Zélie

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C'était un jour de pluie, un jour de gris. Un jour de Normandie. Celui de ma première rentrée à la fac. Je sortais du bus, un peu à la bourre. Il y avait devant moi cette nana qui marchait dans des bottines en daim marron, trempée. Elle tenait à la main droite un parapluie rayé bleu et blanc, qu'elle n'avait même pas ouvert. Un long manteau noir lui descendait jusqu'aux genoux et laissait apparaître un pantalon à pinces gris, retroussé au-dessus des chaussures. Ce pantalon plutôt chic avait ainsi perdu tout son style. On dit parfois de certaines femmes qu'elles seraient élégantes même vêtues d'un sac poubelle. La fille au parapluie donnait plutôt l'impression que la plus belle robe du plus talentueux créateur ressemblerait sur elle à un tas de vieux chiffons. J'aimais ça. Elle dégageait un je-ne-sais-quoi de naturel et de spontané qui emmerde le monde. On aurait dit qu'elle avait revêtu les pièces préférées de sa garde-robe sans se soucier de la cohérence de l'ensemble. Cela lui octroyait une allure décalée, hors des convenances. Elle marchait d'un pas vif, ne se souciant guère des flaques d'eau qui l'éclaboussaient.

Dix minutes plus tard, je me retrouvai assise à côté d'elle en cours ; nous étions arrivées en retard, nous nous sommes donc retrouvées au premier rang. J'ai tout de suite su que ce serait facile entre nous. Zélie. Mon coup de foudre amical. Mon amie, qui m'a suivie jusqu'à Paris.

20 ans, liste des choses à faire pour survivre à la rupture, by Zélie :

T’épiler (pour te donner l'impression de ne pas te laisser aller), activer le mode bombasse et essayer de tomber sur Manu “à l'improviste” (le cas échéant, te comporter de manière classe, faussement distante et décontractée), mettre du vernis de couleur fluo (pour l'humeur), retrouver un rythme de sommeil normal (soit t’endormir avant cinq heures du matin), faire des courses dans le but de t’alimenter normalement (essentiel), moins fumer (tu atteins des sommets en période post-rupture), ranger ton appart à fond (ça clarifie toujours les idées), entamer une cure de magnésium (l'humeur toujours), louer un DVD (comique de préférence), réussir à pleurer, réussir à rire, aller faire un footing, écrire/ écrire/ écrire, lire, séduire un inconnu, te détendre et respirer, acheter une fringue – première source de joie chez les femmes françaises selon un sondage de Psychologie Magazine. Oui, oui, tu as bien lu, première source de joie.

Zélie et moi on sortait beaucoup, pour me changer les idées. Étant bien connu que « l’alcool étant notre pire ennemi, fuir serait lâche », ma bravitude ne trouvait plus de limite. Ah, je l’ai faite la guerre ! J’enchaînais les soirées sans arriver jamais à être bourrée, ma tristesse m’ancrant trop dans le réel pour me permettre de m’en évader. L’alcool renforçait même ma lucidité et rendait criant, à mes yeux, que je n’étais vraiment plus apte à m’amuser. Premières cuites. C’est alors que je commençais à pleurer, puis à rire, puis à pleurer, et, enfin, enfin, au bout de longues heures, à dormir. Lorsque Zélie n'était pas fourrée chez moi, je faisais colocation virtuelle avec Lolo, autre amie rencontrée au lycée. Célibataire endurcie – à l’époque –, elle s'ennuyait ferme devant les mêmes programmes télé que moi. Nous pouvions rester en communication téléphonique plusieurs heures, sans parler, ou seulement pour commenter en direct la vanne de Ruquier. On se donnait l'illusion d'être ensemble, réunissant nos deux solitudes.

Je me souvenais de ce jour dans le square près de chez mes parents, avant Bordeaux. Il riait, il riait. Il disait que j’étais bête, que c’était moi pour toujours et que je n’avais pas à m’inquiéter des autres filles. Même s'il en rencontrait, il n’y avait pas de place pour d’autres dans son cœur. Parce qu'il m’avait voulue longtemps, parce que j’étais son « cadeau de Noël », parce que j’avais grandi avec lui, parce que dix-sept ans c’est jeune et qu'on pense que le premier amour est éternel. Parce que j’étais son petit poussin. Et puis voilà, d’un coup c’était fini sans que je sache comment. Plus d'amour en CDI. Il était chez l’Autre. Il me manquait. Lui. Parce que je ne pouvais toujours pas pleurer, dormir, manger. Parce que fuir notre dernier rendez-vous c’était me refuser la preuve que nos presque trois ans, c’était pas un hasard. Parce qu'il n'était plus là, ne me répondait pas. J'avais juste besoin de le voir. Je supposais qu'il avait peur que je lui pose des questions sur Elle. Ce n'était pourtant pas mon but. Dans mon monde, Elle n'existait même pas. Parce que nous, c’était nous. Le revoir parce que la vie continuait, parce que c’était nos rires qui s'étaient répondus, nos corps qui avaient été entrelacés, nos yeux qui s'étaient souris. Parce que j’avais compris beaucoup, et compris que c’était trop tard. Parce que je ne voulais plus d’explications – ça aussi, je pensais l'avoir compris : pas besoin de mots pour dire je t’aime, pas besoin de le prouver ni d’expliquer pourquoi. Et quand on n'aime plus, c'est pareil.

Parce qu'il n’était finalement pas si lâche : quand il n’aime plus, il part. Parce que je me sentais trahie, il l’avait présentée à nos amis, je n’existais plus. L’histoire était terminée mais je ne trouvais pas le point. Parce que c’était Manu, parce que c’était Marion, parce que je n’arrivais pas encore à dessiner ma vie sans lui en couverture. Parce que j’avais même pas besoin de l’avoir vue pour savoir qu’elle n’était pas la femme de sa vie. J’avais perdu beaucoup de naïveté, pas encore gagné en sagesse. Et tellement besoin de le voir.

Attendre que le temps passe et qu'il emporte des bouts de tristesse avec lui. Attendre un message de celui qui est parti. Attendre qu'il revienne, qu'il se rende compte qu'il s'est trompé. « Je t'aime, tu me manques, appelle-moi ». Huit mots auraient suffi à me libérer et à me rendre le sommeil. Envie de ses bras et même d'un simple câlin d’amitié : « Regarde, si je suis là c'est parce que je ne l'ai jamais voulu, ce mal que je t'ai fait, c'est juste la vie. » De ses yeux pour me dire « Oui je t'ai aimée, toi et moi ce n'était pas une imposture, une erreur, un temps oublié, rien que le passé ». Je ne comprenais pas que je ne pouvais pas demander à celui qui m’avait blessé de me guérir. J'étais surprise de réaliser à quel point il avait compté pour moi. La dépendance ne prévient pas toujours. Il n'y avait pas, le jour de notre rencontre, une affiche placardée sur les murs du lycée, proclamant que « tomber amoureux nuit à la santé », ou « provoque le cancer du cœur ». Et pourtant, pire que la clope cette addiction. Ton premier ex, c’est comme la cigarette, tu te sèvres mais tu t’en sors jamais vraiment. C'est un peu comme quand t'allumes la télé un jour d'ennui, que tu tombes sur une série qui frise le débile et que tu deviens accro par accident. La loose. D'ailleurs, la télé-poubelle, je m'en donnais la nausée à l'époque, regardant sans voir, écoutant sans entendre. Après tout, une dépendance en remplace une autre non ?

Je détestais Alice, que j’épiais grâce à Facebook. La Nouvelle. Celle qui m'avait remplacé dans le cœur de Manu. Celle qui m'avait offert le statut haïssable de “fille d'avant”. Je me rendais sur son profil par habitude, presque par réflexe. Oui, je lui avais rendu son identité. Elle n'était plus Elle. Elle avait un prénom. Alice. C'est doux, Alice. Ça met des ballerines, une Alice. Ça vit au printemps et ça porte des robes à fleurs. On voit mal comment il serait possible de s'embrouiller avec une Alice. S'emmerder à la limite, pourquoi pas ; elle est trop lisse. Mais une Alice ne peut pas être méchante. Et pourtant je la haïssais. Alice, habillée et maquillée comme Barbie dans sa boîte en carton, avec ses faux cheveux blonds et ses airs de ne pas y toucher qu’elle mariait divinement bien avec la vulgarité. Je la détestais sans lui parler et sans l'avoir jamais vue. Je la rendais responsable de la banalité de son prénom. J’étais malade de penser que Manu puisse lui trouver quoi que ce soit d’intéressant. Je ne voulais pas les imaginer se sourire, se raconter, se séduire, mais ne pouvais m’en empêcher. Les regards et les rires. La complicité naissante, la découverte l’un de l’autre et la déception de se quitter. Lui, gentleman, qui lui payait son kir pêche ? L'idée me faisait horreur. Elle, jouant la surprise : « Oh, merci, la prochaine est pour moi ! » À dégueuler.

Envie de lui arracher ses bouclettes et la frapper contre un mur. Jalousie, mal au cœur, boule au ventre, ego en boule. J’apprenais la peur d’aimer. En moi montait une rage qui me permettait à nouveau d’avancer. Je savais pourtant que je ne devais en vouloir qu'à Manu, la pauvre Alice n'y était pour rien. Après tout, elle ne me connaissait pas et ne me devait rien. Quel tort avait-elle, hormis celui d'être tombée amoureuse du même mec que moi ? On avait certainement des points communs, finalement. Celui d'être connes, probablement. À bien y réfléchir, j'en arrivais presque à éprouver de la compassion pour elle et l'envie de la protéger – mais barre-toi idiote, s'il m'a trompée il te trompera ! –, afin de lui éviter la douleur que Manu m'avait infligé. Bref, je mélangeais tout.

Le jour où l'on comprend qu'il n'y a rien à comprendre, le deuil commence. Il faut ensuite accepter. Les jours, les semaines passent, le mal s'efface, tellement doucement qu'on ne le voit pas. Elle s'estompe peu à peu, la douleur. Un jour on la croit partie, on y pense moins, on se dit que le temps a fait son chemin, rempli sa fonction. Mais elle sommeille, tapie au fond du cœur, encore. Parfois, elle se réveille sans raison et donne envie de pleurer fort et de crier pourquoi, mais pourquoi tu m'as fait ça ? Et puis, d'un coup d'un seul j’ai arrêté d’attendre un coup de fil qui ne viendrait pas. Il ne reviendrait pas. Ce prénom abhorré, Alice, revient moins souvent et n'est plus si douloureux. Je reprends ma respiration et comprends que je pourrais bien fumer des millions de clopes que le message tant attendu n'apparaîtrait pas sur mon écran. Il n'arriverait jamais. C'est terminé. Trois petits mots qui règlent de manière définitive une grande question. Je me suis donc réveillée un matin, j’ai vu la douleur partie. J’étais la même avec cinq kilos en moins et une mignonne cicatrice de guerre. Sa trace ne disparaît jamais totalement. J'ai contemplé cette empreinte, je me suis dit, tiens, je devrai vivre avec ça maintenant. J'étais apaisée. T'avais raison sur la cassette de papi, Didier, il faut laisser le temps au temps.

15 septembre 2018, quelques jours à Rions et l'insoutenable tristesse du son du violon.

Mes parents m'ont offert le plus beau cadeau du monde, le seul être que je connaisse mieux que moi et mieux que lui : mon frère. Je sais tout de lui. Enfin, si l'on excepte les faits de ces dernières semaines, et c'est pourquoi elles m'ont tant blessée. Marceau suit toutes les péripéties de ma vie, connaît mes tortures, mes joies, mes névroses ; il est évidemment au fait de mes tribulations amoureuses.

Soirée d'été. Famille. Dîner sur la terrasse. Il fait bon, le soleil achève lentement sa course en nous baignant d'une douce lumière, ça sent la glycine, je fixe le bouchon de liège du vin, je me sens mal. Cette ambiance si paisible alors que je me sens si triste en dedans me rend carrément mélancolique. Je me force à sourire et à ignorer cette boule qui grossit au fond de ma gorge. Les discussions m'ennuient, tout m'énerve, sujets de conversation vus et revus, futiles, inutiles. Et ce voisin qui n'arrête pas de jouer du violon. C'est triste ce soir, un violon. Ton visage qui se superpose en boucle à l'image de cette table de fin de repas. Envie de me réfugier dans ma chambre pour y pleurer. Mal au cœur, manque et grand vide. De quoi ai-je envie, que faire de ma vie. Pourquoi être amoureuse de quelqu'un que j'ai laissé filer ? Sentiment de solitude, personne ne peut me comprendre car passées certaines frontières je ne suis plus vraie, je fais semblant. Il y a des choses que je garde pour moi. Dont je n'ai pas envie de parler à mes proches.

Et soudain, le regard de mon frère qui me fixe, qui pèse sur moi ; je lève les yeux et rencontre son petit sourire en coin. Son regard me dit : je sais. Et je sais que tu sais que je sais. Je souris un peu, il sourit encore plus et soutient mon regard. Je me noie dans le vert des iris qui se moquent de moi, l'air de dire : « Tu ne me la fais pas à moi. Je sais quelles images te renvoie le son du violon. Je sais à quoi tu penses, c'est comme si j'étais dans ta tête. » Mon frère, mon sauveur. Oui, il sait. Je n'ai plus à faire semblant, puisque quelqu'un sait. Et tandis que nous partons en semi fou rire devant l'absurdité de ce moment où il me montre à quel point je peux être transparente pour lui, je le remercie dans ma tête, du fond de mon cœur, et la boule dans ma gorge s'envole.

Mes parents nous regardent, perplexes mais impassibles devant ces démonstrations de complicité. Ils ont l'habitude. Je regarde le soleil qui darde ses rayons sur la constellation de nénuphars du bassin. Je respire cet air pur que je ne retrouve nulle part ailleurs. De la terrasse j'aperçois la jolie cheminée du salon, éteinte. Je sais que le bonheur, ce sont les petits moments comme ça, où tu te dis « Ça vaut le coup d'être là. Je t'aime la vie. »

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