Un air de vacances
Journal d'Aristomaque
Les courtes vacances que j'avais prises en compagnie de François m'avaient quelque peu vidé l'esprit de toutes les pensées les plus sombres qui m'assaillaient depuis le verdict. Il ne m'était pas interdit de mettre mes talents au service de la colonie ; j'étais donc apte à exercer un métier et je classais les végétaux avec l'ardeur désespérée de celui qui cherchait l'oubli...
Et voilà que François m'avait apporté l'oubli sur un plateau d'argent, en m'offrant de partager avec lui 2 jours au bord de la mer à écouter le chant berçant des vagues et à goûter l'air chargé d'embruns. Nous avions passé la nuit sur une plage dans une sphère spirituelle, quelque part en Asie, (une plage où François agissait comme s'il était chez lui), devant un feu de bois flotté, grignotant des lanières d'algues iodées, en contemplant les étoiles. François me parlait de son métier qui le maintenait en équilibre entre 3 ministères, celui de la communication, celui des langues et celui de la santé. Ses temps de vacances se trouvaient considérablement allongés.
"Quand retourneras-tu au ministère de la santé ?" lui demandais-je, histoire de lui montrer que ses activités ne me laissaient pas totalement indifférent.
"Quand tu n'auras plus besoin de moi, mon frère ! C'est un ordre de Raphael, mais c'est le plus doux qu'il ne m'ait jamais donné..."
Je cillais, interloqué ; mais de quoi me parlait-il au juste ? Sans doute que depuis ma dernière vie incarnée, je me faisais des idées ? Il lut mon interrogation muette sans que je n'aie à lui parler. Il précisa :
"Jamais un ordre n'avait à ce point suivi les inclinaisons de mon cœur !"
Pendant plusieurs huitièmes de clepsydre, il me parla d'amour avec des propos si délicats que je me demandais s'il lui était déjà arrivé de passer des paroles aux actes. Il me faisait l'effet d'un adolescent qui déployait un idéal sentimental tandis que son corps demeurait vierge. Je l'enviais un peu : j'avais quant à moi, perdu toutes mes illusions à ce sujet.
L'eau salée avait réveillé la cuisson de ma cicatrice qui rougissait et me démangeait au point de m'agacer quelque peu. François avait saisi ma main droite pour m'empêcher de me gratter.
"Un jour, tu t'aimeras à nouveau," me dit-il sur un ton que je n'aurais su décrire, entre paternel et enseignant, "mais en attendant ce jour, laisse-toi aimer !"
À l'entendre parler de son cœur palpitant d'affection mielleuse, avec sa voix murmurante dont le son était à la limite de mon ouïe à cause du ressac des vagues, je commençais à perdre patience.
"Tu veux coucher avec moi, c'est ça ? Parce que si c'est le cas, dis-le, qu'on en finisse !"
François resta bouche-bée quelques instants. Ses yeux dorés resplendissaient à la lueur du feu, et l'intensité de son regard me fit baisser le mien en rougissant de mes propres mots.
"Est-ce là donc ta seule vision de l'amour, mon frère ?" me répondit-il dans un murmure si doux que je me mis à trembler. Il me prit la tête dans ses mains pour la relever et me forcer à le regarder.
À l'époque, je croyais que seules les mains d'un guérisseur agissaient sur la santé des âmes ; mais chez François, il n'y avait pas que ses mains qui dispensaient une chaleur bienfaisante de part et d'autre de ma tête... Il y avait surtout ses yeux qui avaient une teinte de miel doré. Son regard était littéralement saisissant, comme celui du serpent qui paralyse la volonté de celui qu'il fixe.
"Je pourrais te donner plus d'amour encore..." poursuivait-il, "Mais si tu ne vois que les besoins du corps, sache que je saurais y répondre... alors toi-même, que veux-tu ?"
En fait, je ne savais que répondre. Les images de ma vie défilaient comme un courant de souvenirs cuisants... mon corps en était meurtri.
"Je ne veux pas coucher !" dis-je, car, à défaut de savoir ce que je voulais, je savais au moins ce que je ne voulais pas.
François eut un sourire bouleversant tandis qu'il murmurait.
"Moi non plus !" et tandis que les sanglots me submergeaient malgré moi, il me tint contre lui et me berça jusqu'à ce que je m'apaise, répétant de sa voix murmurante. "Moi non plus !", se mettant à l'unisson de mes désirs, puisqu'à ce moment-là, c'était de bras et d'épaules pour pleurer dont j'avais besoin.
"Tu as conscience, n'est-ce pas, mon ami, que nous n'avons, ni toi ni moi, les organes pour "coucher", comme si nous étions incarnés..." murmura-t-il au bout d'un moment, les lèvres contre mon oreille.
Mes sanglots s'arrêtèrent si brutalement que j'en eus quelques hoquets. Je relevais la tête vers lui pour me rendre compte qu'au fond, s'il s'était bien adressé à moi, le feu avait toute son attention s'il me tenait contre lui d'un seul bras, l'autre triturait les braises du bout d'un bâton, qu'il posa, avant d'en saisir un plus gros pour le jeter adroitement dans le feu. Un long soupir satisfait sortit de sa poitrine et, les yeux tournés vers les étoiles, il reprit son monologue.
"Tant que tu seras dans cette dimension, dans ce corps causal, dépourvu d'organes reproducteurs, rien de ce que tu crains ne t'arrivera ici. Tu ne dois t'occuper que d'une chose : "Guérir". Viendra ensuite le temps de vivre, repenser le monde, imaginer des lois, planifier une vie et s'incarner de nouveau pour mener la dimension physique à l'âge d'or qui la rapprochera des Hautes-Sphères. Mais en attendant ce moment-là, il te faut reprendre le contrôle de ta vie et retrouver les tiens, cela ne pourra se faire qu'à une condition."
"Laquelle ?" demandais-je en tremblant.
En baissant la tête vers moi, il m'effleura le visage de sa main. Ses yeux dorés me scrutaient avec un tel sérieux que je retins mon souffle. Je m'attendais au pire, à une condition tellement loin de ma réalité qu'elle serait tout bonnement impossible à exécuter.
"Il faut que la paix t'habite à nouveau, Aristomaque."
La paix ? Rien que ça ? Je secouais la tête.
"Je n'y arriverais pas !"
Il reprit son bercement, me tenant contre lui.
"Je t'aiderai, mon ami, c'est cela, la mission que Raphael m'a confiée. Tu es issu d'une maison si précieuse aux yeux des Hautes-Sphères que tu ne seras pas seul. Je t'aiderai... Tu n'es pas abandonné à ton sort !"
Même ces mots me paraissaient irréels. Je ne comprenais pas ce qu'il essayait de me dire. Ma tête était lourde du bruit des vagues.
"C'est l'iode qui te fatigue, mon frère," me dit François, sans doute après m'avoir sondé, à croire qu'il ne savait pas vraiment se reposer pendant ses crédits-temps. "Allonge-toi là, sur cette couverture, repose-toi un peu, je vais cuire quelques laitues de mer."
Je m'écroulai sur cette étoffe douce, plus que je ne m'y allongeai. François gardait les yeux sur moi. Ils étaient presque jaunes, ce qui contrastait avec son teint halé.
"Je vais ramasser des algues, reste là : tu es au calme, la marée ne monte pas jusqu'ici."
La dernière chose dont je gardais conscience fut la couverture supplémentaire qu'il déploya sur moi et sa main chaude sur mon crâne. Je crois bien, avec le recul, que son don de ligere-mentis lui permettait ce genre d'exploit : endormir la douleur d'un patient, en le rendant inconscient. Si c'est le cas, que les Hautes-Sphères le bénissent : en sa présence, je pouvais goûter quelque repos.
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