PARTIE 1 Patient zéro. Papy.
Montréal.
Je me souviens.
Je roulai sur une petite route de campagne en direction des Laurentides au nord de Montréal. La forêt encombrait tout le paysage. Infinis géants de bois dont les branches ne s’écartaient que pour laisser place au bitume. Je m’enfonçai dans le sombre, pourtant, un déluge de blanc s’abattait. Dix centimètres de neige immaculée en une heure, une multitude de flocons que les phares de ma bagnole me renvoyaient comme autant de lucioles. Je la préférai au froid qui régnait depuis des semaines. Une pellicule noire et blanche, je la découpai suivant les pointillés de ma morosité. J’étais perdu et tournait en rond. Et cette satanée caisse qui, malgré le chauffage à fond, m’envoyait de l’air froid. La mécanique râlait, rien d’étonnant, le thermomètre frisait les −15°. De quoi te geler sur place. Quelle idée de sortir ! Trois mois que cela durait et, à en croire la météo, cet hiver polaire n’était pas fini.
Plus loin, je stoppai la voiture puis composai un numéro sur mon portable.
Après quatre sonneries je m’impatientai déjà.
– Montréal assurance, j’écoute.
La voix douce se voulait apaisante, je n’en tins pas compte, agacé par le retard accumulé.
– Janet, c’est moi, qu’est-ce que tu fous, je te paye pas pour…
– C’est sûr, tu ne me payes pas ! Cela dit, tu n’as que trois semaines de retard.
Merde, j’aurais mieux fait de fermer ma gueule !
– Je sais Janet. Quand on aura fini, va voir dans le premier tiroir de mon bureau, je suis passé hier soir, j’y ai posé un chèque pour toi.
– Hein ! Attends, je regarde dehors ! Tiens, c’est bizarre, la neige ne tombe plus.
– Très drôle ! Dis, je suis sur la route pour aller voir Madame Dutreau, mais le GPS me balade dans la campagne, je ne trouve pas. Ça fait trois fois que je passe au même endroit. S’il te plaît, regarde dans son dossier, je me suis peut-être trompé.
– J’étais au téléphone avec elle à l’instant. L’adresse est bonne, sa maison est perdue dans les bois et pas facile à trouver. Tu n’es pas loin.
– Fait chier ! Quelle idée d’habiter au milieu de nulle part !
– Lucas, reste calme. C’est un gros contrat en perspective.
– Tu parles ! Je reprends la route, à tantôt.
Je balançai mon smartphone sur le siège passager, le mobile disparut sous l’épaisse écharpe de Janet. Jamais elle ne la portait, les motifs rouges et noirs de mon cadeau ne lui rappelaient que de tristes moments. Une faute de goût, ce n’était pas la première, alors je la gardais avec moi. Une présence désuète, mais qui me chauffait le cœur. Ma petite Janet, qui serais-je sans toi ?
Je la considérai comme ma fille, comme une partie indissociable de moi. Quand je lui disais qu’elle m’avait sauvée la vie, elle me regardait tendrement et me répondait : « toi tu me l’as sauvée… pour de vrai. »
Oui. J’étais un autre homme à cette époque. Cependant, peut-on être deux personnes différentes ?
*
Je ne tirais aucune fierté du job que j’exerçais, mais les conséquences d’un début de vie raté, à traîner ma misère et ma violence dans un quartier minable, avaient fait que.
A quinze ans, je connaissais déjà ce que le mot prison voulait dire. Petit caïd, je me prenais pour le maître du coin, mon existence alternait entre la maison de correction et la rue. Trois mois de chaque, en boucle sans fin. Tous mes copains avaient fini soit avec un trou dans le buffet, soit par retrouver le droit chemin à coups de triques ou de bâton. Moi, les tannées que je recevais, n’augmentaient que ma rage et ma fureur. Si bien que pour mes vingt ans et ma ixième sortie de taule, personne ne m’attendait, pas même ma mère. C’est à ce moment-là que je rencontrais le diable.
Je marchai sans but en longeant les hauts murs de l’établissement pénitentiaire lorsqu’un type posa sa main sur mon épaule. La main froide du destin.
La rudesse de son regard m’impressionna, sa stature aussi, mais surtout sa poigne. Alors que je tendais mon bras pour lui mettre un coup de poing, il saisit mon poignet au vol et le tordit. À genoux sur le trottoir, je compris que ce n’était pas la peine d’essayer de la lui faire à l’envers. Il se pencha vers moi et me dit :
« Tu n’es pas assez rapide garçon, mais surtout tu es trop prévisible. Si ça te dit, je peux arranger ces petits défauts. »
Je lui répondis de me lâcher et de me payer un café.
C’est ce qu’il fit dans le bistrot de l’autre côté de la rue. Il dit de moi que j’étais le parfait candidat, que ça faisait un bon bout de temps qu’il m’avait repéré. Un vrai baratineur ! Il me fit miroiter une vie à travers le monde, une vie sans barreaux, une vie plus facile et plus aisée.
Moi, je finis par le croire, parce que j’en avais envie, mais surtout parce que je ne savais pas où aller, ni quoi faire d’autre. Je le crus, et l’enfer commença, jour et nuit.
Le lendemain, je me retrouvai dans un chalet perdu au milieu des bois. Ce n’était pas le grand luxe, mais au moins j’étais libre de mes mouvements. Jusqu’au jour où la maison se transforma en camp d’entraînement avec l’arrivée de trois types.
Je croyais que je savais me battre, les trois gars me prouvèrent le contraire.
Je croyais que je savais me servir d’un flingue, ils me démontrèrent l’inverse.
Je croyais que je n’avais plus rien à apprendre sur moi, ils m’enlevèrent mes illusions.
Alors, moi qui croyais savoir beaucoup de choses, j’appris. Le combat à mains nues sous toutes ses formes, le maniement des armes, des plus simples aux plus complexes, mais surtout, j’appris la peur. Celle qui te paralyse, qui t’enfonce, qui te noie, qui te broie. J’appris à la dompter, la canaliser, la juguler. J’appris à en faire une partenaire, une redoutable alliée.
L’Organisation comme il s’appelait, revint presque six mois plus tard. Il sembla satisfait des résultats de son poulain. L’entraînement avait sculpté mon corps, façonné ma rapidité et ma dextérité, surtout, il avait fini par faire de moi un joujou. Un jouet dangereux et imprévisible, capable d’expédier un adversaire six pieds sous terre en une fraction de seconde.
Je fis ma part de job pour l’Organisation, exécutant de multiples contrats. Partout dans le monde, je ne laissai derrière moi que des cadavres, sans réfléchir aux conséquences de mes actes. Néanmoins, mon mentor disait que j’œuvrais pour l’intérêt général. Que je n’étais pas le cerveau, mais la main et que j’étais à ma place. Moi, pauvre idiot, je le croyais. Jusqu’à ce jour.
J’attendis la tombée de la nuit pour m’approcher de la maison bourgeoise dont seule une pièce éclairée donnait sur le jardin. Je m’allongeai sous un arbre, l’obscurité m’entourait. Par la baie vitrée, j’aperçus une silhouette, peut-être ma cible. J’approchai mon œil du réticule de la lunette de mon arme et vis un homme corpulent maltraitant une femme. Il la jeta contre une table, elle se releva, mais reçut un autre coup avant de s’effondrer. C’était elle mon objectif, la présidente d’une compagnie gazière. L’homme se déshabilla puis se dirigea vers la table où il venait de la projeter. Là, j’avisai une petite fille cachée entre les pieds d’une chaise. Elle devait avoir quatre ou cinq ans tout au plus, son visage n’était que larmes et sang. Elle était nue. L’homme écarta violemment les chaises, puis souleva la table. Je vis la femme tenter d’attraper la cheville du gars, il lui asséna un coup de pied au visage. Ma cible essayait de protéger l’enfant, moi, j’étais censé la tuer. De quel droit ? Pourquoi elle et pas le type qui s’apprêtait à violer la petite fille ?
Je n’étais qu’un assassin, une saloperie de tueur, un enfoiré froid et méticuleux que rien n’atteignait. Mais pas ce soir-là.
Je me dirigeai en courant vers la scène. À l’intérieur, je pointai mon arme de poing sur l’homme. Ce salopard maintenait la gamine. Je n’hésitai pas, les deux balles crachées par mon Beretta se fichèrent dans sa poitrine. La petite pleurait, des traces de coups parsemaient son corps et son visage. Putain d’ordure, faire ça à une môme ! J’attrapai un plaid sur le canapé et l’enveloppai. Ces pleurs cessèrent aussitôt. Ses joues essuyées, elle leva la tête et me fixa de ses grands yeux marron. Je la pris dans mes bras, elle s’agrippa fort à mon cou. Je me souviens encore des mots que je lui dis ce soir-là :
« Tu es forte petite fille, beaucoup plus que tu ne crois, tu survivras. »
Je me penchai afin de prendre le pouls de la femme. Elle aussi était morte. Le dernier coup de pied lui avait brisé la nuque. La petite toujours dans mes bras, je partis à la recherche de l’hôpital le plus proche. Je la déposai aux urgences et attendis qu’un toubib me donne des nouvelles. Me demandant si j’étais de la famille, je répondis par la négative. Sa réponse résonne encore dans mon esprit :
« Je vous dirais que vous êtes arrivé au bon moment. »
C’était un jeudi, un soir d’automne à Montréal, c’était il y a 20 ans, c’était hier.
En rentrant en France, je plaquai tout. Contre toute attente, l’Organisation me laissa tranquille.
« J’ai déjà un remplaçant, et toi tu t’attendris », m’avait-il dit.
Je pris une nouvelle identité et avec le petit magot que j’avais, je vins m’installer ici, à Montréal. Quelque temps après, je montai cette petite boite d’assurance. Pas bien glorieux comme travail, mais ce job m’avait permis de vivre, et surtout, de payer les études de ma protégée qui s’appelait Janet. Aucune famille n’avait jamais voulu d’elle, une petite fille violée c’était trop de problèmes à gérer. Elle grandit donc dans un orphelinat, moi dans l’ombre, je veillai. Pour ses vingt-cinq ans et alors qu’elle cherchait un job, je lui fis savoir que je cherchai une secrétaire. J’étais debout contre la fenêtre lorsque elle entra dans mon bureau. Quand ses grands yeux marron rencontrèrent les miens je revis la petite fille désespérément accrochée à mon cou. Elle dut ressentir mon trouble et pendant un court moment elle sembla chercher au fond de sa mémoire. L’instant d’après, elle se jetait dans mes bras.
*
Voilà le genre de type que j’étais. Le pire des salauds que le regard d’une enfant avait fait basculer. Pour autant, étais-je devenu quelqu’un de bien ? Non, jamais je ne l’avais été. N’importe qui aurait fait la même chose, aurait pris la même décision. Ce geste n’excusait en rien tous ceux que j’avais commis avant.
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