Adèle

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Après avoir passé trois jours chez ses parents, Adèle avait décidé de partir voir Tom à Cambridge. Tom, son pilier, son frère, son âme sœur, son tout. Elle avait vécu avec lui une courte histoire sentimentale, plusieurs années auparavant, avant qu'ils ne réalisent que leur amitié était précieuse et que ce flirt n'irait pas bien loin. Il était resté son ami, son confident.

Elle l'avait rencontré un soir de juin. En sortant des cours, elle était allée s'encanailler avec une amie dans un pub, tout près de son école bilingue. The Globe. Baker Street Station. Il était barman. Il avait arrêté ses études très jeune, dès qu'il avait pu, en fait. Elle avait commandé une bière et ri de son accent cockney. L'anglais était sa langue maternelle, pourtant elle ne comprenait pas tout ce qu'il disait. Tom parlait extrêmement vite, en avalant les syllabes. Il lui avait payé une pinte. Puis deux. Adèle n'avait jamais rencontré quelqu'un de plus drôle que Tom. Il avait un humour typique british, un peu pète-sec, cynique, parfois cinglant, celui qu'elle ne retrouvait pas chez les français. Il ne se départait jamais de son sérieux, même quand il faisait la blague la plus drôle du monde. L'intimité entre eux était évidente. Ils étaient devenus amis, et parfois plus le soir. Tom, son complice, son frère, la rencontre qui justifiait à elle seule toutes ses années lycée. Elle avait pris l'habitude d'aller boire une pinte après les cours pour lui taper la causette et était devenue amie avec tous les barmans du Globe.

Tom était parti vivre à Cambridge au moment où elle avait déménagé à Paris. Il était l'un de ses amis les plus précieux, et elle n'en avait pas beaucoup. Elle s'était réjouie de lui rendre visite. Cela faisait quatre jours à peine qu'elle était en Angleterre et elle avait pourtant décidé de partir dès le lendemain, sans savoir exactement ce qu'elle ferait ensuite. Ce qui était sûr, c'était que si elle attendait trop, elle n'aurait plus jamais le courage de repartir. Que devait-elle faire ? Récupérer ses affaires en France et rentrer définitivement à Londres ? Rentrer à Paris ? Revoir Marceau ou l'éviter ? Elle allait déjà quitter ses bus rouges, ses lignes de métro colorées, sa famille, les barmans du Globe qu'elle était allée saluer et Baker Street Station pour retrouver l'inquiétante étrangeté d'un pays inconnu qui parfois la rassurait. Londres et Paris, un peu comme deux grands amours qu'elle ne pouvait départager. Deux villes tellement différentes, si peu comparables. Paris passé, Londres futur. Paris Histoire, Londres tendances.

Ce soir-là, donc, Tom était venu la chercher à la gare de Cambridge. Lui, en qui elle avait tellement confiance. Lui qui était de sa famille. Dans son regard, elle avait toujours su qu'il était des siens ; dans son humour, son cynisme, ses faiblesses et sa façon ironique de voir la vie aussi. Il avait cette empathie, cette façon d'osciller entre opinions tranchées et d'entrevoir le gris, de chercher à comprendre le monde qui résonnait en elle. Tom l'avait emmenée dans un moment qui survivrait comme nouveau repère temporel de sa vie.

Il l'avait emmenée dans ce pub perdu de Cambridge. En le traversant dans la longueur, on atteignait une double porte-fenêtre qui donnait sur une sorte de terrasse en béton toute moche, destinée à accueillir des anniversaires et des barbecues. Plus loin couraient de l'herbe, une petite tonnelle, un banc de pierre. Au fond, une barrière, des arbres, et, à peine visible, séparé du reste par une simple clôture barbelée, un cimetière. Blocs de pierre sertis de ronces et d''herbe trop haute, comme posés là, au beau milieu de nulle part. Un vieux cimetière celtique auquel il était impossible d'accéder sauf en passant par le pub. Les tombes brillaient sous la lune. Adèle avait planté ses yeux dans ceux de Tom, plongé ses lèvres dans la mousse épaisse de la Guinness au goût âcre et réalisé très fort qu'elle se sentait perdue. Confortablement perdue, au milieu de l'Angleterre, avec lui seulement pour savoir où elle se trouvait en ce monde, dans un bar dont elle ne connaissait même pas le nom. Face à ce cimetière improbable qui avait l'air oublié des hommes, elle s'était rappelé qu'elle allait mourir, et surtout qu'elle était vivante. Elle avait savouré ce moment. Elle avait vidé son cœur et Tom avait ri de son histoire. Sa façon de relativiser ce qu'elle considérait comme une impardonnable trahison l'avait vexée et il avait ri encore plus, trouvant qu'il y avait de l'amour dans tout ça.

Elle avait regardé la lune décroissante, petit point jaune au milieu du bleu de la nuit, écho à l'ambre de la Guinness et aux yeux de Tom. Elle avait senti la douceur de l'air, l'ivresse tranquille qui s'emparait d'elle et s'était sentie apaisée. Il y a des instants de vie dont on est nostalgique après coup, d'autres où l'on a tellement conscience de vivre quelque chose de magique qu'ils ne survivent jamais à l'instant et semblent fades à la mémoire. Ce moment était parfait, entre conscience de vivre et lâcher-prise, entre maîtrise et laisser aller. Et puis ce fut l'heure du retour. « I'm coming Home », comme disait cette chanson qu'elle avait si souvent entendue dans les bars londoniens. La France et sa folie lui manquaient, mais avant de prendre une décision il lui fallait revoir Marceau. Avant de s'endormir sur le clic-clac de Tom, elle avait ouvert son portefeuille et en avait sorti un petit papier plié en quatre que Marceau lui avait remis peu après leur rencontre et qui ne la quittait jamais, comme un talisman. Quelques lignes qu'il avait écrites pendant une réunion ennuyeuse alors qu'il était en train de tomber amoureux.

LE BLEU EVANS, BREVETÉ EN 2016 PAR MOI-MÊME. DROITS D'AUTEUR AUX GÉNITEURS.

J'adore le bleu Klein. Mais si je savais peindre et recréer de pigments la nuance exacte de ses yeux, je deviendrais plus célèbre que ce cher Yves. Le bleu Evans change avec le temps. Le bleu Evans change à la lumière. Le bleu Evans est polychrome, tour à tour roi, turquoise, gitan, nuit, cyan, bleu de prusse, bleu de minuit, marine, outremer. Parfois même c'est un bleu-noir. Le bleu Evans est cerclé de grandes ailes noires qui forment le plus beau des écrins et se découpe sur un fond pâle. Embrumé par les vapeurs d'alcool, le bleu Evans est parfois flou. Le bleu Evans n'est jamais en colère, le bleu Evans est malicieux, toujours profond, jamais ennuyeux, il est caméléon et s'adapte à son environnement. Si sa teinte et son opacité en sont bouleversées chaque seconde, il n'en reste pas moins unique. C'est un bleu bonheur, un bleu dans lequel on voudrait nager et même se noyer. Le bleu Evans, jonction parfaite entre ciel et mer, par n'importe quel temps, à n'importe quelle heure. Même au plus clair de sa nuance, le bleu Evans n'est jamais pur, c'est un ciel d'après la pluie encore voilé, zébré d'imperceptibles rainures noires. Lorsque cet azur s'assombrit, ses rayures s'enflamment et le bleu Evans vire au violet. Le bleu Evans n'est pas une couleur mais un concept à lui tout seul, addictif et surprenant. Le bleu Evans ne se trouve que sur une espèce d'hybride franco-anglaise un peu folle.

Dans l'Eurostar du retour, Adèle avait séché ses larmes. Sa décision était prise.

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