Vieux débris.
Montréal.
En reprenant la route, j’enclenchai la radio de la voiture. J’écoutai le flash info de Radio Québec, lorsqu’un un truc bizarre se produisit. J’étais à 100 mètres de l’allée de la maison de madame Dutreau, quand les ondes se brouillèrent sur un message tronqué et incompréhensible. Je montai le son et arrivai à comprendre deux mots :
« fuyez et mortel. »
Enfin, peut-être ! Puis d’un coup, la voix du journaliste reprit le dessus. Plus loin, j’engageai la bagnole sur l’allée marquée par de gros piliers en pierre. La neige qui recouvrait le bas du chemin d’accès masquait une plaque de verglas. La voiture dérapa sur la glace et vint buter contre un muret. Maudit froid !
La grosse maison se découvrit après un pin dont les branches ployaient sous le poids de la neige. À son approche, je ressentis un genre de malaise. Je connaissais cet endroit, j’y étais déjà venu. Oui, mais il y avait longtemps et mes souvenirs étaient flous, partiellement effacés. Pourtant, je me souvins qu’au bout de l’allée, se trouvait une petite place sur laquelle se garer. Quelle étrange sensation, comme si un flux se propageait, me traversait, et laissait toutes les molécules de mon corps en vibration.
Je coupai le moteur et regardai la porte en bois de l’entrée. Le battant était ouvert, un passage, dégagé de neige, invitait à entrer. On m’attendait, pas de doute. Un rictus contracta ma mâchoire, mon instinct se manifesta. À plusieurs reprises, mes intuitions m’avaient sauvé la vie, là, elles me disaient que la personne qui m’avait fait venir ne s’appelait pas madame Dutreau, et n’avait pas besoin d’une assurance. Encore moins d’un courtier. Non, mais de quelqu’un qui avait compris le sens des deux mots captés à la radio : fuyez et mortel. J’avoue que l’idée de prendre mes cliques et mes claques avant que la peur ne s’insinue dans mes veines m’effleura. Mais je la sais mauvaise conseillère. Ma présence ici ne devait rien au hasard, et si je voulais savoir pourquoi, je n’avais qu’une solution.
Je laissai mon attaché-case sur le siège passager, puis marchai sur quelques mètres. Sans frapper, je m’engouffrai. L’intérieur, glacial, était plongé dans le noir, seules, au fond, plusieurs diodes bleues clignotaient. Une série d’ordinateurs, peut-être. Lorsque mes yeux furent habitués à l’obscurité, je distinguai une silhouette difforme au milieu de la pièce. Je sus qu’elle détenait les réponses aux questions que je me posais.
– Bonjour, Fortyseven !
Ce nom claqua comme un coup de poing dans mon estomac. Depuis combien de temps ne l’avais-je pas entendu ? Des années ! Ce patronyme remontait des abîmes de mon passé, c’était pourtant le mien.
Fortyseven. Jielm Fortyseven.
Et avec lui, surgissait cette voix éraillée, presque métallique, de mon interlocuteur. Je l’aurais reconnue n’importe où. Pourtant !
– Professeur Dovnîk ! Vous me voyez navré de vous avoir raté au Kazakhstan.
– Non, vous ne m’avez pas loupé Fortyseven ! Au contraire, vous avez rempli votre contrat. Seulement, des personnes haut placées ont jugé bon de me ramener à la vie. Voyez par vous-même.
Un clic. D’abord hésitante une lumière aveuglante inonda la pièce. Ce que je vis me fit froid dans le dos.
L’homme, enfin ce qui en demeurait, se tenait debout devant moi. Son visage vieilli, creusé par de profondes rides, ressemblait à l’écorce d’un arbre. Une moitié de son crâne était couverte de cheveux blancs filandreux, l’autre, était lisse comme un galet. De son corps, ne subsistait que le tronc, le bras et la jambe droite. Le reste n’était qu’un entrelacs de titane, de plastique et de tubes. L’exosquelette partait de la base de son cou et maintenait son corps, d’un côté, la structure prenait appui derrière le genou droit et finissait sous le pied. De l’autre, les pièces de métal entremêlées formaient une armature en forme de jambe et se finissaient sur une languette de carbone repliée servant d’appui au sol. Mi-homme mi-machine. Quel supplice avait dû subir cet homme par ma faute !
– Ne me regardez pas ainsi, vous me faites peur, Jielm. Vous ne vous attendiez pas à me revoir vivant, n’est-ce pas ?
– Pour une surprise, c’en est une !
– Je comprends votre étonnement. Mais en me tuant, vous m’avez sauvé, si je puis dire ! Quel paradoxe ! Voyez-vous, à leur acharnement à me maintenir en vie, j’ai compris que ce que j’avais créé pour eux ne resterait pas enfermé dans des éprouvettes et qu’ils avaient encore besoin de mes compétences. Alors, je les ai laissés faire de moi ce que je suis aujourd’hui afin de mieux les combattre de l’intérieur.
– J’ai du mal à vous croire, Dovnîk. Les informations dont je disposais avant de vous abattre mentionnaient un savant fou, pas un homme prêt à détruire son travail.
– Non, pas détruire, mais contrer. Que vous le croyiez ou non m'importe peu, c’est pourtant la vérité, ma présence ici le prouve.
– C’est pour m’attendrir sur votre sort que vous m’avez fait venir ?
– Non ! Puis-je vous poser une question ?
– Vous répondrez aux miennes en suivant ?
Il fit un mouvement de main.
– Vous souvenez vous de cet endroit, Jielm ?
– Ainsi, je suis déjà venu ici ! Mes impressions se confirment.
– Oui, à plusieurs reprises. De quoi vous souvenez vous encore ?
– On joue au jeu des devinettes, Dovnîk ?
– Allons Fortyseven, répondez ! J’ai besoin d’une confirmation.
Le timbre glacé de sa voix résonna contre les murs. L’impatience déforma les rides de son front, je décidai d’entrer dans sa partie de bras de fer.
– Ma mémoire de cette époque est floue, pour ne pas dire inexistante. En arrivant, il m’a semblé reconnaître l’allée et la demeure, rien de plus.
– Vous ne vous souvenez donc toujours pas de cette période. Étrange !
– Vous m’inquiétez ! Vous connaissant professeur, je suppose que ma présence ici n’était pas fortuite.
– Vous supposez bien.
– Dites, faut vous arracher les mots de la bouche !
– Continuez votre raisonnement, je vous prie.
Son insistance me fit froid dans le dos. De ce que je savais sur lui, Dovnîk pratiquait la génétique de haut vol sans se soucier de déontologie. Ses employeurs s’en moquaient aussi et fournissaient des cobayes humains pour ses essais. Aucuns ne survivaient. Je déglutis devant ce qui me parut une possibilité.
– Avez-vous fait vos expériences sur moi professeur ?
– Je ne suis pas là pour vous mentir, Jielm. Oui, j’ai pratiqué des expérimentations sur vous. Et si votre prochaine question concerne votre volontariat, je vous répondrais qu’à l’époque je m’en moquais. Vous étiez là et vous avez été le seul. Mais venez avec moi, passons dans une autre pièce, celle-ci est trop froide pour mes articulations métalliques.
L’aplomb de sa réponse me cloua sur place. Ses paroles ne suintaient pas le remord, je ne sus comment les prendre. L’envie de me jeter sur lui me traversa l’esprit, je n’en fis rien, j’avais besoin d’autres explications.
Un bruit pneumatique précéda et finit chacun de ses mouvements. Il se déplaça rapidement pour un homme dans son état, en un clin d’œil nous fûmes dans une pièce chauffée.
– Dovnîk !
– Vous attendez des réponses, je sais. Elles arrivent ! Avant que les Russes ne s’intéressent à mes expériences, je travaillais pour les Américains, ici, dans cette maison transformée en laboratoire à côté de Montréal. Vous étiez en formation « grand froid » pour votre Organisation, et j’avais besoin d’un cobaye humain jeune et en pleine forme. Mes expériences touchaient à leur fin, je pensais avoir mis au point une molécule capable d’augmenter la résistance à l’effort, à la douleur. Capable d’augmenter l’acuité, l’ouïe, l’odorat. Capable de décupler les capacités humaines. Injectée à des rats et des singes de laboratoire, les effets étaient spectaculaires. Ces animaux pouvaient rester éveillés durant des jours sans ressentir la moindre fatigue, leur résistance à l’effort était remarquable. Enfin, après de longues années de recherche, je pensais avoir réussi. Suite à un rapport, l’armée américaine m’avait demandé de tester ma molécule sur un humain.
– Et c’est sur moi que vous l’avez testée !
– Oui ! Quel âge avez-vous, Jielm ?
– Que vient faire mon âge là-dedans ?
– Répondez !
– Cinquante-quatre ans.
– Avez-vous des cheveux blancs ? Ressentez-vous la moindre fatigue quand vous courrez ou montez un escalier ? Avez-vous été malade ces vingt dernières années ? Et quand vous vous blessez, votre peau ne cicatrise-t-elle pas vite ?
Il avait raison. Je n’avais pas de cheveux blancs, je n’étais que rarement fatigué, et jamais malade. Je pensais que je maintenais ma forme par mon entraînement journalier.
– À voir votre tête, ce que je viens de vous dire vous surprend.
– Beaucoup, Dovnîk. Pourquoi n’ai-je pas de souvenirs de cette expérience, vous m’avez effacé la mémoire ?
– Non, personne ne vous l’a effacée. C’est un des effets secondaires de la molécule que l’on vous a injectée.
– Quels sont les autres ?
– Je vais y venir, mais laissez-moi finir mon histoire.
– J’ai tout mon temps professeur.
– Non, justement, nous n’en disposons pas de beaucoup. Donc, vous étiez là, et je vous ai injecté la molécule. Au début tout se passait bien, votre corps réagissait positivement, vous-même disiez vous sentir incroyablement performant.
– Humm ! Au bout de combien de temps est arrivé le « mais » ?
– Au bout de deux jours et demi. Vous êtes devenu hargneux, méchant et complètement hors de contrôle. Il a fallu huit gars pour vous maîtriser pendant que je vous injectais de multiples doses de calmants. On vous a ligoté sur une table. Au bout du troisième jour vous vous êtes effondré et j’ai pu faire un prélèvement de votre sang. La molécule avait muté en une sorte de virus incontrôlable. Je ne vous donnais qu’un jour à vivre, puis votre corps a réagi de façon incompréhensible. Il a absorbé le virus en le modifiant de nouveau. Votre organisme n’a gardé que les effets positifs à part cette perte de mémoire de votre séjour ici. Suite à ce semi-échec, l’armée américaine s’est retirée du projet et a supprimé tous les crédits. Votre organisation vous a exfiltré deux jours plus tard, moi je suis rentré en Russie.
– Où bien sûr vous avez repris vos expériences.
– Oui ! Je me suis acharné à essayer de reproduire les cellules que votre sang avait modifiées, mais n’y suis pas parvenu. De toute façon, ces maudits russes s’en moquaient, ils ne voulaient que le virus. Je ne m’en suis rendu compte que plus tard, lorsque mes stocks de molécules ont disparu de mon labo. Il n’était pas difficile de savoir ce qu’ils allaient en faire.
– L’injecter à des gens et ensuite récupérer le virus.
– Exactement, c’est ce qu’ils ont fait ! C’est à peu près à ce moment-là que vous m’avez tué. Je rentrais chez moi, votre balle a traversé le pare-brise de ma Lada et m’a arraché le bras gauche. J’ai fini contre un mur.
– Je me souviens. Les gars de la sécurité qui vous suivaient sont intervenus rapidement.
– Oui, et sans eux je ne serais pas là. Les gens pour qui je travaillais m’ont ramené à la vie, ils ont coupé ce qui n’était pas récupérable et recousu ce qui l’était. Je ne sais pas combien de mois j’ai passé sur leur table d’opération. Un jour, je me suis réveillé, ils m’entouraient. Tous se congratulaient. Dans un effort j’ai levé la tête et j’ai vu ce qu’ils avaient fait de moi. J’ai vu cette structure qu’ils avaient construite, ce corps que je hais.
– Pourtant, vous avez continué à travailler pour eux.
– Ils avaient besoin d’encore plus de molécules et comme ils n’avaient pas réussi à cracker mon ordinateur, ils m’ont obligé à reprendre le travail. L’exosquelette était équipé d’une puce qui inhibait ma volonté de m’enfuir, mais mon intelligence a pris le dessus sur l’électronique. Je me suis employé alors à trouver un antidote au virus. J’ai fait ça sous leur nez, sans qu’ils s’en rendent compte. Il y a deux jours, j’ai réussi à prendre la fuite avec cette mallette que vous voyez sur le bureau. À l’intérieur cinq éprouvettes contenant de l’antidote. Ce sont les seules, leur valeur est inestimable. Ils sont à mes trousses Fortyseven, ils me cherchent et ne vont pas tarder à me trouver.
Tout cela me parut dingue, comme le type se tenant devant moi. Quel crédit donner à ses propos ? Aucun sans doute, le professeur, en plus d’une partie de son corps, avait perdu les pédales. Il se foutait de ma gueule depuis le début et moi je l’écoutais. Je me fis l’effet d’un idiot acquiesçant ses mots comme j’approuvais ceux de l’Organisation. Pourtant, une part de vérité existait, le peu de souvenirs que j’avais le prouvait. Jusqu’où devais-je le croire ? Ses expériences sur moi, mes capacités décuplées, cet antidote ? Et que faire avec cinq malheureuses éprouvettes contre un virus ? La question méritait d’être posée.
– Admettons Dovnîk. Que voulez-vous que je fasse avec cette mallette ?
– Mais voyons, il faut trouver un laboratoire capable de fabriquer plus d’antidote ! Elle contient aussi la formule, il sera facile pour quelqu’un qui a un minimum de connaissance de le multiplier. En arrivant, avez-vous entendu le message radio que je relaye ?
– Pas clair, mais j’ai cru entendre : fuyez et mortel.
– Ils ont répandu le mal ! L’Europe va le voir déferler dans cinq ou six jours. Bientôt, il sera ici puis aux États-Unis, et provoquera une panique mondiale. La période d’incubation n’est que de deux jours, après, vous devenez incontrôlable pendant deux jours de plus et vous mourrez dans d’horribles souffrances. Une égratignure, une morsure de quelqu’un d’infecté suffit pour transmettre le virus. Vous seul pouvez réussir à faire synthétiser l’antidote pour une large diffusion.
– Ne me prenez pas pour un imbécile, professeur ! Des tas de personnes sont plus à même que moi pour vous aider. Pourquoi n’allez-vous pas directement dans un labo, vous devez en connaître ?
– Détrompez-vous ! Je n’en connais pas au Canada, puis on me prendrait pour un fou. Pas vous, je sais que vous me croyez, sinon vous seriez déjà parti.
– C’est ce que je m’apprête à faire, Dovnîk. Vous êtes dérangé et j’ai assez perdu de temps. J’me casse !
– Ne partez pas ! Si je fais appel à vous, c’est pour une raison particulière, je pensais que vous l’aviez comprise.
– J’en ai marre de vos devinettes ! Pourquoi moi seul, Dovnîk ?
– Mais parce que vous êtes immunisé, Jielm. Parce que vous êtes le patient zéro.
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