L'antre du médium

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Journal de François

"Tu as l'air fatigué, mon cher frère !"

Emmanuel arrivait dans mon bureau, deux rouleaux de parchemin sous le bras, et me toisait de ses yeux aciers, tranchants dans le vif dès qu'il eut posé ses rouleaux sur mon bureau. Je n'eus même pas le temps de lui dire de s'asseoir.

"Raphael m'a dit bien des choses qui m'ont éclairé," poursuivit-il. "Tu aurais dû m'en parler ! Comment va Aristomaque ? As-tu pu dormir, au moins ?"

"Moi aussi, je suis ravi de te voir, frère gouverneur !" lui dis-je.

"Ne me caches rien !" s'écria-t-il avant d'adoucir sa voix : "Comment peux-tu espérer garder sous silence que ton cœur bat enfin, après toutes ces vies stériles ? Il te faut du temps, François, et tu aurais dû me dire que tu allais t'occuper d'Aristomaque, je t'aurais donné tout le temps qu'il te fallait."

C'est en vain que je lui désignais un siège.

"Je ne peux même pas te dire de combien de temps j'ai besoin, mon frère, car je n'en sais rien moi-même. Aristomaque doit aussi prendre le temps de s'occuper de ses plants et semences. S'il est sans activité, il ne s'en portera que plus mal. Il lui faut du temps-crédit qu'il n'a pas ! Ne pouvons-nous pas en parler tous les trois, plus tard ?"

Je tendis la main vers les rouleaux et en saisis un. Emmanuel écrivait en Hébreux.

"Tu as besoin de l'envoyer en Asie, cette lettre ?"

"Je ne serais pas devant toi si je voulais l'envoyer au sud de l'Afrique. C'est cela. Tu détournes la conversation ?"

"Es-tu venu pour me demander de psychographier ou pour me reprocher ma discrétion ?"

"Mon frère, je veux que tu dormes ! Tu ne peux pas psychographier dans cet état..."

Je ne pus m'empêcher de sourire jusqu'aux oreilles.

"Tu ne m'as jamais vu psychographier, frère Emmanuel ? Ceux qui l'ont vu auraient juré sur tous les dieux de l'Olympe que je dormais."

Rapport du Gouverneur de l'Olympe aux Hautes-Sphères d'Europe. (extrait)

J'en appelle à vous, frères et sœurs de Lumière, et vous prends à témoins : je me suis retenu de ne point l'assommer. C'eût été déshonorer ma fonction ! J'avais vraiment l'impression de parler à un sourd. François n'est pas du genre à perdre la tête face à des cas de guérisons complexes. Il a acquis, avec la somme de ses vies incarnées, une lumière bien à lui que vous connaissez puisqu'elle l'amène à vous. Il est arrivé au point qu'il est presque égal à Raphael en puissance et en intensité, à la différence que le Maître guérisseur est plus riche en expérience.

Le cas d'Aristomaque était préoccupant. Du moins, Raphael le décrivait encore ainsi hier. Alors comment avait-il pu laisser François s'en occuper tout seul ? Je me fais fort d'en débattre plus tard avec mon confrère du ministère de la santé.

Mais à cet instant où je me trouvais en face du psychographe, je devais communiquer quelques informations d'Asie et François m'était indispensable. Quand je l'ai entendu me dire de sa voix murmurante : "Ceux qui m'ont vu psychographier ont cru que je dormais", je me suis demandé s'il ne se payait pas ma tête.

"Prends une clepsydre courte de repos et transmets ce message au psychographe habituel," lui ordonnais-je.

Il parcourut le rouleau des yeux.

"À vue de nez, ça ne va pas prendre autant de temps, un huitième de clepsydre tout au plus. Lao Tseu est sans doute plus apte après moi, il pourrait s'en charger sans trop se fouler les cheveux..."

Il a de ces expressions, parfois ! Je savais que François gardait quelque animosité envers son ex-éromène. Mais en général, il maîtrisait sa langue. Je ne relevai pas ce manque de courtoisie. Quelque chose en lui avait changé. Était-ce l'effet de son cœur à nouveau ouvert ? Sachant qu'Aristomaque n'est pas un cadeau, j'hésite encore à vous en parler, Hautes-Sphères. Doit-on voir le lien se former entre ces deux âmes sans en éprouver quelques inquiétudes ? À cet instant, je préférais lui rappeler une réalité géographique plutôt que de lui demander le motif de son aversion pour notre frère Lao.

"Ce message est pour le peuple du fleuve Indus, et non pour celui du fleuve Jaune."

Croyez bien, Hautes-Sphères, que si mon message n'avait pas été pour l'Indus, mais pour le fleuve Jaune, je n'aurais pas dérangé François, qui me parut alors au bord de l'effondrement ! Mais que ces polyvalents sont pénibles à ne pas se reposer dans les temps impartis. Lao n'avait pas la langue de la peuplade que je cherchais à atteindre, et Gabriel ne s'occupait que du Mesogaïos. Et François est aussi un frère traducteur. Son zèle était, et est toujours d'ailleurs, une épine dans mon âme, surtout lorsque je l'entendis répliquer :

"ah ... Dans ce cas, un bon thé me fera le plus grand bien et me mettra en condition."

Je ne lui demandais pas "en condition de quoi." Il était évident qu'il n'allait pas se reposer, bref qu'il allait me désobéir. Et j'étais furieux, Hautes-Sphères ! Furieux de ne pouvoir le redresser dans sa bifurcation. Je maîtrisais l'extrême pointe de mon âme à deux doigts de la fureur. Pourquoi était-il si récalcitrant à mes ordres ? Suis-je la bonne personne pour gouverner le Mesogaïos ? Je serais tellement plus à l'aise à Sion ! Mais, vous, mes frères de Lumière, vous avez choisi David comme gouverneur pour ce Mont Sacré... et voilà que l'Olympe, après avoir ouvert ses portes aux frères d'Asie et d'Afrique, se retrouve avec des spécimens comme François qui est tellement autonome qu'il n'en fait qu'à sa tête, comme lorsqu'il a refusé de prendre de nouveaux élèves, et de hautes-lignées encore ! Il était dit que rien ne me serait épargné avec lui !

Je le vis se diriger vers le coin salon de son antre et mettre de l'eau à chauffer sur l'inducteur. Il se préparait du thé, le plus calmement du monde, en me désignant un siège. Je me résignai à prendre le temps de l'observer en serrant les dents, conscient que mes yeux lui transmettaient mon dépit.

"Allons, mon cher frère et maître, tu resteras bien avec moi, le temps que je me repose ?"

Il désigna un siège qui flanquait la table basse sur laquelle il posa une des tasses qu'il avait préparées, posant la seconde devant un sofa, importé directement de la colonie vaticane. Nos frères romains s'allongent pour boire ou manger. C'est une méthode qui, si j'ai bien compris, enlève une grande part de la fatigue qu'entraîne la digestion et augmente donc la vigilance. Mais notre frère François s'en servait de lit d'appoint.

"Je vais m'allonger, puisque tu t'inquiètes tant !" me dit-il. "Mais montre-moi donc le message le plus urgent..."

Je lui tendis le rouleau en question. Il s'en saisit sans le dérouler avant de s'allonger. "Si je m'endors, je compte sur ton indulgence pour ne pas me réveiller."

Cher François !

Je m'énerve pour un rien, frères et sœurs lumineux... Je le jugeais trop rapidement. Votre humble serviteur est un piètre gouverneur, je le crains ! Notre François est parfaitement conscient de ses limites, et j'étais prêt à me reconnaître bien inférieur à lui pour ce qui était de son état. Comment pouvais-je douter de sa loyauté et de ses aptitudes ? Je me fis fort de prendre ce thé offert avec amour et, au cas où il se serait enfin endormi, de m'éclipser en silence pour le laisser reposer. Le thé était noir et parfumé aux agrumes et aux fleurs. François ne le but pas : il s'endormit avant que sa portion ne fût infusée ; la tête calée dans les coussins, le rouleau entre ses mains et le visage détendu. Je ne pus soudain, en l'observant avec attention, réprimer un sursaut : je crois bien qu'il psychographiait pendant qu'il dormait.

Mes frères et sœurs spirituels, croyez-moi si vous voulez, mais je vous affirme ce que j'ai vu, et surtout ce que j'ai ressenti. Il dormait, c'était incontestable, mais je ne sais comment je l'ai compris, il absorbait le message dans une osmose de l'esprit, afin de le restituer dans son exactitude à la personne adéquate... Au fond, je ne l'avais jamais vraiment regardé pendant qu'il psychographiait quoique ce soit. En général, j'entrais dans son bureau, déposais mes messages, précisais le destinataire le cas échéant, et ressortais pour distribuer mes consignes aux bureaux suivants. Je n'étais donc pas familier avec les techniques qu'utilisaient les médiums en contact avec ceux de la dimension physique. Elle est très différente de celle qu'utilisent les gouverneurs, comme moi, qui communiquent avec les sphères supérieures. C'est pour cela que je vous écris ce rapport. Je peux vous décrire ce que j'ai eu la chance de voir de mes yeux.

Et là, je voyais son énergie flotter, fluide et palpitante, s'étalant dans l'espace et se désagrégeant en changeant de registre spectral. En buvant le thé à petites gorgées, je me demandais si je n'étais pas en train d'assister à une technique qui était propre à François, et si par là-même, ladite méthode n'était pas similaire à celle qu'il utilisait pour soigner. En le voyant agir dans son état complet de relaxation, j'eus soudain conscience de l'être d'exception que j'avais sous les yeux. Il agissait naturellement dans les dimensions spectrales, presque sans efforts... Le saisissement que cela me provoqua faillit me faire lâcher la tasse que je redéposai, les mains tremblantes, sur la table basse.

Je commençais à comprendre les termes de Raphaël quand il me disait combien François était un sujet des plus efficaces : il captait l'énergie et la restituait sans la transformer, directement puisée de l'Univers lui-même, et dirigée sans transition vers les mondes physiques ; évitant ainsi de l'accumuler en lui-même, et par là, de la détériorer. J'avais devant moi l'un des plus puissants médias de notre dimension !

En plus de cette médiumnité, il y avait ses aptitudes de guérisseur, qui rendaient tant de services à Raphael, empruntant la même voie spectrale... Je connaissais François depuis quelques millénaires, et je me revoyais au début de notre rencontre, lorsque Raphael tentait de stabiliser les désordres neurologiques[1] dont souffrait le médium. L'énergie universelle a une vibration tellement puissante que, pour une personne sensible, cela pouvait devenir un sérieux problème. Du plus loin que je me souvienne, François a toujours été particulièrement réceptif.

"Viendra le temps où les personnes comme nous seront regardées comme des serviteurs du bas-astral[2] !" disait Cæsar. Akhenaton lui-même partageait cet avis, lui qui avait souffert de violentes "crises". Par ignorance, les hommes voient nos meilleurs médias comme des possédés. Heureusement, il reste encore quelques continents sur Terre où les médias sont respectés dans leur réceptivité et leur humanité. L'Europe me semble en voie de perdre ce respect... Je comprends les réticences de François à se pencher sur un plan de réincarnation. Par contre, je ne comprends pas le fait qu'il refuse d'aller séjourner parmi vous, Hautes-Sphères. Sa place est bien plus élevée qu'elle ne l'est actuellement.

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[1] L'épilepsie.

[2] Entendre "Adorateurs du Diable"

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