Le jour d'Aphrodite

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Journal d'Aristomaque.

Hermétique de la 38e hebdomas de la 63e révolution depuis l'incarnation de Périclès

Quel bonheur fut le mien lorsque je pu faire une nuit complète dans le calme de mon bureau. La nuit, le ministère des sciences est déserté et dans le silence, je dors mieux. Mes rêves s'apaisent, bien que Stéphanos y est toujours présent, comme un spectre qui surgit soudain au coin de l'œil pour disparaître dès qu'on tente de le saisir du regard. Mes rêves sont donc moins tourmentés et je me suis réveillé ce matin avec moins de remords et de fatigue.

J'aurais dû demander à Galaliel de me laisser un holographe. Si j'en avais un, je pourrais discuter un peu le soir avec ma famille.

Je vais à la serre contrôler les semis. Heureusement que les collègues sont coopératifs. Je me rends compte que je ne suis pas facile à vivre.

**************

Une journée sans le voir... et la journée s'achève déjà. Je n'ai jamais autant été plongé dans l'étude d'une plante avec autant de désespoir. Remarque : cette tubercule est tellement fascinante que j'en ai pour des semaines, d'autant plus que les variétés sont légion. Tous les continents y sont représentés, mais la plupart proviennent des colonies de l'Ouest. La nomenclature complète va prendre un certain temps.

J'ai donc passé la matinée à faire des croquis dans la sixième serre et l'après midi à les coloriser, les annoter et rédiger les observations. Et j'ai loin d'avoir fini l'étude des différentes variétés.

Maintenant que le soir est venu, dépourvu de distraction, je suis seul face à moi-même et je ne peux m'empêcher de faire quelques bilans.

Lors de ma dernière vie physique, je me suis libéré de l'influence de Stéphanos de façon fort violente envers moi-même. Mais le temps qu'il revienne dans la dimension causale, je serais sans doute déjà réincarné et n'aurais plus à le croiser pendant plusieurs vies... Si il revient un jour ! Tel que je le connais, cela prendra du temps : il passera forcément par la vallée des ombres et tant qu'il est sous le Seuil, je suis hors d'atteinte.

Mais je ne veux pas me concentrer sur Stéphanos avant d'aller au lit. Je crois que c'est de ma part une mauvaise habitude. Hier soir, François s'est montré persuadé que mes rêves seraient beaux.

Ils le seront d'autant plus qu'à l'heure de fermer ce livre, pour la nuit, alors que le bilan de la journée touche à sa fin, c'est l'image de François qui s'impose à mon esprit, et qui efface Stéphanos avec la même intensité qu'elle a éclipsé le visage d'Adelphos de ma mémoire.

Penser à lui, fermer les yeux et dormir dans ses bras... comme s'il était là, Euphilia [Vocatif : "Bien-aimé"], J'invoque son fantôme, ô Hypnos [Dieu du sommeil], afin qu'il me visite cette nuit en songe et que notre échange onirique renforce notre lien, s'il existe ou qu'il s'éloigne de moi, si seulement mon imagination me crée une nouvelle illusion. Ne me tente pas, Oneiros [Dieu des songes] ! Ne me donnes plus de faux espoir, plus de mensonge, plus de pseudo-promesse de bonheur. Donne-moi de vivre avec ou sans lui, mais pas dans un nouveau leurre.

En fermant ce livre et en le rangeant sous mon oreiller, je fais le vœu de savoir cette nuit si François est une promesse de félicité pour mon avenir. Qu'Hypnos, le maître de la nuit m'accorde sa protection.

**************

Journal de François

"Que lui manquait-il donc, pour retrouver son équilibre ?" demandais-je à Emmanuel qui m'accompagnait du ministère des langues jusqu'à celui de la communication pour discuter du cas d'Aristomaque.

"Sans doute un peu d'intimité !" me répondit le gouverneur. "Sans doute avait-il besoin d'être un peu seul pour se retrouver."

Plus je réfléchissais, plus je me disais qu'on ne l'avait quasiment jamais laisser seul une journée... Et même une seule nuit. Heure par heure, il était toujours sous la surveillance de quelqu'un. Cela avait dû lui peser plus que tout.

"Les Hautes-Sphères étaient bien trop inquiètes pour le laisser seul." m'expliqua Emmanuel qui, les mains dans le dos se promenait à mes côtés. "Un suicidé ! Tu penses bien que l'idée de le laisser sans surveillance rendait nerveux les sphères spirituelles."

"Mes sentiments sont-ils leur œuvres ?" demandais-je à la limite de l'horreur. "Dois-je comprendre que j'ai été téléguidé pour le couver afin qu'il ne soit pas un danger pour lui-même."

"Ah non !" répondit Emmanuel en haussant le ton. "Tes sentiments sont ton œuvre."

Je baissais la tête, un peu honteux d'être à l'origine de sa mauvaise humeur. Le gouverneur poursuivait d'un ton bourru :

"Si les Hautes-Sphères piétinaient notre libre arbitre, çà se saurait. Non François ! En dépit de tout ce que tu as vécu, tu es un sentimental invétéré."

J'aurais donné mon âme à la Ténèbre pour être sourd.

"Je ne veux pas me souvenir de çà !" dis-je.

Les mots m'avaient échappés bien malgré moi. Deux jours de repos n'avaient donc pas suffit pour que je retrouve la maîtrise de mes nerfs.

"Tu as étonné, et même agréablement surpris tout le monde." me dit Emmanuel, tout à ses explications. "Certaines orbes ont avouées qu'elles avaient renoncé à te voir ouvert à l'amour, tellement tu étais 'hermétique'."

"Si je n'ai pas d'amour en moi, je ne pourrais guérir personne." rappelais je.

Car c'était bien là le problème. Si je n'avais pas tant soit peu d'amour, je ne serais qu'un simple médium, pas un guérisseur.

"Ne te fais pas passé pour un imbécile." gronda le gouverneur. "Tu comprends très bien de quoi je suis en train de te parler."

Oui, je savais. Et c'est d'ailleurs pour cela que je ne voulais pas en parler. Mais Emmanuel était sans pitié.

"Arrêtes de te faire souffrir, comme çà, François." me dit-il de sa voix sèche. "Ce qui est passé est "passé", même si cela fait partie de toi à jamais. Ton cœur retrouve ses marques. Il est normal d'en éprouver quelques tourments."

À commencer par l'indifférence de mon patient préféré qui ne savait pas ce qu'il voulait selon toute apparence.

"Aristomaque est insensible à ma présence." dis-je en lui expliquant combien il était sourd à ma voix spirituelle. Je lui racontais l'énergie que j'avais déployé dans un dialogue de sourds. "Il veut être seul, avoir sa propre chambre... Il n'attend rien de moi, et je suis fatigué de souffrir pour rien."

Emmanuel semblait perplexe. Je ne savais pas si il me regardait avec pitié ou avec humour.

"Est-ce bien le médium le plus doué de la colonie olympienne qui parle ainsi ?"

Je lui lança mon regard le plus torve possible. Mais à mon avis, je ne fut pas convainquant.

"Je n'ai même pas réussi à me faire entendre à mi-mot." chuchotais je ravalant mon chagrin.

"Tu l'aimes tellement que cela fausse ton jugement. Et je me dois de t'ouvrir les yeux : Aristomaque a été parfaitement réceptif, mais en différé..."

Je ne pu que m'arrêter dans mes déambulations. Je ne savais plus que penser. Il m'avait entendu ? Je scrutais Emmanuel me demandant si il était pas fou.

"Oh, ne me regarde pas comme çà ! Il a bien vu ta lumière ; mais tu ne peux rien faire contre une amnésie métathanatique [1]. Laisse lui un peu de temps."

"Justement," dis-je "Ce genre d'amnésie ne dure pas aussi longtemps."

"Détrompe toi, mon frère !" me répondit il, alors que d'un geste, il m'invita à reprendre la marche. "Les amnésies sont parfois si importantes qu'il faut parfois plusieurs années pour percevoir les pensées de ses collègues et confrères. Ce sens-là est difficile à retrouver. Aristomaque, aussi doué soit-il, a vécu quatorze années incarné avec cinq sens seulement. Il ne peut pas, en trois mois entendre les mots qui se forment dans ton esprit. Sa capacité de mémorisation est parfaitement normale : Il se souvient parfaitement de sa vie incarnée, avec tous les tourments que ça peut lui apporter, mais là, je ne t'apprends rien. Par contre, et tu dois sûrement l'ignorer, il prie Hypnos et Oneiros avant d'aller dormir, comme tout bon Grec qui respecte les dieux... Et il t'aime, François. N'en doute pas."

Une telle nouvelle me laissa muet de stupéfaction. Pour la seconde fois, je m'arrêtai, empli de perplexité qui m'empêchait d'avancer littérallement. Cette fois Emmanuel ne montra nulle impatience. Il s'arrêta en même temps en poursuivant ses explications. Je me demandais si il n'était pas venu, en cette mésembria [midi], pour me tirer de mes discussions avec mes confrères traducteurs, pour me délivrer tout un compte rendu de la part des âmes qui évoluaient dans les sphères spirituelles désincarnées.

"Le seul problème," poursuivait Emmanuel sans prêter plus d'attention à mon trouble. "C'est qu'il est encore prisonnier du souvenir d'Adelphos et qu'il a été préparé pour être un dirigeant, un peu trop enfermé dans sa bulle de pouvoir."

Je me senti fort chagrin tout à coup. Un souvenir surtout sentimental, c'était très difficile à corriger.

"Adelphos doit lui remplir le cœur." dis-je morose.

"Plus tellement, en réalité : l'image mentale que tu lui as envoyé a été bien reçue et tu remplaces Adelphos dans son cœur. En cela, il réagit avec un instinct sûr. Adelphos ne lui convenait pas. Il a toujours conscience de son rang et de sa mission. Et il a parfaitement analysé la situation."

Il planta ses yeux d'acier dans les miens pour me dire le message des Hautes-Sphères, du moins, son plus important résumé.

"François, ne commets pas la même erreur qu'Adelphos. Éduquer un grâcieux, c'est avoir sur les épaules la responsabilité d'une âge d'or réussi, ou pas !"

Je savais pertinemment ce que le titre de grâcieux voulait dire. Au sein des familles régnantes, les grâcieux étaient cette génération qui amenaient un développement au sein d'une civilisation, dispensant leur génie pour le bien d'un peuple. Et Aristomaque était l'aîné des grâcieux de la maison Ludovicii. Il y avait matière à réfléchir, voire à hésiter.

"C'est par leur talents éclairés que les civilisations atteignent leur apogées." poursuivait Emmanuel en me libérant de son regard, et pendant que je reprennais ma respiration, je le laissais soliloquer : "Aristomaque est jeune et encore indiscipliné. Mais il a du talent. Les Hautes-Sphère croient en lui, et en toi..."

Levant les yeux sur le chemin qui nous conduisait au ministère, je vis Aristomaque. De loin, je pouvais le reconnaître avec ses cheveux flamboyants. Être roux est un désavantage pour celui qui veut passer inaperçu. Apparemment, il me cherchait aussi, car il se mit à faire de grand signes.

"Quand on parle du loup..." commença Emmanuel dans un sourire.

"En l'occurence," ajoutais-je sans poursuivre l'adage, "ce serait plutôt un renard."

Emmanuel riait comme s'il s'agissait d'une plaisanterie. Je ne comprendrais jamais l'humour des occidentaux. Mais cela lui donna un visage plus avenant et plus lumineux qu'à l'accoutumé. Aristomaque en était tout souriant à mesure qu'il se rapprochait. Un souffle de bonne humeur circulait dans l'allée carrelée et cela réparait toutes les heures que nous avions passées dans l'angoisse. Mon cœur se dilatait à la pensée que le pire était derrière nous.

"Aristomaque !" lança Emmanuel dès que l'adolescent fut à portée de voix. "Te voilà tout fringuant, ça fait plaisir !"

"Je suis tellement content de vous voir." lança l'adolescent en écartant les bras.

Ce fut sans aucun doute le premier geste ouvert qu'Emmanuel ai vu de sa part. Ce dernier fut médusé lorsqu'Aristomaque lui donna l'accolade avant de se tourner vers moi pour m'étreindre à mon tour dans un élan affectueux. J'en étais tout retourné.

"Tu as l'air en forme." balbutiais-je.

J'aurais été incapable de dire plus banal encore. "Reprend toi, François" me dis-je in petto. " Tu as l'air idiot !" Je me sentis fondre sous son regard bleu-vert. Je me répétais en admirant ses traits. "Il m'aime ?" J'en étais encore tellement stupéfait que l'adolescent me renvoya mon regard étonné.

"Tu vas mieux ?" me demanda-t-il. "Tu m'as l'air tout chose."

Tiens ? Il lit mes expressions faciales sans erreur.

"Je me suis reposé." lui répondis-je. "J'ai repris ce matin, à la faculté des langues orientales".

"On ne s'est pas beaucoup vus depuis deux jours" me répondit il de sa voix aigüe, mais cristalline. "Mais j'ai beaucoup dormi et je meurs de faim."

"Ça tombe bien, nous allions déjeuner." dis-je en regardant Emmanuel avec un regard entendu qui l'invitait à venir se restaurer avec nous.

Je vis le grand-messager lever les mains en signe de renoncement.

"Sans moi, les enfants ! D'autres tâches m'attendent. C'est là la fonction d'un gouverneur ! Mais nous auront l'occasion de nous revoir Aristomaque. Continues de te reposer et de te nourrir, car il nous faut, dans la communauté, que des gens en parfaite conditions. Prenez donc 2 jours de plus, tous les deux. Je connais un lac du côté du mont Émeraude qui vous isolera à merveille."

"Celui où il y a la cascade ?" demanda Aristomaque. "je le connais, ce lac ; mon arrière grand père m'y emmenait souvent."

Je crois bien qu'à la lumière de cette déclaration, je ne connaissais pas mon environnement dans sa totalité.

"Je sais que ce lieu sert de campement à bien des familles de hautes lignées, dont la tienne, cher enfant." reconnu Emmanuel en nous saluant de la main, et, tout sourire, s'éloigna rapidement, ou plutôt, détalla sans demander son reste. Je le savais peu enclin à se substanter de nourriture solide, car il avait ses entrées dans les Hautes-Sphères, mais de là à fuir dès qu'on lui parlait de déjeuner me laissa pantois.

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[1] Post mortem.

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