Journal de Marion
15 janvier 2019, Alone again, Gilbert O'Sullivan.
Gouttes de pluie sur fond de fenêtre grise, toits gris, ciel gris, cœur gris. Cellule de crise familiale activée. Aujourd'hui, j'ai de la peine. Pour Adèle, pour mon frère, pour mes parents, pour moi.
Cela fait maintenant des mois qu'Adèle cherche un vrai boulot mais qu'elle nous dit que ça va bien, ce qu'on a tous voulu croire. Jusqu'au lendemain du mariage.
Et que dire de papa ? Depuis quelques semaines, toute la famille trouve ça bizarre, ce père absent qui ne parle plus, qui ne nous appelle plus, qui n'a plus cet air toujours si pressé de nous voir, qui affiche sa tête de période de crise. Ma grand-mère se questionnait même le jour du mariage d'Anthony : Il ne vous mènerait pas un peu en bateau ? Il l'a passé son check up au moins ? Oui, oui mamie ne t'inquiète pas, évidemment ça prend un peu de temps pour avoir les résultats mais c'est tout.
Mon frère ne m'a rien dit non plus, rien dit de rien, moi qui me plaisais à croire qu'il me faisait confiance, que j'étais sa confidente, son pilier. Je le défendais souvent, pour tout, même lorsqu'il n'était pas aimable. Il s'inquiétait depuis des mois car Adèle commençait des boulots qu'elle arrêtait toujours très vite, elle tournait en rond, réfléchissait, ne trouvait pas ce qu'elle voulait faire de sa vie et le vivait mal. Quelle chieuse, elle aussi. Il faudrait que quelqu'un lui dise que pour avancer dans la vie, il faut commencer par arrêter de se poser trop de questions. OK je ne suis pas la mieux placée pour dire ça mais moi je n'emmerde personne avec mes problèmes.
Et puis, d'un coup, elle a peut-être trouvé un super travail, c'est formidable, ça va la remettre dans le droit chemin, enfin un but, un projet, des tunes ! Cette affaire-là a un peu traîné et puis la semaine dernière, il a appelé, mon con de frère. Demandant où en était le dossier de candidature de Mademoiselle Evans, pourtant on nous avait assuré dans vos services qu'on trouverait bien une petite place pour elle, ne serait-ce qu'en CDD. Et chez Martini-Bacardi, personne ne connaît d'Adèle, personne ne peut embaucher une Adèle sortie de nulle part en claquant des doigts, même des doigts laqués de directrice marketing Bacardi.
Alors ça part en couilles, ça fait un peu de chantage qui ne dit pas son nom. « Peut-être avez-vous perdu le dossier de candidature d'Adèle Evans, peut-être n'ai-je pas appelé au bon endroit ? Pourriez-vous vous renseigner auprès de Madame Leconte, s’il-vous-plaît, de l'avancement du dossier, je n'arrive pas à la joindre, vous seriez une sœur pour moi ? Elle connaît très bien mon père, Richard Roussin, c'est une amie. N'étant pas sur place... Mais je peux faire mieux bien sûr, vous le renvoyer afin que vous puissiez veiller personnellement à ce que la Directrice RH le reçoive de bonne main ? »
Mais non, Claire Leconte ne fera pas ça, Claire Leconte a abandonné le projet Evans, Claire Leconte a été échaudée par ce nouvel appel et les manigances de Marceau qui foutent le bordel dans son service et la font passer pour une pistonneuse.
Alors hier, Adèle a reçu un appel. Claire Leconte s'est fait larguée par mon père et Marceau est un connard prétentieux qui prend à la fois Claire et Adèle pour des connes. « Adèle, je suis navrée, il est inutile de vous déplacer ou de me renvoyer un dossier, ne pensez pas que je veuille me venger de quoi que ce soit mais j'ai à vous parler. Votre ami m'a mise en porte-à-faux, dans une position extrêmement délicate vis-à-vis de ma hiérarchie, mais aussi par rapport à vous et votre famille. »
Adèle qui ne peut pas le croire, qui découvre le pot-aux-roses. Pour Bacardi, point de dossier Evans qui les intéresse un tant soit peu maintenant que Richard n'assume plus sa relation. Ni pour le service marketing, ni au service RH, ni même pour un stage. Le couperet tombe. Il faut toujours écouter les grands-mères. La mienne avait raison, mon père ment à tout le monde depuis le début. Mon père a trompé ma mère et j'aurais voulu ne pas le savoir. Et que dire de mon frère qui a essayé de tirer profit d'une situation épineuse dans un acte désespéré et pathétique. A-t-il vraiment cru que ça marcherait ? Pourquoi a-t-il mené cette opération à son terme alors qu'il devait savoir qu'elle lui exploserait presque sûrement à la gueule ? Pour se sentir en paix ? Repousser le moment où Adèle lui dirait "Je me casse" ?
Je ne comprends pas, je me sens triste et je n'ai pas l'habitude. La colère je connais, la nostalgie, l'anxiété, l'angoisse, les petites mélancolies aussi, mais la tristesse, non. Et je ne sais pas la gérer. Pourquoi est-ce-que je suis triste aujourd'hui ? Peut-être parce que tout ce qui touche ma famille de près ou de loin me heurte en plein cœur. Aujourd'hui, je me sens seule car je me sens trahie. Bizarrement, à cause de cette histoire et du comportement pitoyable de mon frère, je me suis remise à penser à Karim. J'avais besoin de lui parler. À bien y réfléchir, le mec s'est quand même débrouillé pour trouver mon adresse... J'aurais dû lui dire ce que j'avais au fond du cœur plutôt que de m'énerver.
Comme me l'a encore rappelé Zélie, j'ai l'air de tout sauf d'une fille qui a envie de se mettre en couple. J'ai l'air de tout sauf de ce que je suis.
Karim,
Qu’ai-je fait de cette belle histoire ? J'ai reculé. J'ai eu peur. L'amour encore une fois ? La bonne blague. Comme si l'on me disait de sauter d'un pont tout de suite. Un suicide. Ne jamais me livrer, ne jamais me donner, c'est pour que tu restes toujours un peu à moi. Commencer une histoire, c'est commencer à redescendre d'une montagne dont on est au sommet. C'est déjà le début de la fin. Je préfère qu'il n'y ait aucun début. L'amour que je te porte est spirituel, platonique. Enfin presque. Il me laisse de l'espace pour rêver. Il empêche la jalousie, la peur et la perte. Tu t'es lassé peut-être. Tu rencontreras une fille magnifique et intelligente car tu le mérites, et je le regretterai, mes actes manqués me laisseront un goût amer. Mais je ne pourrai m'en prendre qu'à moi, j'aurais eu le choix, j'aurais décidé. Je ne serai pas malheureuse d'être dépendante d'un amour qui se serait envolé. Ce n'est pas moi qui n'aurais pas su te garder. C'est moi qui n'aurais pas voulu de toi. C'est ce point sensible que je protège en te repoussant, celui de mon ego que je ne peux plus me permettre de blesser. J'ai mis une armure autour de lui pour t'empêcher de l'atteindre.
Je ne lui enverrai jamais cette lettre.
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