Adèle
Bilingue depuis sa naissance, Adèle avait décidé de découvrir le pays d'origine de son père au moment de choisir ses études et ne s'était jamais sentie aussi anglaise que depuis qu'elle vivait en France. Elle aimait tant Londres, ses ambiances tamisées et électriques, le brouhaha typique du pub, les vitraux colorés des fenêtres, les tons rouges et bois qui habillent les murs et les banquettes, et cette odeur lourde de bière, âcre, presque écœurante. Assise, elle a ouvert un livre devant elle, My Absolute Darling, afin d'être certaine que personne ne vienne l'accoster.
Elle se sent bien au milieu du bruit, anonyme parmi les anonymes. Elle ne lit pas. Elle laisse ses pensées vagabonder et se sent bien, même avec son mal au cœur qui ne passe pas. Elle s'y complairait presque, dans ce mal au cœur, car pour la première fois depuis des mois, elle a une vraie raison d'être triste, elle sait de manière concrète d'où lui vient sa peine. C'est une sensation agréable, qui la change de cette espèce de brouillard anxiogène qu'elle ressent depuis des semaines. La cause du brouillard, c'est un peu l'ennui, l'inactivité et la lassitude, mais cette cause si vaste et si floue a déteint sur tout le quotidien, a détruit tous les petits bonheurs sur son passage, même celui du soir, le moment où Marceau rentre à l'appartement après sa journée de travail. Aujourd'hui, la peine d'Adèle est précise et légitime, ce n'est pas juste un état dépressif général dont elle ne sait comment sortir.
Lorsque Claire lui avait appris que Marceau avait fait pression sur elle pour qu'elle lui trouve du boulot, Adèle s'était sentie humiliée. Trahie. Seule. Il avait eu pitié d'elle au point de mettre en place un chantage pervers et ça, elle ne le supportait pas. Ni qu'il se soit senti obligé de la prendre en charge, elle, ce boulet, ni qu'il ait pu se conduire de façon aussi vile. Cela ne lui ressemblait pas. Elle était tellement nulle comme nana qu'elle transformait son mec en monstre ? Elle avait acheté son billet pour Londres dans la demi-heure qui avait suivi. Marceau était entré dans une rage folle, il lui avait arraché la souris des mains, avait fait barrage de son corps devant l'ordinateur et poussé le fauteuil à roulettes sur lequel elle était assise, l'envoyant valser contre un mur. En désespoir de cause, il avait débranché le câble d'alimentation. Un fou. Il avait pleuré, supplié, il ne voulait pas qu'elle parte. Jamais elle ne l'avait vu dans cet état mais sa décision était prise. Il avait simplement rendu les choses encore plus dramatiques qu'elles ne l'étaient déjà. Isabelle avait déboulé en courant dans le bureau. Marceau s'était calmé d'un coup, avait laissé Adèle réserver son billet.
Adèle avait évité Richard, et surtout Isabelle, en prétextant une migraine au moment de dîner. Ils ne l'avaient pas crue, évidemment, mais elle n'avait pas eu le courage de faire semblant. Marceau avait dormi dans la chambre de Marion. Elle était partie le lendemain matin, à peine le temps de faire sa valise.
Elle n'avait pas prévenu ses parents de son arrivée. Elle était partie pour Londres en ce 15 janvier, comme ça, avec sa petite valise et personne pour l'accompagner gare du Nord. Dans l'Eurostar rien n'avait affleuré à sa conscience. Elle n'avait pensé à rien. Elle avait regardé le paysage défiler, le front collé contre la vitre, vide. Elle était arrivée à Saint-Pancras, avait ressorti son Oyster Card et pris une ligne de métro au hasard, mais il avait évidemment fallu qu'elle descende une station plus loin à cause d'un problème technique. Adèle avait pensé que le métro de Londres abritait toujours un problème quelque part, un peu comme elle. D'ailleurs, elle préférait le métro parisien : l’attente entre deux rames était moins longue, les escalators plus rapides, le temps entre deux stations, plus court. Elle était sortie du métro, avait pris le premier bus qu'elle avait trouvé et était descendue au hasard, vers Shoreditch. Elle avait arrêté un passant et demandé en anglais : « Je cherche un bar pas trop cher où l’on se sente bien, où je pourrai rester des heures sans que personne ne me dérange, connais-tu un endroit comme ça ? » Le type l'avait regardée bizarrement mais lui avait indiqué un vieux pub à l'angle d'une rue.
C'est comme ça qu'elle se retrouvait là, attablée, son livre ouvert devant elle, attendant l’heure de prendre son train pour retrouver sa famille. Adèle ne s’ennuyait jamais quand elle était seule. Pas lorsque c'était choisi. Elle en avait besoin. Observer les autres, écouter leurs conversations, sentir leur joie d’être ensemble… Mais rester en dehors. Pas lonely, juste alone. Pas d’effusion, pas d’émotion, pas de vie sociale, pas d'énergie à dépenser. Juste du temps pour réparer ce qui était cassé, elle n'aurait su dire quoi. Du temps pour soi, du temps pour rêver, du temps pour ne rien faire. Laisser sa tête ranger ce qui devait l’être et faire du tri. Condition indispensable pour grandir. Comment faisaient-ils tous ? Comment faisaient-ils pour assurer leur rôle de parents, se lever chaque matin pour travailler, sourire lorsqu’ils se faisaient chier ? Comment faisaient-ils pour ne jamais pleurer en public, gérer leurs papiers administratifs, n’avoir jamais peur de dérailler ? Adèle avait cette fragilité de l’enfance, qui était sa force, aussi, et faisait d'elle quelqu’un de sensible, qui avait besoin d’être protégé, que l’on heurtait facilement. Qui portait en la vie une confiance presque naïve, de ciel bleu sans nuages.
Elle était comme le magasin Harrods à minuit. Immense, à la fois rempli d’objets précieux et étonnants, mais vide. L’ambiance ne demandait qu’à être joyeuse et animée, tout à l’intérieur souhaitait accueillir la vie, cette effervescence enthousiaste, mais il faisait nuit et il n’y avait personne. Voilà ce qu’était son cœur en ce moment : Harrods by night. Avec toutes ces choses de valeur à l’intérieur, devenues inutiles sans personne pour les regarder ou en jouir.
Toujours, elle se pose mille questions. Aimes-tu la mélancolie Adèle ? As-tu confiance en toi ? Te comprends-tu ? As-tu cette certitude au fond de toi de ne pas tout comprendre mais de te connaître assez pour être sûre que tout ira bien ? De quoi as-tu peur, de qui ? Oublie le pourquoi. Le problème de notre société est de nous faire croire que « quand on veut, on peut ». Rappelle-toi Tom, ton meilleur ami dans cette boutique de luxe, te disant : « Regarde ces miroirs chers et ridicules cerclés de diamants… Il doit vraiment falloir être moche pour avoir envie de s'admirer dedans. »
Toi, Adèle, qui cherche dans quels yeux tu vis et si tu peux vivre sans un regard aimant posé sur toi. Toi qui voudrais n’avoir besoin de rien ni de personne. Qui comprends que tu as tort. Que ça n'existe pas. Toi et tes angoisses idiotes et obsédantes. Toi qui as toujours peur de mal faire, de ne pas être à la hauteur. Toi et tes souvenirs d’enfant. Toi qui dois grandir, assurer, faire des choix, guider, décider. Ce ne sont pas tes verbes. Tu as toujours préféré faire confiance à ceux qui comptent pour toi plutôt que d’accepter que ceux en qui tu as confiance ne comptent sur toi. La peur de l’échec. La peur d’être faible. La peur de blesser, de ne pas maîtriser. La peur. La peur face à la vie, la peur du passage à l’action, la peur du choix. Toutes ces peurs deviennent anxiété, phobies, passivité, fuite. Cette petite voix lancinante que tu veux faire taire, qui te dit « Je ne suis pas capable ». D’aimer, de créer, de protéger, de travailler, de faire le bien, de t’épanouir et de croire en toi surtout, ouais. Trouver la force de marcher dans ce monde, d’être fière de ce que tu es et d’en faire la promotion. Le courage de te trouver des qualités et les mettre en avant. La force de ne pas provoquer les situations d’échec ni de convoquer des angoisses pour combler le vide que tu ressens parfois. Choisir, avancer, se relever. Le reste est fait. À ton âge, la personnalité est plus ou moins définie. Chacun traîne son enfance, son éducation, son vécu, ses peurs et ses rêves. Vivre avec, jamais contre. Dompter non, apprivoiser oui. C’est un peu ça la vie. Tu ne sais plus si tu t’aimes ni où tu vas. Ni plan A ni plan B. Juste les jours qui t’emportent.
Derrière la vitre tout est bleu-gris. Il pleut des cordes – it's raining cats and dogs –, comme ils disent ici. Cette atmosphère lui est réconfortante. Elle a toujours été un prétexte à la fainéantise d'Adèle : « Oh, it's raining today, we can't do anything. What a pity. Ok, let's watch Netflix all day. » Comme dans un tableau de maître, le contraste est saisissant entre les tons froids du dehors et les couleurs chaudes du dedans. En cet instant, rien ne paraît à Adèle plus opposé et plus équilibré que le bleu encadré derrière les vitres et le rouge des sièges, le brun du parquet et du bar. Les anglais sont chaleureux. Enrico Macias a chanté que « Les gens du Nord ont dans les yeux le bleu qui manque à leur décor ». Les anglais ont dans les pubs ce bouillonnement qu'ils n'ont pas à l'extérieur. À Londres, les bars ne sont jamais autant bondés que lorsqu'il pleut – et il pleut souvent.
Les gens y viennent seuls, en groupes ou pour retrouver des potes, et alors s'exprime toute la diversité de ce pays et du genre humain. Des salariés roux, des costumes bleu ciel, des portables à la main, des tatouages plein les bras, des étudiants bourrés, des couples fêtant une année d'amour, des maigres, des buveurs, des mangeurs, des obèses, des touristes, des algériens, des chinois, des espagnols, des sénégalais. Prédisposés, les visages anglais rougissent. Les rires se font tonitruants et les amoureux se rapprochent. Il pleut si souvent à Londres que les vieilles et pitoyables chaussures dont Adèle n'arrive pas à se débarrasser ont ici toujours l'air ciré.
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