a pas perçu notre complicité, elle pense vraiment que je suis l'une de tes amies. Ce n'est pas à moi de raconter ce que l'on vit. Je m'applique à cacher les sentiments que j'éprouve pour toi lorsqu'elle m'explique qu'elle t'aime toujours.
— Ah, mais c'est pourtant toi qui l’as quitté non ?
— Oui, il y a deux ans.
— Mais pourquoi ? Je veux dire, si tu l'aimais ?
— Parce que je suis jeune, j'ai envie de vivre d'autres choses, de m'éclater... Tu vois ? Il est trop jaloux, il n'aimait pas que je sorte, c'était trop fusionnel. En fait, Karim, c'est le mec parfait. Je l'aime toujours mais c'est pas le bon moment. Je ne suis pas prête à m'engager sérieusement. C'est un peu comme si je le voulais, mais pour plus tard... Tu vois ?
Cette discussion anodine avec Léa a créé le premier déséquilibre dans cette relation sur le point de décoller. Pour la première fois, j'ai réalisé qu'au fond je te connaissais peu. La méchante bête au fond de moi ressurgissait. Elle me disait que j'allais souffrir, que je n'étais pas assez bien pour toi. Que plus tu apprendrais à me connaître et plus tu serais déçu. Que Léa, elle, était une fille à ton niveau. Elle était exotique, elle faisait de la boxe, elle était belle. Créer le lien de confiance est la grande problématique des timides qui se rencontrent. La nôtre. Les paroles de Léa m'ont déstabilisée et j'ai été incapable de t'en parler sur le chemin du retour, de te demander ce qu'elle représentait encore pour toi.
Je suis amoureuse. Et donc très méfiante, moi qui le suis déjà en temps normal. Tellement méfiante que j'en suis devenue froide, cette soirée-là, et tu as dû croire, au mieux, que je me désintéressais de toi, au pire, que je me foutais de ta gueule. Oui, je n'ai pas honte de le dire, j'ai flirté avec l'un de tes amis, légèrement, pour te rendre jaloux. Après tout, je ne suis qu’« une pote », non ? Tu n'es pas assez fin psychologue pour comprendre que mon assurance avec toi n'est qu'une façade, que je me sens au fond comme une petite fille perdue. Plus mon amour croît, plus je me sens ridicule, sans intérêt, sous tension, dans l'attente du jour où tu découvriras que je ne te vaux pas. De ton côté, tu ne parles pas de tes sentiments. Héritage de ton éducation. Jamais de mots sur les émotions. On a très peu de temps pour se voir, à cause de nos emplois du temps respectifs. On ne se fréquente pas assez pour créer ce qu'on appelle l'Intimité, en tout cas passer la seconde. Nous craignons tous les deux le rejet. J'ai envie de t'écrire à chaque instant et je n'ose pas. Je prends mes distances. Je vis avec l'idée absurde qu'inéluctablement, le moment arrivera où tu me diras « Bon, c'était chouette, t'es une fille super mais c'est fini. Soyons réaliste où allons-nous comme ça ? Tu croyais vraiment pouvoir être la femme de ma vie ? »
Éméchés sur la piste de danse, c'est facile de s'embrasser langoureusement. C'est plus simple de se donner rendez-vous le soir, de faire la fête entourés de potes. Mais toi et moi en tête-à-tête, face à face à la terrasse d'un café à 15 heures, ce n'est jamais arrivé. Ce n'est pas que de ta faute. L'idée de te voir en journée me renvoie à la peur du vide, j'angoisse des cernes trop apparents à la lumière du jour, du grain trop pâle de ma peau à nu. Comme tout paraît différent la journée. Tout y est moins magique. Mais je suis lucide. On ne construit rien la nuit. La nuit est un monde éphémère dans lequel on ne s'engage jamais vraiment. C'est plus facile. Je crois que ma peur te fait peur. Ce n'est pas que tu ne m'intéresses pas, c'est que tu m'intéresses trop. Alors, on est ensemble sans l'être, en intérim, sans en parler, sans se projeter. Je vois pourtant cette flamme dans tes yeux, qui me rassure et à la fois ne me donne aucune garantie satisfaisante. Je meurs d'envie de te dire que je t'aime, si tôt, si vite, mais justement je préférerai mourir que me lancer la première. Je veux que tu trouves les mots pour le dire, des mots à la hauteur de ma peur. Mais non, on se vole des bisous dans l'ombre comme si on avait quatorze ans. Notre relation régresse puisqu'elle n'évolue plus.
12 septembre 2018, Rain and tears, Aphrodite's Child.
Cher Journal,
Je suis anéantie. Il m'a fallu du temps pour avoir envie d'écrire. C'était il y a trois jours. Je suis allée voir Pad, surtout pour voir Karim c’est vrai, parce que cela fait plusieurs jours qu'il ne m'écrit plus, ou moins, ou moins bien, enfin quelque chose a changé. J’ai passé une heure avec mon pote, à essayer de traîner un peu dans les couloirs de la Goutte, à aller aux toilettes plus souvent que nécessaire dans l’espoir de le croiser, car non, je n’ose toujours pas assumer avoir envie de le voir même si j’imagine que ça crève les yeux. Je n’y arrive simplement pas. Je suis une émotive anonyme. Une handicapée émotionnelle. Que je lui sois entièrement dévolue un jour, complètement disponible, et le rêve s'évanouira. Nos nuits, nos fêtes, nos délires se nourrissent de ce que je lui échappe. La magie s'envolera dès que je poserais ma première valise chez lui, je le sais. Le conte de fées s'arrêtera à l'entrée du château. On ne sait jamais ce qu'il se passe après la fin des contes. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, point. Et c'est tout ? La vie du prince et de sa princesse est-elle tellement chiante qu'il n'est même pas la peine d'en écrire l'histoire ?
Lorsque j’ai croisé Xav, le coloc de Fred, dans la cuisine, pendant que Pad se faisait un sandwich jambon ketchup mayo, je n’ai pas résisté à la tentation de lui demander s'il savait où je pouvais trouver le poulpe. D'un ton serein et sans même me regarder, concentré sur le décapsulage de sa Foster's, Xav m'a dit : « Oui, oui, va frapper à la chambre de Nat, il doit être là-bas ». J’ai senti mon cœur s’arrêter, puis se mettre à taper sourdement dans ma poitrine. Comme ça fait mal. J’ai souri et j’ai remercié, tremblant de tous mes membres, j’ai allumé une clope, j’ai ouvert la fenêtre de la cuisine en grand pour me calmer et m’y suis accoudée, l’air de rien. Douleur. J’ai fumé la cigarette la plus courte de ma vie et j’ai continué à fixer la lune presque pleine. Je n’arrivais pas à arrêter de trembler, il fallait que je bouge, que je trouve un moyen d’expulser ma colère. Je ne savais plus si j’avais envie de rentrer chez moi pour pleurer, d’aller faire la fête dans le 18ème avec Zélie et Lolo, que j’avais délaissées ces derniers temps pour un gros con, ou si j’allais rester plantée dans la cuisine à attendre que le jour se lève et que le gros con en question sorte de la putain de piaule de la ruskof.
J’avais envie de taper un scandale devant la chambre de Natalia, mais je ne pouvais décemment pas. Pourquoi me faisait-il ça ? Moi, je n’avais envie de personne d’autre que lui. Alors non, concrètement, je ne savais pas ce qu'ils fabriquaient dans cette chambre. Peut-être rien de grave. Non, Karim et moi ne nous sommes rien promis, nous n’avons même jamais parlé de rien nous concernant, mais j’avais le secret espoir que notre relation devenait tacitement sérieuse. À notre âge, on ne se demande plus si oui ou non le couple est officiel, si « on sort ensemble ». C’est le temps et l’exclusivité (ou pas, d'ailleurs, il y a des couples libertins qui fonctionnent très bien), qui légitiment la relation.
C’est ça qui est le plus dur, les premiers temps, rester persuadé que l’autre est sur la même longueur d’onde que soi sans devoir recourir aux mots. Une part de moi espérait et espère toujours que Karim était chez Natalia pour jouer aux cartes, mais faut pas déconner non plus. Qu’avait-il dit à propos de la chambre de sa russe déjà ? Ah oui, à peine la place pour un lit. Ce soir-là, j’ai bu tout le rhum qui restait chez Pad. Fred nous a rejoint. J’aurais voulu qu’il dise au poulpe que j’étais là. D’ailleurs, peut-être l’avait-il fait et que Karim s’en battait juste les couilles. Bizarrement, j’ai ri plus que de raison toute la soirée, d’un rire mi-hystérique mi-blasé, peut-être encore pour que Fred le raconte à son pote le lendemain.
J’ai pioncé dans le canap’ de Pad car je n’arrivais pas à partir, à m’éloigner de ce Karim qui me faisait tant de mal, et pourtant, lorsque je me suis réveillée vers midi, un peu apaisée par la gueule de bois mais complètement vaseuse et n’ayant aucune envie de le croiser dans cet état, j’ai voulu rentrer chez moi. L’humiliation ultime s’est produite lorsque je suis passée devant la cuisine pour rejoindre les escaliers. J’aurais pu prendre un autre chemin pour éviter ce haut lieu social, mais il était plus long et je n’aspirais qu’à fuir ce squat de malheur. J'ai donc rabattu la capuche de mon sweat sur ma tête et suis rapidement passée devant la cuisine ouverte. J’ai juste eu le temps d’apercevoir Natalia attablée devant un bol de céréales et enlaçant Karim assis à ses côtés. Elle souriait et semblait lui dire quelque chose lorsque tout à coup elle m’a vue, et j'ai clairement pu lire une lueur de triomphe dans son regard. Karim, lui, ne m’a pas repérée et j'ai filé comme l’éclair en direction de la sortie.
« Meuf, t’as pas le droit de pleurer, en fait. À quel moment tu lui as dévoilé tes sentiments ? Je te connais, t’es un mur, un coffre-fort, verrouillé à triple-tour ! Quand est-ce-que tu as fait en sorte que ça devienne sérieux entre vous ? Quand est-ce-que tu as pris tes responsabilités ? Il t'a lancé une perche d'ailleurs, un soir, mais entre ce que tu ressens et ce que tu lui montres de toi, c'est le grand écart. A part te victimiser en te comparant à Léa, ces derniers temps... Nan nan, ça fait mal, j’entends bien mais il ne t’a rien promis. Techniquement tu peux baiser ailleurs toi aussi. » Merci Lolo. C’est parfois dur une copine.
Parce que j’étais en rage, que j’ai attendu pendant 48 heures, désespérément, un texto qui n’est pas venu, parce que tu n’as peut-être même pas su que j’étais passée à la Goutte d’argent, j’ai craqué. Je t’ai envoyé un texto lourd et long, accusateur, victimisant au possible et inutile.
Tu ne m’as jamais répondu. L’as-tu reçu ? Peut-être ne sais-tu pas quoi me dire. Et parce que je n’ai pas reçu de réponse, j’ai regretté de l’avoir envoyé. Classique. Il faudrait inventer le modérateur de SMS. On écrirait notre texto, une petite alarme sonnerait et une voix suave et féminine nous dirait « Attention. Orange vous informe que vous ne devriez pas envoyer ce message. Si vous êtes ivre, merci d’éteindre votre téléphone. Si vous êtes sobre, merci de patienter, votre message sera envoyé dans cinq minutes. Prenez le temps de la réflexion ». Alors, j'aurais relu mon texto et je l’aurais effacé.
Toi et Natalia ça continue. Peut-être n'as-tu jamais cessé de la voir. Je ne sais pas comment digérer cette information. Je ne saurais pas comment te croire si tu cherchais à nier les faits mais tu ne cherches rien de toute façon. Je voudrais me sentir en sécurité dans ma vie et pour ça je dois l’inventer. M’investir dans mes études, trouver un travail, m’entourer d’amis, de gens en qui j’ai confiance. Construire une famille, un cocon. Parce que le statut d’électron libre, c’est romantique, c’est rose’n roll mais on se sent seul et c’est dur. Tu vois, je le dis moi-même, je me perçois comme un électron libre, je ne me sens pas d’attaches. Je voulais de l’aventure, ben je l’ai eu. Maintenant je veux de la sécurité.
Notre mal-être à tous prend des formes diverses : les pleurs, l’inertie, la peur. Il passe, lorsque le cerveau a rouvert les tiroirs qui font mal et fait le tri. Certains tiroirs ne se rouvrent que des années plus tard. On ne sait plus bien ce qui est caché dedans et on ne veut pas chercher trop loin. Karim, je ne te donnerai rien, comme ça personne ne te le volera.
Tu me manques, je souffre en silence. J'ai toujours préféré les peines discrètes aux grands fracas avec portes qui claquent, ça me permet de moins y penser. De ne pas affronter. De faire semblant de trouver normal cet amour suspendu dans le temps. En stand-by. Terminé sans fin, sans explications ni mots, comme il a commencé. Une relation neuve qui s'est effilochée comme celles des vieux couples usés. J'ai tout raconté à Zélie, et après quelques heures à essayer de lui faire comprendre ce qu'elle ne conçoit pas – ma peine –, j'ai remis l'histoire de ma vie sentimentale en question. Et si finalement, je n'assumais pas le statut de « croqueuse d'hommes » ? Et si je m'arrangeais pour éteindre tous mes débuts d'histoire, ou me faire larguer et être celle qui souffre, bref, être des deux la victime, pour ne pas être un bourreau qui se révélerait impitoyable ? Zélie m'a répondu :
— Bof... Non. Moi, je pense que tu peux tomber amoureuse de n'importe qui pourvu qu'il te veuille plus que tout et te rejette après t'avoir eu.
— …
— Si, si. Tu recherches les prédateurs, les durs comme Manu, et tu te fais victime consentante.
Et hier soir, à force de ruminations pour une fois fructueuses, j'ai compris. Que j'ai tout gardé en moi. Tout avalé, enterré, enseveli. Manu et mon chagrin d'amour. En me disant que les épreuves me rendraient plus forte. Mais toute cette peine est en train de m'étouffer, de ressurgir, des mois plus tard. Je ne sais plus comment la sortir, je me suis noyée dans toutes ces larmes que je n'ai pas versées lorsqu'il est parti, trop occupée à intellectualiser ma situation en fumant des clopes. Je n'arrive plus à me livrer, à aimer. J'ai peur. La peur qui ronge, celle qui n'est pas fondée sur un danger concret. La pire : celle qui vient de sa propre tête. Celle dont mes parents m'ont appris à me méfier. Je voudrais les bras de maman. Qu’elle me dise ce que je dois faire. Mais j'ai depuis longtemps érigé de solides murs entre elle et moi. Ces murs que je pensais être ma seule force sont ma pire faiblesse. Ils disent que je suis grande et que j'assure, ils clament mon indépendance et ma force face à la vie, pour la rassurer, un peu.
Mais en réalité j'ai envie de lui dire : « Maman je suis perdue. L'amour pour moi, ça voulait dire le tien et celui que me porte papa. Il est indestructible, indéfectible. Alors quand un garçon me dit je t'aime, je crois toujours que c'est pour toujours. Mais il y a des Manu, et des Monsieur Connard. Comment ne pas être déçue quand je place l'amour d'un jour et le vôtre, inconditionnel, dans le même panier ? Maman, dis-lui de venir me rejoindre, parce que quoi ? Il ne tremble jamais lui ? Je lasse tant les gens qu'ils n'ont jamais peur que je m'en aille définitivement ? Pourquoi ne restent-ils jamais ? Pourquoi ne me courent-ils pas après ? Pourquoi devrais-je à chaque fois être celle avec qui « ça aurait pu », « la fille d'avant » ? D'avant leur vraie vie, d'avant le mariage ou les enfants. Celle qui leur a fait comprendre de quel genre de personnes ils avaient besoin. Dis-moi, maman, ce qui ne va pas chez moi. Chez nous, l'amour n'a jamais fait mal.
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