Les tracas d'un médium
Journal de François
La première fois qu'il me fut donné de m'occuper d'Aristomaque, je n'en croyais pas mes yeux. Comment une âme aussi délicate en était-elle venue à l'extrémité de la mort, alors que sa vie n'atteignait pas son terme ? Il ne m'importait pourtant pas de connaître les plans de sa vie perdue, seule sa guérison était mon attente, tout comme celle de toute sa famille, dont les enfants à naître durent être rapatriés alors que le processus d'oubli avait été déclenché pour l'un d'entre eux.
Le reste de sa famille, y compris son père, était, selon la loi de ce genre d'événements, tenu à l'écart de la violence dont Aristomaque était encore imprégné.
Face à sa souffrance, je n'avais que l'énergie de guérison à lui fournir, cette énergie née du cœur et qui court le long des bras pour imprégner les corps malades afin de les reconstruire. Il avait une telle soif de cette énergie que la mienne ne lui suffisait pas. Raphaël, Julien, Cæsar et tous les guérisseurs en place en Olympe se succédaient à son chevet pour le nourrir et tenter de refermer la plaie magnétique de son âme, qui était fort difficile à endiguer. Raphaël refusait que nous passions chacun plus de temps à user notre énergie en lui, tant qu'il n'avait pas stoppé l'hémorragie. Son statut d'ancien et de maître lui donnait accès à l'énergie universelle qui ne tarit jamais et faisait de lui le seul des environs capable de cautériser cette plaie béante. Mais Raphaël tardait, et Aristomaque avait besoin de contact et de réconfort. En prenant soin de lui, je me rendais compte qu'il m'était si précieux que je lui aurais déversé toute mon âme pour le soulager.
À l'occasion d'une promenade dans le jardin qui jouxtait le ministère de la santé, où trônait le centre de réparation des âmes, Raphaël m'avait pris à part et s'était enquis de mes sentiments.
"L'aimes-tu ?"
Cette question simple m'avait plongé dans un trouble sans nom. Et ma réponse me troubla encore plus.
"Oui !"
Raphaël s'était calmement interrompu dans ses déambulations pour me faire face, en prenant ma tête dans ses mains et en me sondant du regard, dans un moment silencieux et pacifique :
"Je m'en doutais. Je me disais bien que tu avais une bonne excuse pour me désobéir. Un tel comportement ne te ressemble pas... Et il me suffit de te voir à ses côtés pour me rendre compte que tu déploies une énergie intense, au détriment de ta propre santé."
Il finit par me lâcher et reprit sa marche rêveuse en réfléchissant tout haut.
"Nous tenons là, peut-être, le remède à tous les maux."
Je me sentais rougir, coupable que j'étais de désobéissance qui me privait de mon énergie au point que j'avais négligé les autres blessés qui s'entassaient dans le centre de réparation, au point que les cas les moins graves étaient transférés au centre de régénération qui, en temps normal, ne s'occupait que du rajeunissement des tissus cellulaires de nos frères et sœurs. Or, le Péloponèse essuyait une seconde bataille plus meurtrière que la précédente. On n'en voyait pas le bout. Nous avions du travail par-dessus le chakra coronal* et moi, je ne me concentrais que sur un seul cas qui n'avait même pas participé au moindre combat.
C'est dans cet état de flagellation mentale que j'articulais :
"J'ai conscience que je ne m'occupe que de lui au détriment des autres frères et sœurs. Je reconnais que je ne devrais pas le privilégier ainsi, mais je ne peux m'empêcher de penser à lui, même lorsque je m'occupe des autres frères et sœurs. Il revient de si loin. Il se sent si seul. Ses pensées sont si sombres."
"Allons, François, allons. J'ai toujours su que ta sensibilité faisait de toi un excellent guérisseur. Tu es le meilleur de mes éléments -non, ne proteste pas !- je te connais depuis suffisamment longtemps pour savoir à quel point ce don est une épine dans ton âme."
Oh, je ne cherchais pas à protester. Il me connaissait bien en effet. Je l'avais rencontré alors que mon âme sortait à peine de l'enfance et que ma médiumnité commençait à se développer. Il en avait passé des heures à mon chevet, pendant que mon corps était secoué de convulsions. Être médium n'est pas une partie de plaisir. Bien que je fusse par la suite entré au service du ministère de la communication, Raphaël ne m'avait jamais vraiment laissé partir loin de sa surveillance. Je l'informais de l'état mental des blessés, surtout lorsque l'épuisement les empêchait de s'exprimer. J'entendais leurs pensées, même s'ils étaient dans le coma. Le don de ligere-mentis, qui consistait à lire les pensées d'une âme, m'avait rendu indispensable auprès des guérisseurs, d'autant plus que j'arrivais, dans cette intimité conversante, à influencer leur propre guérison en leur transmettant le désir de vivre. Non seulement je les entendais, mais je leur insufflais de l'amour, leur imprimant des pensées heureuses. Toute âme, aussi réfractaire fût-elle, finissait toujours par voir sa douleur s'effacer devant mon enthousiasme.
"Ses pensées sont si sombres..." repris-je. "Je ne peux que m'en prendre à moi-même de ne pouvoir m'occuper des autres qui ne sont pas aussi récalcitrants. Ai-je tort de me concentrer uniquement sur son cas ?"
"Alors là, pas du tout, mon pauvre François. Puisque tu agis par amour, je le sais..."
"Je ne peux m'empêcher de me sentir coupable..."
Il s'arrêta de déambuler et me toisa, surpris.
"Et coupable de quoi ? D'aimer à nouveau ? Tu ne vas pas passer l'éternité sur un échec ! Que les Hautes-Sphères m'en soient témoin, je me suis assez inquiété de tes réticences sentimentales. Aime donc, puisque l'amour frappe à ton cœur à nouveau, enfin !... enfin..."
"Mais... et les autres..."
"Ne sois pas si réticent, François ! Nous ne pouvons nous permettre de le voir descendre dans la vallée des ombres. C'est déjà un miracle qu'il soit arrivé jusqu'à nous ; il aurait dû paraître beaucoup plus bas dans la vallée. Mais qu'il soit parmi nous nous donne l'obligation de le bien traiter et de l'entourer de tous les soins nécessaires."
Nous arrivions, au gré de notre promenade, à l'endroit où le jardin se parait d'essences les plus exotiques. La plupart des arbres qui s'y trouvaient n'avaient jamais pris racine dans la dimension physique. Parmi ces arbres se trouvait un splendide chêne aux branches fines et pendantes comme un saule pleureur, aux larges feuilles pennatiséquées, qui depuis plusieurs millénaires cachait derrière son vaste rideau de branches des tables et des bancs, faisant de ce chêne-pleureur un restaurant en plein air, ombragé et apaisant par son bruissement végétal au gré des vents. Il était si développé qu'il forçait l'admiration. D'ailleurs, Raphael s'était arrêté devant et ses yeux parcouraient son cîmier pendant qu'il poursuivait ses explications :
"Il en faut du courage et de la détermination pour s'être traîné comme il l'a fait hors de la vallée. C'est la première fois que je vois ça. Il a agi en digne maître du jeu, il en a l'étoffe, mais il s'est considérablement fragilisé. À mon avis, il a perdu foi en lui-même. J'ai fait partie de ceux qui lui ont porté secours. Dans l'état où il était, il a fait un exploit, à n'en pas douter. Mais cela l'a usé. Si personne ne lui donne autant d'amour que toi, et si tu ne prends pas le temps de lui montrer ton affection, dis-moi, François, sur qui, ou sur quoi, fonderait-il son envie de se battre à nouveau pour rester en vie. Ne vois-tu pas que nous pourrions le perdre ?"
Un long frisson me parcourut l'échine. La perspective décrite me laissait en bouche une amertume et même une acidité désagréable, comme si mon estomac réclamait de se vider de toute urgence. Les termes que Raphael avait utilisés agissaient sur moi comme un poison. Je ravalai ma salive péniblement.
"Qu'en est-il de son fils ?" lui demandai-je.
"Il est perdu... Son énergie s'est étiolée... Nous n'avons rien pu faire."
Je digérais l'information le cœur en peine...
"Et... les autres ?..."
"Le processus d'oubli n'ayant pas été enclenché, ils sont tous ressortis du centre de réincarnation et renvoyés à la villa familiale. Seul l'âme de son aîné est perdue à jamais, François. Dorénavant, le statut des puînés va se décaler... C'est une perte sans précédent dans cette famille."
"Y a-t-il un espoir de le voir rester à 'notre demeure' ?"
"Nous attendons tous le verdict qu'Emmanuel nous transmettra dans l'heure où il aura été édicté. Je ne veux pas me prononcer à ce sujet et je te conseille d'en faire autant."
"Que risque Aristomaque, frère Raphaël ?"
"Il risque de ne pas avoir l'autorisation de se réincarner avant longtemps !"
Je le savais, mais l'entendre dire me choqua au point de me faire chanceler. Empli de sollicitude, Raphaël me retint et me mena au banc le plus proche, sous le chêne.
"Depuis combien de temps n'as-tu pris aucun repos, mon frère ?"
"Je vais bien... Si ce n'est que le chagrin m'oppresse..."
"Il te faut beaucoup de cœur pour ne point transmettre ce chagrin à notre sujet d'inquiétude. Va dormir ; j'irai cautériser son âme dans quelques heures. Et je te le laisserai exclusivement. Je connais ton cœur ; je sais qu'Aristomaque sera entre de bonnes mains."
Il me donna congé sur un geste de bénédiction et me laissa retourner dans ma cellule du centre de réparation.
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