L'enfant perdu
Journal de François
Il se passa trois lunes avant qu'Aristomaque ne puisse sortir du centre de réparation. Il n'alla pas rejoindre sa famille pour autant, mais s'installa à la limite du quartier des sciences, à deux pas du ministère des langues où je travaillais lorsque le ministère de la santé ne faisait pas appel à mes services de guérisseur. Aristomaque se jetait à corps perdu dans la germination de quelques légumineuses locales et partageait son temps de pause avec moi dans le jardin du ministère des langues où les essences qui s'y développaient l'enchantaient davantage que celles de son propre ministère.
Nous nous abritions des regards sous les branches tombantes d'un chêne pleureur, aux fleurs rosées et au parfum piquant. Nous mangions quelques fruits d'églantiers géants et buvions une soupe régénérante en silence, mais l'esprit rempli l'un de l'autre. Aristomaque parlait peu et se nourrissait avec parcimonie, le cœur serré par le verdict qu'Emmanuel avait rapporté. Je le trouvais les yeux rougis, le teint pâle, soupirant et respirant lourdement ; ma présence silencieuse le calmait un peu. Je savais que sa guérison serait longue. Au moins s'occupait-il au milieu des plantes. J'aurais donné n'importe quoi pour le voir sourire.
"Tu as pu voir ton père ?" lui demandai-je.
"Il m'a visité..." me répondit-il. "Mais il n'est pas resté longtemps !" Il ajouta dans un murmure, désolé et tremblant dans un effort pour ne pas pleurer : "Il ne m'aime pas !"
"Aristomaque !"
"Il avait planifié de me laisser orphelin pour ne pas avoir à m'élever !" cria-t-il soudain entre la colère et le chagrin. "Il m'a laissé dans le temple d'Apollon Delphinos, entre les mains des prêtres parce qu'il avait la flemme de s'occuper de mon éducation. Ça l'aurait écorché, l'imbécile !"
Depuis son retour en Olympe, je ne l'avais jamais entendu sortir une phrase aussi longue...
Son père, Aristos, de la maison Ludovicii, n'était pour lui qu'un géniteur. Leur filiation était accidentelle depuis le début, et de vie en vie, Aristomaque était passé de "bâtard" à "légitime", mais au prix de relations tronquées. Il avait été décidé que les deux âmes restaient incompatibles et se fuyaient sans cesse. Au moins, cette fois, il avait, de façon incontestable, vécu la vie d'un héritier de haute famille ; orphelin, certes, mais héritier... Avec ses deux frères. Ils devaient d'ailleurs prier tous les deux pour le repos de l'âme de leur aîné à l'heure qu'il était...
"Tu devrais aller au ministère de la communication pour voir comment vont tes frères..."
"Plus tard !"
"Tu devrais leur faire savoir que tu vas bien..."
"Justement, je ne vais pas bien !" répliqua-t-il d'un ton qui interdisait toute réplique.
Je décidai de changer de sujet :
"Viendrais-tu avec moi demain ? J'ai l'intention d'aller marcher sur le sable et de tremper mes pieds dans la mer..."
Je gagnais suffisamment de crédit-temps pour passer un ou deux jours de repos avec la personne de mon choix. Et j'avais bien envie de les passer au bord de l'eau avec lui. Ça faisait longtemps que je n'avais pas eu envie d'avoir de la compagnie pendant mes jours de repos. Mais n'avait-il pas l'esprit trop fermé à mon affection pour s'en rendre compte ?
Il prit une dernière gorgée de soupe avant de répondre enfin, d'un ton rasséréné :
"Oui, ça... Ça me fera un peu de bien !"
"Cela nous fera du bien à tous les deux : la respiration des vagues est un remède souverain contre les idées noires."
Vu le regard qu'il me lançait, il devait me prendre pour un fou, mais qu'importe, la mer le soignera comme elle m'a soigné. Je savais que le remède était efficace, car mon âme en avait fait l'expérience.
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