Claire

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Claire attendait Richard depuis dix bonnes minutes. Il lui avait donné rendez-vous à un arrêt de bus place de l'Opéra. Elle avait ensuite prévu de l'emmener déjeuner à l’Élan 9. Cette fois, il avait réellement une réunion professionnelle à Paris, Claire n'avait donc pas pris son vendredi après-midi. Ils se retrouveraient sûrement pour passer la soirée ensemble.

Sept minutes de retard pour le 95. Une bonne dizaine de personnes attend en grelottant, mains dans les poches et menton enfoncé dans l’écharpe, jetant un œil de temps à autre sur le panneau d'affichage. Assise près de Claire, une dame au visage sympathique engage la conversation.

— Excusez-moi, le 95 passe bien par Place de Clichy ?

— Oui.

— C'est loin ?

— Oh, vous y serez en cinq dix minutes à peu près. S'il arrive un jour...

— Brrr mais qu'est-ce qu’il fait ce bus... Fait froid en plus, c'début novembre, hein ?

— Je n’attends pas le bus moi, juste un ami, mais oui ça sent l'hiver !

— Ben, de toute façon on n'allait pas y échapper hein ! Vu comme le mois d'octobre a été doux, fallait bien que ça nous tombe dessus à un moment ou à un autre, répond la dame avec un grand sourire.

La manière dont elle balance ce lieu commun frappe Claire qui pense que décidément, même si de nombreuses personnes disent préférer l'été à l'hiver, le froid les rassurait quand même : le réchauffement climatique n'avait pas encore gagné. Elle était perdue dans ses pensées, le bout du nez gelé, lorsque, après cinq minutes, enfin, elle aperçut la silhouette de Richard à quelques mètres d'elle.

Étrangement, Claire pensa que les circonstances ne pouvaient pas être plus différentes de la toute première fois qu'ils s'étaient rencontrés, lors de la fête dans la grange de ses grands-parents. Le brouillard avait enveloppé Paris. Un bonnet de laine s'était substitué à la casquette que Richard portait trente ans plus tôt, une casquette bleu marine qu'elle n'avait jamais oubliée. Le bruit des voitures et les klaxons avaient remplacé le chant des grillons. Il faisait presque nuit. Elle avait le cœur en feu. Il s’avança vers elle et la prit dans ses bras. Son odeur, ses yeux qui semblaient lire les 17 ans d'âme de Claire, tout ça lui revint d'un coup dans un goût de soleil de mois de juillet et d'adolescence. Hirondelles, grange et whisky normand.

Mais quand Richard la repoussa gentiment pour la regarder à nouveau, ses yeux s'étaient teintés d'ombre. Il prit Claire par le bras et se dirigea vers un café, comme s'il savait parfaitement où aller mais ne sachant visiblement pas par où commencer. Claire sentit son cœur se serrer. Un immense poids tomba sur son estomac.

Lorsqu'elle sortit du Café de la Paix une heure plus tard, Claire était furieuse. Elle ne comprenait pas. Elle décida de marcher un peu, elle en avait besoin. Elle avait tenté de faire bonne figure jusqu'au bout, répétant qu'elle comprenait et que ce n'était pas grave, il fallait bien que cette histoire absurde se termine un jour. Elle avait souri à Richard, le cœur battant, ne souhaitant pas partir précipitamment pour garder la face, mais elle avait envie d'exploser à l'intérieur.

Elle avait naïvement cru qu'elle aurait la première place dans la vie de Richard. Que le boulet gênant de l'histoire serait Isabelle, jamais qu’elle se sentirait comme tel. Pourtant, c'était bien elle l'amante, la femme de l'ombre, celle qu'il fallait cacher. Alors qu'autrefois Richard la mettait en pleine lumière, si fier d'être à son bras, aujourd'hui, sous prétexte de « charge de travail », il la laissait 72 heures sans nouvelles, ne prenait même pas la peine de répondre en deux mots pour dire qu'il était occupé. C’était terrible, tout ce temps qui s'écoulait le cœur ailleurs, les yeux rivés sur le téléphone. Parfois, elle l'éteignait quelques heures, comme si cela pouvait aussi éteindre ses sens en alerte, avec l'espoir inavoué de recevoir un message lorsqu'elle le rallumerait. Cela n'arrivait presque jamais et la déception n'en était que plus vive. Elle devait se rendre à l'évidence, c'est elle qui appelait Richard.

Elle voulait bien jouer la femme inaccessible et indépendante, elle savait que c’était ce qu’il fallait faire pour créer le manque et le désir mais elle en était incapable, parce qu'elle sentait au fond d'elle que leur lien était trop ténu pour que Richard se soucie de la retenir si elle jouait l’indifférence. Alors, elle l'appelait, elle s'accrochait, elle essayait de le voir par tous les moyens pour renforcer ce lien.

C'était peut-être la solitude qu'elle avait ressentie après son divorce qui la faisait agir de la sorte. Ou peut-être le fantasme persistant du premier amour, parfait et évanoui, qu'on a envie de ranimer des années plus tard. Claire avait réussi, professionnellement. Son travail était toute sa vie et ne laissait pas de place pour les rencontres, les plaisirs. Elle n'avait pas le temps de rencontrer quelqu'un. Alors, quand elle avait retrouvé Richard, c'était facile : elle le connaissait déjà, même si c’était il y a longtemps. Il lui plaisait énormément. C’était un homme bien. Ils n'auraient plus qu'à se retrouver. Rien ne s'était déroulé comme elle l'espérait. Elle avait négligé un détail de taille : Richard était père de famille. Il ne pouvait pas claquer la porte comme ça. Claire ne mettait rien sur la table, elle. Pas d’enjeu.

Avec son ex-mari, Eric, ils n’avaient jamais pu avoir d’enfants. Cela ne lui manquait pas tant que ça. Les mioches, elle les préférait chez les autres. Elle n’avait jamais ressenti ce truc d’horloge biologique, cette nécessité, cette urgence dont elle entendait parler parfois, de loin. Elle avait refusé le parcours du combattant gynécologue-examens-prises de sang-cachetons-PMA. Elle était fataliste. Elle laissait faire la nature. Elle pensait que si Eric et elle ne pouvaient pas avoir d’enfants, c’est que l’univers avait ses raisons. Eric n’était pas du même avis. Ça avait été la raison de leur divorce. Aujourd’hui, il était père lui aussi. Elle avait parfois pensé qu’elle manquait de fibre maternelle, en tout cas d'envie de maternité, à cause de l’expérience traumatisante de ses dix-sept ans. Son avortement. D’autres fois même, elle pensait que l’opération l’avait rendue stérile. Elle ne le saurait jamais.

Claire s’effondra contre le mur. Elle n’arrivait pas à retenir ses larmes. Il l’avait quittée.

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