À sens unique

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Journal de François (suite)

Cela prit un long moment avant que son souffle ne soit régulier. Nous avions depuis longtemps dépassé l'horaire de la pause qui nous était impartie. Un rouleau à psychographier m'attendait dans mon bureau.

J'hésitais à le brusquer en lui rappelant de retourner dans sa serre. Et puis je me rendis parfaitement compte que je n'avais aucune envie de le laisser partir seul cet après-midi-là. Je le redressai et l'incitai à me suivre...

... discrètement...

Il ne lui était certes pas interdit de se trouver dans un autre ministère que le sien, mais de là à le faire entrer dans mon quartier... Je me décidai cependant de l'y introduire jusqu'à dans mon antre. Cela eut le bénéfice de lui apporter quelques distractions. Il poussa quelques exclamations admiratives en parcourant des yeux et des doigts les rayonnages de ma bibliothèque.

"Tu parles vraiment toutes ces langues ?"

C'était le fruit de mes années en tant que linguiste et polyglotte, spécialisé dans les langues asiatiques. Ma maîtrise linguistique s'étendait des langues archaïques aux langues modernes, englobant des territoires aussi vastes que le Japon, la Chine, y compris le mandarin et le chinois de Mandchourie, e siamois et le cantonais, ainsi que les langues vietnamienne, cambodgienne, indienne, coréenne, et divers dialectes indiens et arméniens. Mon savoir couvrait une large partie de l'Asie, et ces ouvrages représentaient une fenêtre sur la richesse culturelle et linguistique de cette région.

"Toutes n'y sont pas représentées, ici. Et certains ouvrages sont même plutôt anciens, en rapport à leur langue qui a bien évolué depuis leur parution... Surtout du côté du Cambodge qui abandonne les idéogrammes pour un alphabet, ainsi que la Corée qui change elle aussi son mode d'écriture... Et le Japon, je te dis pas : l'écriture change selon le sexe de l'écrivain. À présent, les femmes ont leur propre syllabaire, bien distinct de celui des hommes."

Mais qu'est-ce qui me prenait, à moi, de lui parler de ça ? Ah oui ! Il m'avait posé une question. Mais cela ne méritait pas un cours de linguistique, tout de même ! Imperturbable, le jeune Maître-du-Jeu poursuivait son interrogatoire :

"Si je comprends bien, tu vas devoir mettre ta bibliothèque à jour ?"

Je compris plusieurs hebdomadès plus tard que Ludovic, son patriarche, posait lui aussi des questions et se tenait au fait de tout ce qui se passait en-la-ville et dans les différents ministères.

"J'ai déjà commencé", lui répondis-je alors que je lui préparais un thé d'épices qui allait sans aucun doute lui apporter un réconfort supplémentaire.

Nonobstant, il suivait les étagères le long du mur circulaire, caressant les livres du bout des doigts (mon bureau est dans une tour du ministère de la communication, et mes ouvrages de références venaient principalement de mon autre bureau de la section des langues). Il arriva devant mon bureau où se trouvait justement un article que je rédigeais sur le néo-cambodgien. 

J'ajoutais dans un sachet de papier de soie quelques épices supplémentaires.

"Tu fais quoi ?"

"Un thé au gingembre," lui répondis-je, tout à ma préparation.

Je sursautai en l'entendant éclater d'un rire soudain et me tournai vers lui quelque peu interloqué.

"Non, je parlais de..."

Il me désigna une feuille de soie de mûrier qu'il avait saisie, couverte de calligraphie cambodgienne.

"Oh, ça ?" fis-je en revenant à ma recette, rajoutant du curcuma, une pincée de poivre noir et une noisette d'huile de coco figée. "C'est le nouvel alphabet cambodgien, justement..."

"Ooh !" fit-il.

Il semblait mi-déçu, mi-amusé.

"Tu pensais que c'était quoi ?"

"Je ne pensais à rien en particulier, ça me faisait juste bizarre, cette écriture."

Normal pour un Grec qui n'avait jamais vu autre chose que son alphabet. Mes pensées volèrent, l'espace d'un instant, vers mon collègue Akhenaton, dont l'écriture cursive venait d'Égypte. Quelle pouvait bien être la vision qu'il avait d'une autre écriture que la sienne ? Avait-il, lui aussi, la même impression de bizarrerie ?

Revenant à Aristomaque, je lui fis signe d'approcher du côté salon et de s'asseoir dans un fauteuil. L'eau commençait à entrer en ébullition, et je savais que le sifflement de la bouilloire couvrait ma voix. Aussi, je m'exprimais par geste. Grâce soit rendue aux Hautes-Sphères, Aristomaque se montrait parfaitement réceptif à mon langage des signes. Il s'avança vers le côté salon qu'il honora de la même curiosité qu'il avait montrée pour ma bibliothèque.

"Il est génial, ton salon... Ça donne envie de s'allonger et de faire une sieste", babilla-t-il.

Un vrai gamin, vraiment.

"Je m'y allonge volontiers..." expliquais-je, "pour psychographier les messages d'Emmanuel vers l'Asie."

Il me lança un regard plein d'interrogation. Ses pensées me paraissaient confuses.

"Nous sommes là, dans le ministère de la communication, mon ami !" ajoutais-je en guise de précision.

"J'aurais juré être au ministère des langues !" répondit-il, espiègle.

À l'entendre ainsi, je n'aurais pas cru moi-même qu'il y avait de cela un quart de clepsydre, il sanglotait dans mes bras.

Il n'avait besoin que d'une chose : oublier sa douleur quelques instants. Au fond, il n'était pas si violent, du moins je l'espérais. Pour le moment, il me paraissait joueur et un brin fanfaron, comme il sied à un homme en devenir, testant ses limites. Si j'avais su que mon petit chez moi lui aurait causé une telle humeur, ça fait belle lurette que je l'y aurais invité.

Lorsqu'il arriva devant moi pour s'installer dans un fauteuil, il attrapa la tasse haute que je lui tendais. Ses yeux brillaient de reconnaissance, et ses lèvres murmurèrent un "merci" discret qui me remua le cœur dans un trouble que je m'étais juré, il y a bien longtemps, de ne plus ressentir.

Me remerciait-il pour le thé ou pour lui avoir ouvert la porte de mon antre ? Je lui répondis dans un murmure identique au sien : "Il n'y a pas de quoi !" et tandis que, d'un geste, je l'invitais à goûter au breuvage, je perçus dans son regard azuré une once de perplexité.

"Quelque chose te trouble, mon frère ?" lui demandais-je en ayant bien conscience que la fraternité spirituelle lui passait à des centaines de toises, mais bon, tant pis, ça m'avait échappé comme un tic du langage.

Je le vis tiquer effectivement à cette appellation. Il prit une gorgée qu'il savoura d'un claquement de langue, et sans colère, il articula d'une voix timide que je ne lui connaissais pas :

"J'espère que je ne te dérange pas dans ton travail : tu m'as l'air fort occupé !"

"Je présume que ces derniers temps, tu dois être aussi occupé que moi", lui répondis-je.

"Les graines germent lentement... et les plantes poussent moins vite que mes idées noires..."

Tiens ! Moi qui le croyais apaisé ! Pendant que je m'allongeai sur mon canapé, il prit à nouveau une gorgée, en parcourant la pièce des yeux. À la mode romaine, (comme me l'avait appris Emmanuel), j'étais appuyé sur un coude pour me nourrir et m'abreuver. J'avais donc vue sur son comportement empreint de curiosité à peine dissimulée.

"Tu leur mets trop d'engrais, à tes idées noires," lui dis-je. "Ne peux-tu cultiver des pensées plus lumineuses ?"

Je suis plutôt bon pour comprendre les métaphores. Aristomaque pouvait-il en faire autant ? Je décidai de tester une conversation "double", par les lèvres, mais aussi par la pensée. Voyons, ce ne devait pas être compliqué : Aristomaque était un "Grâcieux" dans sa famille. Il devait pouvoir recevoir, à défaut d'émettre consciemment.

"Si seulement je trouvais quelqu'un qui pouvait m'en fournir des semences..." me dit-il, "je m'occuperais de leur germination, jusqu'à en récolter les fruits."

Apparemment, oui !
Nous sommes
sur la même longueur d'onde.
Quelle chance !
Si tu te laissais aimer,
tu n'aurais pas
autant d'idée noires.

"Des semences ? Cela se trouve..." poursuivais-je, confiant, la main sur le cœur. "Il doit d'ailleurs m'en rester quelque part, bien cachées, là, à l'abri des regards..."

Ses yeux se pailletèrent. Je me sentis rougir d'un feu qui, si je perdais toute maîtrise, m'aurait grillé jusqu'aux nerfs. Je venais de capter son intérêt. J'entendais son cœur tambouriner dans sa poitrine... à moins que... ce ne fût le mien !

Entends-moi bien :
Si je te propose mon amour,
je n'en fais autant
avec personne d'autre,
Surtout après
ce que j'ai vécu.
Je me passerais bien
de souffrir à nouveau !

"Et quelles semences as-tu à me proposer, François ?" demanda-t-il perplexe, à croire qu'il n'entendait pas mes pensées.

Celle de l'amour,
triple buse !
Ouvres ton coronal !
Est-ce que tu me reçois ?
Tu n'as pas encore compris
à quel point tu peux
disposer de moi
comme tu l'entends ?
Ouvres-moi ton cœur,
enfin !
Ce n'est pas compliqué !

"Cela dépend de tes besoins, je présume... Alors, Aristomaque, si tu commençais par me dire ce qu'il te faut, que je voie en quoi je pourrais t'aider."

"Il me faudrait un bureau agencé comme celui-là où je pourrais m'allonger le soir et trouver un peu de repos."

À mon humble avis, son récepteur coronal doit être bouché à l'émeri. Il n'a pas entendu mon cœur. Ô déception...

"Inspire-toi autant que tu veux de mon humble domaine," murmurai-je, déçu.

Surtout ne fais pas attention à moi :
je ne fais que passer
dans ta vie.
Ça fait mal,
mais bon,
je vais me relever.
Je me relève toujours.

FIN DE TRANSMISSION !

"Je peux emprunter de quoi dessiner ?" me dit-il en appuyant sa requête d'un regard suppliant.

Je compris dans un éclair de lucidité où il voulait en venir. Loin de sa villa familiale, il était sans lieu de repos : en dehors de son bureau, il vivait dehors. Il ne serait jamais venu à l'idée à un membre de sa maison de haut-lignage de vivre ailleurs que sous son toit, dans leur domaine ancestral, hors-la-ville. La Villa Ludovica était un domaine "privé", une tour de plusieurs étages, que se partageaient ses membres sur plusieurs générations... Et le verdict édicté ne permettait pas à Aristomaque de retourner sous le toit de ses ancêtres. Il n'avait nulle part où dormir.

Je ne faisais partie d'aucune maison de haut-lignage en Olympe. Mais je n'avais pas moins de trois lieux de repos : une cellule individuelle au ministère de la santé, avec lit, broc et bassine sur un meuble de toilette, et une petite armoire pour mon uniforme de guérisseur ; j'avais une "capsule" aussi grande qu'un cocon à ma taille pour faire une sieste, à la section des langues ; et j'avais enfin mon bureau du ministère de la communication, qui était depuis plusieurs vies, mon petit chez-moi : au cinquième étage de la tour Est, une seule pièce, mais séparée en plusieurs sections. Celle pour le travail, avec un bureau et une bibliothèque, une cuisine et un salon avec un canapé, deux fauteuils, une table basse, et une cheminée ouverte à 360° au centre, chauffant à elle seule toute la pièce, les rares fois où j'avais besoin de l'utiliser.

Je vis donc luxueusement, comparé à l'adolescent qu'était Aristomaque qui n'avait pas encore acquis suffisamment de crédit-temps pour avoir un lieu individuel où se reconstruire. Le pauvre n'avait pas une pierre où poser sa tête. Le fait qu'il éprouve le besoin de dessiner allait mettre son espace de vie au clair dans son esprit, en organisant un lieu où il se sentirait chez lui.

"Sers-toi, mon ami, tu trouveras de quoi dessiner sur mon bureau, pendant que je psychographie ce message."

Il y avait des étoiles dans ses yeux limpides, et enfin, un sourire, franc, ouvert et large comme son cœur... J'achevais mon thé et m'allongeais tout à fait. Je sombrais dans les voiles interdimensionnels, le cœur léger.|

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