Repas des îles
Journal d'Aristomaque
Il ne faisait pas froid sur cette plage, même en pleine nuit. Mais je tremblais de froid quand je me réveillais en sursaut. François fut tout de suite à mes côtés. Il tenait un gobelet de bouillon qu'il me fit boire.
"Te sens-tu mieux, mon frère ?"
Pourquoi me sentais-je agacé lorsqu'il m'appelait ainsi ?
"Appelle-moi 'Aristomaque' ou 'Louis', 'Luigi', 'Lewis', 'Ludwig', ce ne sont pas les appellations qui manquent ! Mais pas 'mon frère'... Je n'ai plus de frère..."
"Calme-toi un peu, tu as fait un mauvais rêve..."
Une lanière d'algue me restait sous la dent, caoutchouteuse à souhait. Je la mâchais longuement en observant mon compagnon qui se servit lui-même une part de bouillon. Son visage triangulaire m'apparaissait en contre-jour. Ce devait être un homme bâti pour la réflexion... mon contraire !
J'ai le sentiment que ce caractère opposé au mien m'apporte la protection que je cherchais depuis que je suis de retour. Si je lui parlais, peut-être que mes mauvais rêves seraient atténués... Mais j'étais plutôt inquiet de ce qu'il allait en penser... Devais-je lui parler d'Adelphos ou de Stephanos ? Je me sentais si peu fier de moi. Que devais-je faire ? Lorsque la mémoire de vie me revenait à la surface de la conscience, mes pensées me paralysaient. Sans crier gare, les larmes me montaient aux yeux. J'avais déjà trop montré de douleur, n'allait-il pas se fatiguer avant moi ? Tandis que j'hésitais, il veillait à mon confort en ajoutant du bois dans le feu, ce qui signifiait qu'il avait pris le risque de me laisser seul pendant mon sommeil, pour faire une provision de bois flotté... et d'algues... et de fruits à la pulpe blanche dont il avait tiré du lait...
"Qu'est-ce que tu as mis là-dedans ?" lui demandais-je en fronçant le nez malgré moi. "Les algues ont rendu du lait gélatineux ?"
"Je ne suis pas le plus grand cuisinier," murmura-t-il. "Je ferais des horreurs au ministère de l'alimentation. Mais je sais faire quelques plats simples qu'on fait en Asie, des algues, des racines tubéreuses comme l'igname, qui rend tout gélatineux quand il est cuit, et du lait de coco... surtout en Thaïlande et au Cambodge, nous utilisons beaucoup le coco dont nous tirons le lait."
"Je connais l'igname," lui répliquais-je, "et le manioc aussi. Par contre, le coco..."
"C'est un fruit géant d'un palmier, très répandu en Asie," me murmura-t-il en guise de réponse.
"Un palmier ?"
J'étais en train de réfléchir au microcosme qu'il m'aurait fallu reconstituer pour étudier ce fruit : du sable sans aucun doute, peut-être de l'eau de mer, et sans doute veiller à un ensoleillement intense. Une grande étendue au bord d'un point d'eau... Je me demandais à quel point le climat était déterminant. Plongé dans mes réflexions, je n'avais pas vu s'approcher un crabe qui me grimpa sur l'épaule. François était vert de gris, et moi, tétanisé. Le crustacé descendit le long de mon bras pour y plonger sa pince dans le gobelet que je tenais toujours, statufié. Il en sortit un morceau de laitue qu'il approcha de ses mandibules. Tandis qu'il me prenait pour une auberge, je murmurais :
"Tu... tu... tu vois... ce... ce que je... v... v..."
"Ne fais aucun geste brusque," me répondit François sur le même ton, "il n'est pas agressif."
"Je sais bien..." lui répondis-je un peu agacé. "Les cancers sont pacifiques. Je veux juste dire que c'est la première fois que j'en vois un manger des algues. Il ne faut pas en avoir peur !"
Il se mit à protester. Bien sûr que non, il n'avait pas peur !
"Alors pourquoi ce visage de dix pieds de long et ce teint de cire ?"
"Je... J'ai cru que..." bafouilla-t-il.
Ce fut la première fois que je le vis se décomposer. Il porta la main au front, à ma grande stupéfaction, je le vis ravaler ses larmes. Je crus bien que lui, si solide jusqu'alors, allait me faire un malaise. J'en étais terrifié.
"François !..."
Il prit une longue inspiration, le visage tourné vers les cieux. Il se reprit enfin et me regarda, penaud.
"J'ai cru que tu allais le saisir par une patte et que tu allais le fracasser contre un rocher jusqu'à ce que sa carapace explose, avant de lui arracher les pattes et les pinces en le piétinant avec frénésie..."
Je le regardais atterré. Je déposais le crustacé qui partit paisiblement vers la mer. François eut l'air soulagé d'un poids. Je ne sus jamais d'où me vinrent les mots, mais lorsque j'ouvris la bouche, ce fut pour parler sans que ma volonté n'entre en ligne de compte.
"Je ne suis pas celui qui t'as mis cette éventualité en tête."
"En effet," murmura-t-il. "Tu n'es pas lui et j'en suis heureux."
Il eut un pâle sourire. Je me resservis en soupe alors qu'il sortit de sous la cendre des larges feuilles fumantes dont il dévoila le contenu : des tubercules à la chair orangée. Il m'en offrit une. Elle avait un goût de carotte et une texture plus fine, sans œil central, comme l'étaient nos légumes racines. Elle me cala si bien l'estomac que je boudais les vers de coco que François mastiquait longuement, après leur avoir arraché la tête. Non pas que cela avait mauvais goût, mais c'était bien trop riche en protéine. Un seul me suffit pour comprendre la délectation de François : le goût du ver était très sucré.
Je refusais un second ver et m'excusais.
"J'ai l'impression de manger de la canne à sucre..."
"J'en ai pas trouvé !" me répondit-il entre deux mastications.
"Trop sucré pour moi."
François arrivait à sourire même en mangeant. Mais pour ma part, je me serais plus régalé de racines saumurées, riches en sels. Mais je dois reconnaître que ce repas, tout simple qu'il fut, m'avait rempli l'estomac. Je me rallongeai sur la couverture et m'étirai si bien que la tête me tourna un peu lorsque je relâchai mes muscles. Il m'arrivait quoi, là ?
"Essaye de te rendormir," murmura mon nourricier d'un soir. "Nous ne sommes même pas à la moitié de la nuit, et tu as besoin de repos."
"Et toi ? Tu vas dormir quand ?" lui répliquai-je en m'ébrouant.
"Quand j'aurai fini mon chapitre," dit-il en exhibant d'une poche de son sac à dos un livre relié en soie de mûrier.
"Et tu lis quoi ?"
"Les prophéties de..." Il plissa les yeux, lisant sur la tranche de la couverture, avant d'articuler : "... Jo-ha-nis..."
"Celle de Frère Johannis ? C'est d'un ridicule !"
"Je trouve aussi !"
"Alors pourquoi le lis-tu ?"
"Parce que je peaufine mes connaissances en grec, et puis, j'aime son humour."
Il ouvrit le livre et lut une phrase qui tombait sous les yeux, au hasard :
και | εξαλείψει
(kai | exaleipsei)
Et | Il essuiera
πᾶν | δάκρυον
( pan | dakryon)
toute | larme
έκ τῶν | οφθαλμῶν | αυτῶν
(ek tôn | ophtalmôn | autôn)
des | yeux | (à) eux
καὶ | ο Θάνατος
(kai | o Thanatos)
et | la Mort
ουκ | έσται | έτι.
(ouk | éstaï | éti.)
ne | sera | plus.
"Et il essuiera toute larme de leur yeux et la mort ne sera plus..."
Je serrai les lèvres pour ne pas pouffer de rire. Mais ma mimique n'échappa pas à l'œil doré de mon comparse.
"C'est un sourire que je vois là ?" me dit-il en montrant l'éclat d'une impeccable dentition alors que ses yeux se bridèrent et son regard étincela de joie.
Je me mordis la lèvre inférieure dans un grand effort sur moi-même... Mais un effort pour quoi ? Pour ne pas rire ? Comme si j'avais honte d'être heureux. Pourquoi ne pas rire des visions de Johannis, comme tout le monde dans cette dimension ? Sans doute parce que tout ce que j'avais planifié, mes enfants, mes amis à retrouver et à aider ; tout cela, je l'avais gâché... Je n'avais pas le cœur à rire, alors que le caractère joyeux de François m'invitait à baisser la garde et à me détendre quelques minutes, quelques heures... quelques jours...
"Tu ne devrais pas te farcir la tête avec les délires de Johannis..." lui dis-je, m'allongeant à nouveau en grommelant, ne sachant dans quelle position me mettre, "À moins, bien sûr, qu'il ait été approuvé dans le projet des Hautes-Sphères... Tu dois le psychographier ?"
"Emmanuel a dit que le temps n'était pas encore venu..."
Je me redressai sur un coude et le regardai ouvrir le livre, le visage goguenard.
"Ils vont l'autoriser ?"
"Dans quelques siècles, sans doute. On y trouve une programmation des Hautes-Sphères, mais le monde n'est pas prêt à recevoir un tel message."
"Quel est le message que le monde ne peut recevoir ?"
François jeta un œil sur moi, il semblait étonné.
"La mort, telle que le perçoit le monde, n'existe pas."
Évidemment, pensais-je, mais je ne comprenais pas comment le monde pouvait le percevoir. Pour moi, il avait toujours été évident que la vie continuait... ce que François exprimait m'échappait complètement.
"Parmi les peuples d'Asie," poursuivait François, certains ont écrit un livre des morts..."
"C'est ce que Johannis a voulu faire, tu penses ?"
"Non !" répondit François en s'allongeant à mes côtés. "C'est une prophétie, mais cela ne doit pas être un sujet d'inquiétude. Il faudra encore plusieurs siècles avant qu'Emmanuel ne s'incarne, et tant qu'il ne retournera pas dans une vie incarnée, cette prophétie ne sera pas psychographiée à son auteur, qui se sera lui aussi incarné."
Je me mis à bailler, mais ces explications entraînaient d'autres questions. Pourquoi psychographier à Johannis son propre texte ?
"... mais à cause de la phase d'oubli !" me répondit François, alors que je n'avais pas ouvert la bouche pour poser la question.
Ah, c'est vrai, me disais-je en m'endormant. Il sait lire dans les pensées, comme mon bi-aïeul, qui a fondé sa maison et qui m'avait donné le titre de grâcieux. J'aurais dû apporter l'âge d'or en Grèce. Le chagrin de ma vie ratée me submergeait à nouveau. Mes rêves de sang m'assaillaient comme autant d'accusateurs.
"Suicidé !... Suicidé !..."
****************
Journal de François
Comment le dérider ? Comment le détendre ? Comment le faire baisser sa garde ? Il est trop méfiant, et cela le tourmente. Que dois-je faire, ô Universel Amour, pour qu'il soit enfin plus dans le bien-être que dans la douleur ? Je le sens, c'est un mélancolique, il se complaît dans le chagrin. J'ai tenté de le faire rire, mais c'est peine perdue, il est complètement réfractaire à la joie. Je crois que je veux aller trop vite. Ne pas le brusquer et lui laisser du temps... Mais ne pas le laisser seul. La première fois, j'ai demandé 2 jours à Emmanuel. La prochaine fois, je devrais lui demander 2 semaines...
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