Le serpent
Journal de François
La chaîne des monts Émeraudes se lève, avec cette caractéristique des monts tibétains, en trois sommets d'énergies pures, qui se répandent dans une vallée alimentée par une cascade. Le lac qui s'y forme est si peu profond qu'on peu s'y baigner en ayant pied. Par quelques phénomènes géothermiques, les eaux d'un vert bleuté y sont tièdes. À moins que cette chaleur douce ne provienne du contact des masses de granit de la montagne.
Pour ce que j'en sais, ce terrain est la propriété des Ludovicii. Mais le chef de famille proteste souvent de ce que ces lieux sont la propriété de tous. Dans les archives du centre de communication se trouve une lettre de Ludovic Ludovicii, le patriarche d'Aristomaque :
"[...] Cette cascade n'est pas à moi. Elle était là bien avant que ma conscience ne voit le jour. [...] Elle est si bénéfique qu'elle ne peut-être la propriété de qui que ce soit. Toute âme doit y avoir gratuitement accès si ce n'est qu'aucun bâtiment ne doit y être construit. Je la veux garder dans son état le plus naturel, tel qu'il a été engendré par les éléments, et que nul ne détériore ses aspects paisibles et sacrés..."
Ainsi la cascade de l'Émeraude central, dit Grand-Émeraude, devint propriété ouverte. Les Hautes-Sphères la déclarèrent "site sous la protection des Maîtres-du-jeu."
***************
Je fus intimidé par cette cascade la première fois que je la vis, même si c'était de loin, au fond d'une clairière. Ses eaux vertes et étonnamment lumineuses s'écoulaient de neuf pieds de haut, dans un petit lac peu profond qui servait aux voyageurs de baignoire naturelle et collective. Elle pouvait accueillir une bonne soixantaine de personne si on s'en tenait à sa circonférence et en se tenant à distance les uns des autres les bras écartés. En guise de comparaison, les thermes de la ville qui abritait la colonnie olympienne pouvaient accueillir dans ses bassins centrales une vingtaine de personnes chacunes. C'est dire s'il y avait de la place. Des rochers de granit bleu venus directement de la montagne se dispersaient autour de ce réceptacle naturel, dont le courant se poursuivait en aval vers un lac plus grand encore, à neuf lieues de là, en une rivière serpentant à travers une forêt de feuillus dont les fleurs embaumaient les alentours et répandaient leur parfums sur plusieurs lieux de distance. Auprès de la cascade, les pollens étaient moins concentrés, et la douceur de l'air parfumé était apaisante.
Le Grand-Émeraude et ses falaises de granit bleu portait mal son nom, me semblait-il. Mais c'était sans compter les multiples cavernes bourrées de minéraux qu'il cachait en son sien. Aristomaque m'avait fait mention de gemmes de béryl et d'émeraude en grande quantité. (Je n'avais aucune envie d'aller grimper cette masse rocheuse pour aller vérifier la contenance de ses cavités moi-même.) L'eau était chargée de ces minéraux soignant leur cœurs fatigués, pendant une baignade fort bienvenue lors des journées chaudes.
Comme nous l'avons fait quatre hebdomadès auparavant, au bord de la mer, nous nous installâmes un peu à l'écart de la cascade pour dormir à la belle étoile. Mais autant j'avais l'habitude des flux et reflux des vagues sur la plage, autant le grondement incessant de l'eau en chute libre perturba mon repos. Nous dûmes retraverser la clairière sur une demie lieue pour trouver un peu de paix et me faire bercer par le chant des cigales et des oiseaux nocturnes qui, dans les arbres proches, veillaient sur la population des rongeurs et des sauriens.
En déposant son sac sur un rocher plat, montrant par là qu'à ses yeux, nous étions arrivés à destination, Aristomaque était quelque peu hilare.
"Tu finiras bien par t'y habituer." me dit-il. "Mais, il est vrai qu'une chute d'eau de 9 pieds de haut, c'est bruyant. Moi qui y suis habitué, ça me berce. Là, nous serons bien !"
Je levais la tête. Nous étions assez proche de la bordure de forêt. Les étoiles étaient plus nombreuses qu'au bord de la mer. Il y avait moins de nébulosité. Mais les arbres à proximité nous cachait une partie de la voûte céleste. Je sentais l'adolescent en pleine effervescence alors qu'il préparait le campement. Quand je l'observais, je pouvais voir sa colonne vertébrale s'illuminer d'une énergie puissante et encore instable parce que mal répartie.
Il sorti de son sac une grande bâche qu'il déplia sur le sol. C'était un matelas qui, une fois qu'on actionnait une valve, se gonflait d'air et se déployait sur un carré d'une toise et demie et sur deux pieds d'épaisseurs.
"Où as-tu dégoter un truc pareil ?" balbutiais-je, sans pouvoir cacher mon admiration.
"J'ai envoyé un message à mon patriarche. Je lui ai écrit qu'on allait au lac du Mégalo-Smérando, et il m'a envoyé çà !" expliqua-t-il en tâtant le matelas pour testé son contenu d'air. "Tu le préfères ferme ou mœlleux ?"
"Il n'y en a qu'un..." observais-je
"... qui est assez grand pour deux." me fit remarqué l'adolescent.
Je respirais le plus calmement possible. Où donc le patriarche des maîtres-du-jeu avait il la tête ? Il nous fournissait un grand matelas, comme si nous étions en couple... C'est alors que je compris que Ludovic Ludovicii n'avait peut-être pas saisi que je n'avais moi-même aucun matériel. Je n'avais pas l'habitude de camper au pied d'une montagne, moi qui avais l'habitude des bords de mers. Je n'avais rien prévu et je réprimais l'envie de me traiter d'idiot.
"C'est une invitation ?" demandais-je un peu confus.
"Une invitation à quoi ?" demanda-t-il étonné.
"À dormir dans le même lit." dis-je en sentant mes joues me brûler.
Tout en maniant la valve d'une main et vérifant l'intensité du gouflage de l'autre, il me regardait, héberlué.
"Tu préfères dormir sur le sol ? Je te préviens, c'est très inconfortable. Tu ne t'es jamais retrouvé avec une racine d'arbre dans les reins ou un cailloux entre les omoplates ! Alors ? Ferme ou mœlleux ?"
"Ferme." répondis-je, morose.
Il ne comprenait décidément pas qu'avec mon cœur en expansion, j'aurais pu déployer une énergie amoureuse à faire exploser la montagne ! Était-il innocent à ce point ?
"Tu as les couvertures ?" me demanda-t-il.
Je ne les oubliais jamais puisque c'était l'unique matériel dont je disposais.
"Oui, dans mon sac." lui dis-je "Tu peux les sortir pendant que je vais chercher du bois."
Je préférais m'éloigner un peu pour ne pas saliver comme un mort-de-faim en le regardant s'activer sans rien faire de mes mains.
"Bonne idée !" me dit-il joyeusement. "j'ai repéré quelques plantes-à-œufs [aubergines]. On se les fera cuire avec des carottes sauvages."
Je le laissai à la préparation du couchage et me dirigeais en lisière de forêt. Je n'eu pas besoin de m'enfoncer dans le bois pour constituer un fagot de taille respectable. Je trouvai même une plante-à-œufs, dont le fruit n'était rien de moins qu'une cucurbitacée ovoïde, grand comme un œuf d'autruche, à la peau lisse et blanche, légèrement striée de pourpre. J'en ramassais un de taille suffisamment grand pour nourrir deux personnes.
De retour au campement, Aristomaque achevait de couvrir le matelas. Il avait aussi gonflé des coussins à la paroi velouté.
"Ah, joli spécimen," me dit-il en prenant le fruit pour le soupeser. "Je vais cherché des carottes pendant que tu allumes le feu. Et je ramènerai de l'eau aussi : je connais une source potable, pas loin. Je ne serais pas long."
Lorsqu'il revint peu de temps après en effet, je commençais à faire frire des fines tranches de cucurbitacée dans de l'huile de coco. Il me tendis du romarin que je rajoutais dans la poêle. Il gratta les racines qu'il avait ramassées et lavée à la source puis les tailla en lamelles que nous fîmes rissoler à leur tour. Ce n'était point là les ignames et les algues que je cuisinais habituellement. Leur chair me plongeait dans un étonnement sans borne. Je ne connaissais décidément rien des plantes sauvages d'occident. Ce n'était pas le goût du qié zi, cette variété répandue en Chine, à la saveur un peu piquante. La variété que j'avais cuisiné était douce. La chair s'effilochait lorsque je la tenais entre mes baguettes pour les retourner à mi-cuisson.
Aristomaque mangea les légumes encore chauds de bon appétit. Le regarder se nourrir me mettait en transe. Lorsqu'il eut fini son bol, il se leva, se redressa et, les mains au niveau des reins s'étirait douloureusement avec un petit gémissement d'effort. Je n'y tins plus. Ma curiosité était un long tunnel de souffrance dont je ne voyais pas le bout.
"Ta kundalini s'est-elle déjà déployée, Aristomaque ?"
Il se tourna vers moi le regard perplexe.
"Ma quoi ?"
Ce n'était pas le moment de perdre mes aptitudes linguistiques. Comment disait-on "kundalini" en grec ? Ah oui !
"Tu sais, le symbole d'Esculape..." hésitais-je car je n'étais pas sûr de l'appellation grecque, mais je connaissais sa latinisation.
"Tu veux dire Asclépios ? Le serpentaire ?"
"Oui !" hurlais-je presque, du moins, autant que ma pauvre voix me le permettait.
Au regard qu'il me lança je compris que je lui avait fait peur. Je pris une profonde respiration.
"Excuse-moi. J'ai trouvé le mot que je cherchais. Je réitère : ton serpent d'énergie s'est-il déjà déployé ?"
Il y eut comme un son blanc entre-nous. Les insectes nocturnes crissaient en rythme, j'entendais même le vent qui faisait gémir les arbres. Aristomaque était silencieusement rentré en lui-même et je voyais bien qu'il essayais d'analyser mes propos sans les comprendre. Or s'il ne les comprenait pas, j'avais déjà ma réponse : non, le serpent n'était pas déployé. Il sortit de son interrogation intérieur pour me dire d'une voix timide :
"Tu parles de coucher, c'est çà ?"
L'espace d'un instant, je cru qu'il n'avait jamais eut d'éraste dans sa vie. Je dois avouer que mon soupir fut un peu exaspéré et que le visage du grâcieux s'allongea de chagrin.
"Oui !" dis-je "Si nous étions incarnés, c'est effectivement ce qu'il nous faudrait faire. Mais dans nos contrées, il y a un autre moyen. Il suffit de faire circuler ton énergie le long de tes chakras. Normalement, c'est à ton éraste de t'initier. Alors ? Ce serpent en toi est-il déployé, oui ou non ?"
Il pris un air contrit que je lui connaissais pas. "Tu avais dit : 'Tant que tu seras dans cette dimension, rien de ce que tu crains ne t'arriveras' !"
"Et je ne t'ai pas menti, Aristomaque. Nous n'avons pas les organes pour cela."
Je me levais à mon tour et m'approchais de lui. Il ne recula pas à mon approche, mais j'entendais son petit cœur déjà rapide accélérer. J'étais pour lui un géant et il faisait front avec aplomb, bien que ses tempes luisaient d'une sueur nerveuse. Le plus doucement possible, je lui saisi le menton pour lui soulever la tête vers moi. La crainte dans ses yeux étaient clairement lisible. Je le voyais à la fois si craintif et si ferme dans notre face-à-face que je ne pouvais que l'interroger plus avant, parce que tout était, chez lui, un mystère que je n'arrivais pas à sonder.
"Ton éraste, tu le connaissais avant ton incarnation ?"
"Adelphos ? Bien entendu ; nous avions tout planifier et cela a été validé par les Hautes-Sphères..."
"Je te parle de le connaître ! Je ne suis pas en train de te parler d'une planification, Aristomaque. Je te demande s'il a déployé ton énergie. Par les Dieux, Aristomaque, comprends tu seulement ce que 'connaître' veut dire ?"
Il hésitait. Quand je lisais dans son esprit, le peu que je percevais me montrait des souvenirs vagues de sa vie incarnée... des étreintes, certes, mais comme des souvenirs traumatisants, des courses poursuites à entre les arbres d'une plantation et à ma grande horreur, des coups, griffures, morsures de fouet... Par les Hautes-Sphères, qu'avait vécu cette âme ?"
"Aristomaque, voyons ! je ne te parle pas de vie incarnée où l'initiation est plus physique. Je te parle de ce corps-ci," lui dis-je en lui posant mon autre main sur sa poitrine où son cœur palpitait, affolé, "dans notre dimension présente. Si ton énergie n'est pas déployée dans cette vie, tu ne sera jamais adulte, ni ici, ni là-bas. Ton corps physique peut avancer en âge tout en gardant un esprit d'enfant. Ce n'est pas le but d'une incarnatiion."
"Non..." me dit-il en fuyant mon regard. "Je ne vois pas de quoi tu parles... Adelphos me plaisait. Il m'a séduit, me faisait rire, m'amusait, me distrayait et il m'a appris à bien me tenir en société."
"Je ne te parlais pas non plus de séduction, en effet." lui répliquais-je, déçu.
J'hésitais à lui poser la question, mais je rassemblais mon courage.
"Tu l'aimais ?"
"Je crois, oui..."
Mon cœur me semblait plus lourd dans ma poitrine.
"Et tu l'aimes encore ?" lui demandais, la bouche sèche.
"Çà, non !" protesta-t-il avec feu.
Serais-tu une girouette,
jeune homme ?
Si tu m'aimes aujourd'hui,
Quand me rejetteras-tu,
Comme tu le fais pour Lui ?
"Pourquoi ?" lui demandais-je en masquant un frisson.
"Il ne prêtait pas attention à ce que je vivais, François," m'expliqua t-il d'une petite voix tandis que ses yeux s'humidifiaient et qu'il luttait pour cacher ses larmes. "Je n'ai pas la chance de jouir d'une bonne santé, surtout pendant mes incarnations. J'ai un défaut dans mon ventre qui est une marque de lignage : mes intestins me brûlent !"
Oui, ils sont irritables,
Je l'avais remarqué !
"Oui," dis-je. "Ton chakra solaire est assez faible. En déployant ton énergie, ça pourrait aider à stabiliser tout çà."
Je le lâchai et revins à ses besoins immédiats. C'était un meirakiôn et forcément, il devait avoir des fringales, parce que son âme était en pleine croissance. Il fallait le nourrir. Je retournais à mon sac pour y chercher quelque fruits. Je choisi une noix de coco fraîche et revins à Aristomaque. J'entrepris d'ouvrir le coco au couteau pour en faire sortir le liquide. En me lançant dans ces gestes de la vie quotidienne d'un asiatique, je tentais de lui expliquer quel était le rôle d'une éraste pour son éromène. En m'occupant les mains, je pouvais parler calmement à l'adolescent qui, tel un élève, s'était assis en tailleur sur le bord du lit et observait chacun de mes gestes sans perdre son attention à mes propos. C'était quelque chose de curieux, que de donner une leçon à Aristomaque. Un peu comme un accord tacite entre nous. Je reprenais mes réflexes d'enseignant et lui, agissait comme un élève.:
"Il ne s'agit pas de séduction," dis-je en épluchant la noix. "ni de faire rire ou d'amuser et encore moins de donner des leçons sur l'art de paraître en bonne santé en public alors qu'en réalité, il n'en est rien. Le public, tu peux le tromper. Mais cela n'a qu'un temps. Et ce qui est caché revient toujours à la surface. Où serais-je si j'avais caché le haut-mal qui m'habite [l'épilepsie] ? Je n'aurais pas développé ma médiumnité et je n'aurais été qu'une âme inutile dans l'univers. Ne sais tu pas, ô éroméné, qu'il est possible de transformer une faiblesse en force ?"
Je venais de l'appeler "élève bien-aimé" et l'espace d'un instant je me mordis la lèvre en fermant les yeux, stoppant tout geste, car manier un couteau à large lame les yeux clos, c'est périlleux. Cela ne dura qu'une respiration, mais revenant à moi, comme j'avais atteint la coque du fruit, j'y enfonçais le couteau dans la fibre humide avant de jeter un coup d'œil à Aristomaque qui, de la tête, faisait des signes de dénégation. C'était à se demander ce qu'il avait appris. Il ne semblait pas relever mon erreur de langage. M'écoutait-il, au moins ?
"Sais tu seulement pourquoi l'une des premières conditions pour lier deux âmes en tant qu'éraste et éromène est d'aimer ?" lui demandais-je sans espoir.
"C'est pour mieux apprendre ?" me répondit-il sans hésitation.
Mon cœur manqua un battement. Je le regardai avec une point d'admiration, puis, je pris appui sur le couteau pour faire levier et je soulevais la coque du fruit, découvrant la réserve d'eau de coco que je versais dans nos bols respectifs.
"Tu sais au moins cela." dis-je soulagé.
La remarque lui fit hausser les épaules et les yeux au sol, il ajouta, comme pour s'excuser : "Il me semble que, par amour, on se consacre mieux à ce qui est enseigné. C'est comme un réflexe de l'esprit. Si on aime, on apprend mieux. C'est bien cela ,"
Il cherchait mon approbation de professeur que je n'étais pas pour lui, du moins, pas officiellement.
"Il y a une raison à cela." lui dis-je en achevant d'ouvrir le coco en deux pour en recueillir la pulpe qui, à ce stade de développement du fruit était plus proche du latex que de la chair ferme et fibreuse.
Je jetai un œil vers le meirakiôn qui était suspendu à mes lèvres. Je m'étonnais de son attention. Puis je rajoutai du bois dans le feu et mis l'eau de coco dans une casserole que je déposai sur les braises. Je lui tendis son bol où j'avais déposé la pulpe du fruit. Je sentis une vague de joie et de reconnaissance émis de son esprit à peine sorti de l'enfance.
"Oh, merci..." dit-il en mordant dans la chair blanche avec enthousiasme.
Sais tu seulement,
tout au fond de toi,
ce que signifie
mon offrande ?
***
Je t'offre mon amour
le plus pur.
Si tu t'en nourri,
c'est mon amour
qui te nourri,
ô éroméné.
Je savais pertinemment qu'il n'entendait pas mes pensées. Alors dans le secret de mon cœur, je pouvais toujours l'appeler "éromène", puisque c'est ainsi que je le percevais. Et comme cette communication mentale était une seconde nature chez moi, rien ne pouvait m'empêcher, même pas les Hautes-Sphères, de l'appeler ainsi. Pendant qu'il savourait la chair de coco, je sortis d'une bourse, des fèves brunes et sèche qu'Aristomaque reconnu aussitôt.
"Du cacao !" s'exclama-t-il agréablement surpris, tandis que je les broyais dans un mortier, les réduisant en une fine poudre avant de les ajouter dans l'eau de coco qui avait bien chauffé entre deux.
La prise fut instantanée et la crème cacaotée empli le second bol que je lui offris avec la même ferveur.
"Déployer le serpent d'énergie sert à lier l'éraste à son éromène", lui expliquais je, un genoux en terre pour être à sa hauteur. "Elle ouvre la porte de leur esprit et le premier don que l'on reçoit est de pouvoir communiqué d'âme à âme sans se parler."
Un instant désorienté par mes offrandes culinaires que je ne partageais pas avec lui qui en était l'unique bénéficiaire, l'adolescent sorti de son trouble et après m'avoir remercié à nouveau, décida de poser son bol de chair de coco sur le lit pour en prélever un morceau au fur et à mesure de son appétit et le tremper dans la crème de cacao. J'en aurais pleurer d'émotion si je n'avais pas eu à poursuivre mes explications. En l'occurence, c'était moi qui avait besoin d'explications.
"À un moment, j'ai cru que tu m'aimais." lui dis-je "Mais je n'ai pas réussi à me faire entendre, comme si tu n'avais pas développé ton coronal."
"Quand as-tu fais chà ?" me demanda-t-il la bouche pleine.
"Quand tu es venu dans mon bureau, un jour de Séléné [lundi]."
Il avait pris le temps d'avaler avant de parler cette fois. "Et tu m'as dit que tu m'aimais ?"
"Oui," dis-je plein d'espoir. "Tu m'as donc entendu ?"
"Pas le moins du monde !" répondit-il, accompagnant de la tête et de la main sa réponse négative.
Il m'expliqua que cette nuit là, il s'était senti fiévreux et qu'il avait rêver de moi. Je l'écoutais, médusé me décrire son rêve amoureux, où j'apparaissais clairement comme son initiateur. Quand Emmanuel m'avait dit qu'il avait bien reçu mes pensées en différé, forcément, il en avait décodé le sens au moment où je n'étais plus là pour en parler avec lui.
"Tu m'as vu en rêve." repris-je de façon rhétorique, afin d'en comprendre toute la sémantique.
Aristomaque balaya des yeux les alentours, cherchant intérieurement d'où me venait mon enthousiasme.
"Oui," dit-il d'une voix blanche. "C'est ce que j'ai dis."
Ne pas pleurer... Ne pas pleurer...
"Tu te souviens de ce que tu as ressenti ?" demandais-je, avide de réponse.
Je le vis intensément entrer en lui-même. Le rêve remontait à plusieurs nuits. Je sondais ses souvenirs le plus discrètement que je pouvais. Il avait selon toute apparence ressenti une certaine félicité, un sentiment de sécurité et un réveil en sursaut :
"C'était une sensation curieuse, j'arrive pas à la décrire. Est-ce important ?" me dit-il enfin.
Il avait connu la secousse épileptique qui clos le paroxysme de la relation amoureuse ! J'en étais pantois.
"À mes yeux, quand cela te concerne, c'est important." lui dis-je. "Mais il est fort possible que tu n'ai pas les mots pour le décrire. Alors, si je résume bien, ton esprit a bien entendu mon message, mais pendant que tu dormais. Tu comprendras sans doute que j'ai vécu les moments les plus angoissants puisque j'étais persuadé du contraire. Si tu ne m'entends pas, ou tu ne m'aimes pas, ou bien Adelphos n'a pas agis comme un éraste digne de ce titre."
"C'est pour cela que tu étais souffrant ?" me demanda-t-il, le regard inquiet.
"Oui... et non... Je me suis jeté à corps perdu dans des activités sans prendre de repos. Il fallait bien que je m'occupe l'esprit et ce n'est pas les frères et sœurs revenus qui manquent au centre de réparation."
Il me posa enfin la question intelligente : "Qu'aurait dû faire Adelphos, en tant qu'éraste ?"
"Mais je croyais te l'avoir dit : il devait déployer ton serpent d'énergie. Et vue ton ignorance sur le sujet, il ne l'a pas fait."
"Il ne peut pas se déployer tout seul ?" me demanda-t-il d'une voix timide, inquiet de la suite des événements.
Dans un soupir, je secouais la tête. L'adolescent regarda son bol vide. Si il avait pu, il n'aurait pas dit non à une portion supplémentaire. Il avait faim, mais il ne savait pas de quoi. Je lui repris le bol.
"Je vois avec plaisir que tu as aimé cette offrande culinaire. Il est l'heure de déployer ta kundalini si tu es d'accord."
Je me serais donner une giflle en me rappelant que je n'étais pas son éraste. Il ne réagissait toujours pas à mes propos inconvenants... j'entrepris de rincer bols, poêle et casserole, le cœur en ébulition et l'âme en peine. Si je n'étais pas guidé par les Hautes-Sphères, et que j'étais toujours en possession de mon libre arbitre, celui-ci me permettait-il d'aller à l'encontre des lois ? Mais les lois n'avaient pas prévu le cas d'un meirakion qui n'avait toujours pas sa kundalini déployée alors qu'il atteignait l'âge de 14 ans...
"Et... que dois-je faire ?" demanda sa voix cristaline. "que faut-il que je fasse pour déployer mon serpent d'énergie. Je sais pas comment m'y prendre..."
C'est certain qu'il était affamé et que sa curiosité le démangeait. Je lui avais éveillé l'esprit et forcément, il réclamait d'en vivre l'expérience. Je ne devais m'en prendre qu'à moi-même. Ayant fini la vaisselle, je m'approcha de lui à nouveau, et avant de lui répondre, je lui pris les mains en m'asseyant sur le lit.
"Tu n'as rien à faire d'autre que te laisser aller avec confiance. C'est moi qui agirais."
"Que vas-tu faire ?"
Il était anxieux et je le comprenais fort bien.
"Mon esprit va entrer en contact avec le tien, puis je descendrais chacun de tes chakras jusqu'à la racine où se trouve l'œuf du serpent qui sommeil en toi. S'il est intact comme je le pense, il me faudra le briser... si tu es d'accord, bien sûr. Il est hors de question de te faire quoi que ce soit si tu ne le veux pas toi-même."
Je vis dans ses yeux qu'il avait peur. Il faut dire que le verbe "briser" n'est pas très encourageant.
"Est-ce que ça fait mal ?" demanda-t-il.
"Ne le vois pas comme un œuf qui se brise, mais comme un bouton de fleur prêt à éclore, et quand il s'ouvre, il déploie ses pétales, rangée par rangée, jusqu'à ce que ses étamines apparaissent et que son pollen soit expulsé dans l'air par la brise, libérant son parfum autour de la plante... Tu peux visualiser cela ?"
Il avait fermé les yeux et hoché la tête. Forcément : je lui parlais d'un sujet qui lui était familier. C'est un peu cela, l'art d'être un enseignant.
"Je te préviens, il y a sept fleurs à éclore. Tu peux me demander à tout moment d'arrêter. Qu'importe si les septs fleurs ne sont pas toutes ouvertes. L'essentiel est que celles qui s'ouvriront soient opérationnelles."
"Mais alors, on peut en ouvrir qu'une à la fois ?" demanda-t-il avec un certain soulagement.
En général, non ! Mais Aristomaque accusait un retard dans le déploiement de son énergie et j'avais à cœur de ne surtout pas le brusquer, parce que si j'allais au delà de ce qu'Aristomaque me permettait, ce serait un manquement plus grave encore, vis-à-vis de sa Maison, vis-à-vis des Hautes-Sphères elles-mêmes et je serais porté devant l'Aréopage pour crime spirituel. La lignée des maîtres du jeu était l'une des plus importantes de l'Olympe et pendant un instant, je senti tout le poids de la mission que je m'octroyais sans l'avoir reçu officiellement. Emmanuel m'avait prévenu, comme il m'avait prévenu qu'aimer Aristomaque venait de moi.
"Bien sûr," dis-je en reprenant un peu de sérénité. "Si tu te sens mieux à l'idée de ne se consacrer qu'à un chakra à la fois, on peut commencer à partir de cet accord. Ne le vois pas comme une brisure ou un déchirement, mais plutôt comme une libération."
Il en fut donc ainsi, en cette nuit chronique. Je découvrais comme je m'y attendais la fleur racine d'Aristomaque fermée et son œuf palpitant douloureusement. Je mis toute ma douceur pour l'ouvrir et quand le meirakion s'endormi dans mes bras, je su que nous étions liés à jamais sous les étoiles dont chaque énergies nous bénissaient de loin, témoins qu'elles étaient, de notre mutuelle affection.
Annotations
Versions