Manu
Les premiers mois dans notre studio de Bordeaux fut une période bénie. Un quotidien fleuri. Manu qui m’emmène en voiture à la fac pour m’éviter de prendre le bus, Manu qui m’offre des roses, Manu qui me fait la surprise de rapporter des cookies pour le goûter, Manu qui a fait le grand ménage dans nos tous petits mètres carrés. Manu qui se projette dans notre futur appartement, celui de quand il aura enfin trouvé un travail, Manu qui cherche un job, Manu qui ne cherche plus, Manu qui fait semblant de chercher, Manu qui ment, Manu qui use de prétexte, Manu qui s'ennuie. Il était de moins en moins là, avait l’esprit ailleurs.
Son besoin d’air se répercutait sur notre couple qui vacillait doucement, sans bruit. Je dormais, il sortait. Je m'énervais, ça l’énervait, il criait. Il se réveillait lorsque je rentrais de cours, avant une interminable nuit à jouer au poker en ligne. Nous ne nous comprenions plus, nous n’en avions d’ailleurs plus le temps.
La jalousie s’en mêla. Je passais mes soirées avec mes amis de la fac, à boire un coup puis deux après les cours ou allant au cinéma afin de fuir le moment de replonger dans la morosité de notre vie. Quant à Manu, il avait retrouvé à Bordeaux un pote de lycée avec lequel il était toujours fourré. Il rencontrait trop de filles dans ses soirées, ça ne me plaisait pas.
Ma deuxième année de fac avait commencé dans cette ambiance tendue. Je n’avais pas l’énergie de tenter quoi que ce soit pour sauver notre couple. J’étais devenue chiante et m’enfermais dans ce rôle, ridicule à mon âge, de matrone jamais contente. Je devenais aigrie et frustrée. Il sortait toute la nuit et à cause de mes cours je ne pouvais pas le suivre. Plus j'étais désagréable, et plus Manu fuyait ce qu'on ne pouvait plus appeler un nid d'amour.
Un soir, je rentre de la fac. 20 heures. Boule au ventre. La peur. Le clignotant d'un taxi garé le long du trottoir. Mon pas qui accélère en même temps que mon cœur. Mes pieds qui veulent partir en sens inverse. Les muscles de mes cuisses qui luttent pour me tirer vers l'horreur. Les buissons qui cachent toujours la porte d'entrée de l'immeuble et sa petite cour. Un pas, deux pas, trois pas, nous n'irons plus au bois. Quatre pas, cinq pas, six pas, es-tu là ? Les genoux qui se dérobent, le buste qui flanche, les oreilles qui bourdonnent, le crâne qui explose. Je sais. Il est là ; quatre sacs autour de lui.
Une cigarette à la main, il me regarde d'un air paisible mais déterminé, de ce regard couleur printemps qui m'a aimée si souvent depuis trois ans. Ce geste que j’ai vu des centaines de fois, clope portée lentement à la bouche, coincée entre index et majeur surélevé. Il s'en va. Il me fixe, me tend ses clés et m’explique qu'on sait tous deux depuis longtemps que ça ne marchera plus jamais. Arrêtons la comédie, on remballe. Si seulement je pouvais lui cracher à la gueule, lui dire qu'il a gagné le salaud, gagné un jeu qu'il jouait tout seul. Gagné de partir le premier. Si seulement je pouvais rire et tourner les talons. Mais je ne sais que rester là, décomposée, à prier le ciel que ses mots atteignent au plus vite mon cerveau hébété et provoquent une réaction. Une réaction ? Aucune. Figée, je regarde les dernières parcelles de ma fierté brûler lentement puis s'éteindre, de la même manière qu’une bougie s’éteint lorsqu’on distille lentement son souffle sur la flamme jusqu'à la dernière seconde d'expiration. Tout a déjà été dit.
Alors il me sourit tristement, prend ses sacs et monte dans le taxi qui disparaît à peine dix secondes plus tard au coin de la rue. Le vide. Les gens qui passent et continuent de vivre comme si de rien n'était, comme si la Terre ne s'était pas arrêtée de tourner. Et réaliser. Comprendre le temps qu'il faudra, les jours trop longs, les larmes trop sèches, la faim disparue, le sommeil envolé. Les soirées télé, l'ego à regonfler. Quelle que soit ma confiance en la vie, l'avenir, savoir ces moments-là me fait déjà mal. Attendre que la douleur s’efface et que la joie renaisse me crève déjà, là, debout sur le trottoir. Alors, je suis remontée dans mon appartement désormais aussi vide que mon cœur, puisqu'il n'y avait rien d'autre à faire.
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