La pointe de Ténèbre
Journal d'Aristomaque.
Je m'en étais allé retrouver François sous le chêne-pleureur du jardin du ministère des sciences, selon la nouvelle habitude qui rythmait mes jours. Il m'expliqua ce jour-là qu'Emmanuel avait exprimé le désir de me rendre visite. Je craignais sa venue sachant qu'il avait ses entrées dans les Hautes-Sphères, mais pouvait à l'occasion se matérialiser dans les sphères inférieures, au point d'aller visiter les âmes dans la vallée des ombres, ce dont il ne se privait pas d'ailleurs. Cette âme fort ancienne était multidimensionnelle et rendait souvent visite à celles qui en avaient besoin, en particulier dans les vallées basses où elles croupissaient quand la culpabilité et d'autres sentiments négatifs les rongeaient au point de ne pouvoir s'élever... Ce qui avait bien failli être mon cas.
Je revoyais souvent en rêve le moment où j'avais, à la force de mes bras, en rampant parmi les ombres, pu accéder à la vallée de l'éternel été. Une vallée, qui en fait est une colline... La lumière, toute violente fût-elle, était là où je devais aller. Alors je m'étais mis à grimper, ventre à terre, dans un état d'épuisement tel que je passais le plus clair de mon temps à sortir d'un moment d'inconscience pour reprendre ma reptation. C'était long, douloureux, et pourtant, il y avait en moi une force qui me poussait à aller vers la Lumière. Je ne pouvais rester dans l'ombre, puisque je suis un Ludovicus. Je ne voyais pas moi-même ce qui avait, malgré les circonstances, amené le verdict des Hautes-Sphères à pencher en ma faveur. À cause de ce flou dans mon esprit, j'avais peur d'entendre Emmanuel me retirer le peu de libertés que j'avais gracieusement acquises.
Aussi lorsque, pendant la pause déjeuner, François me signala qu'Emmanuel souhaitait me voir, je perdis tout bonnement l'appétit. Cet ancien avait la réputation de ne pas avoir le caractère le plus engageant qui soit, et dans ma situation, le croiser n'était pas une bonne nouvelle.
"Ne fais pas cette tête, mon frère ! Emmanuel veut sans doute voir si tu remontes la pente et si tu pourras bientôt bénéficier de crédit-temps pour aller voir tes frères..."
Je me rendais compte que je boudais encore, recroquevillé sur moi-même. Si un jour je venais à bénéficier de crédit-temps, ce ne serait certes pas pour visiter mes frères, çà non ! Je serrais les poings à l'idée de frôler les corps de la dimension physique. Il n'y avait une âme que je voulais visiter, quitte à lui filer des cauchemars ! Dieux ! que j'aimerais le torturer !
"Grands Dieux ! Mon frère..." entendis-je dans ma rêverie.
Les yeux d'or de François s'assombrirent d'inquiétude. Je devais avoir un regard enflammé ! mais je ne supportais pas qu'il m'appelle "frère". Je lui criais mon désaccord :
"Je suis A-RIS-TO-MAQUE !!"
Il baissa les yeux.
"... comme tu voudras, mon ami !" me dit-il dans un murmure.
Je ne pouvais croire qu'une telle rage m'habitait au point que ce guérisseur ne pouvait plus soutenir mon regard... Cette haine que j'avais dans le cœur venait soudainement à ma conscience. Et cela me fit mal. On ne peut vivre au cœur de la Lumière avec de si viles vibrations. Je regardais mes mains. C'était comme si une fumée sombre émanait de moi.
"Ce que tu vois là," murmura François, "est un sentiment de Ténèbre : ce peut être de la peur, de la colère, de la tristesse..."
J'étais horrifié.
"Dans ce lieu", poursuivit François, "ce genre de Ténèbre est particulièrement visible, surtout en plein jour."
Ces mots, dits avec sa voix douce, me secouèrent : même en serrant les poings, je ne pouvais maîtriser mes tremblements.
***************
Journal de François
De le voir dans un tel état, j'ai eu peur, soudain. Je m'étais précipité sur lui pour lui tâter le front et vérifier s'il ne brûlait pas de fièvre. Quel pouvoir pouvais-je avoir contre un coup de folie de sa part ? Mais que lui arrivait-il donc ?
"Tu ne manges rien depuis des jours... ou presque rien ! Je sens bien que tu souffres, mais ce n'est plus ton corps : c'est ton âme. Et si tu ne me parles pas de ce qui te tourmente, à qui d'autre veux-tu parler ? Je ne peux rien pour toi si tu ne me fais pas confiance !"
Je ne pouvais qu'exprimer mon chagrin face à mon impuissance. Je vis, une fois de plus les larmes perler derrière les paupières baissées, s'accrochant à ses longs cils presque blonds, avant qu'il ne s'effondre dans mes bras, dans cet état nerveux qui le secouait de sanglots aussi violents que sa colère.
J'en ai connu, des cas difficiles ! Mais celui d'Aristomaque traînait en longueur pour une seule raison : il se fermait lui-même à toute énergie de guérison. Je ne me souvenais que trop bien des difficultés avec lesquelles Raphael et toute l'équipe des volontaires avaient eu, ne serait-ce que pour refermer la plaie qu'il s'était faite. Tout ce qui était dépensé pour le soigner se heurtait à un mur ; une barricade d'acier trempé qu'il s'était lui-même forgée. Mais pour se protéger de quoi ? De qui ? Je frissonnais à la pensée qu'il cherchait à se protéger de moi ! Lui avais-je, sans m'en rendre compte dans un moment de fatigue, fait du mal par inadvertance ?
"Mais qu'ai-je fait ? Que t'ai-je fait ?!" m'exclamais-je.
Il hoquetait en balbutiant une réponse : "Ce n'est ... pas ... toi..."
"Mais pour l'amour de la Voie Lactée, parles-moi !"
Il en était encore à rechercher son souffle, et forcément, il n'était pas en mesure de s'exprimer clairement. J'en étais réduit, à genoux, à le bercer dans un mouvement qui, bien que voulu apaisant, avait des allures qui frisaient la frénésie.
Il s'accrochait à moi, plaquant son visage contre mon torse où mon cœur, bien malgré moi, s'accélérait. Tant qu'il me prenait pour une bouée, je pouvais toujours l'entourer de mes bras pour le protéger. Les quelques secondes d'angoisse qui me faisaient craindre quelques incompétences de ma part furent vite calmées. Je redevenais serein et le laissais s'apaiser contre moi.
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