Troisième partie

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Elle fait de nouveau une pause. Celle-ci est sans émotion visible. Je ne sais pas lequel de nous deux tourne autour du pot.

— Vous racontez bien votre histoire. Vous avez un certain talent pour ça.

— On me l’a déjà dit. Ma mère me racontait toute sorte d’histoires lorsque j’étais enfant. Je voulais le faire à mon tour, mais la nature en a voulu autrement.

— Ma mère me racontait des histoires lorsque j’étais enfant. Des histoires de dragon. Presque tous les soirs. Je pensais que c’étaient ses préférés, mais mon père m’a dit que c’est moi qui les lui demandais.

Je vois un sourire au coin des lèvres d’Astride. La pièce est plongée dans le silence.

— Je crois que je ne connais aucune histoire de dragon, finit-elle par dire.

Cynthia se lève. Elle ne peut plus retenir ses larmes. Elle s’excuse et quitte la pièce.

— Ais je dis quelque chose de mal ? s’inquiète Astride.

Elle lève enfin les yeux sur moi. Je m’éclaircis la voix, puis fais non de la tête.

— Cet examen créé beaucoup d’émotions pour tous les participants. Cela arrive parfois. Nous allons l’attendre.

Je fais signe à mon assistante. Elle entre avec des boissons. Astride prend un jus de fruits. Je bois mon café et je tremble. Tout mon corps tremble. Mon café déborde. Honteux, j’essuie mon bureau. Je ne veux pas qu’elle lève la tête à cet instant. Cynthia rentre peu de temps après. Elle s’assoit sans un mot. Astride se tourne vers elle et lui tend une main. Cynthia s’empresse de saisir ce contact physique. Elle hoche la tête et ses larmes réapparaissent.

— Pouvez-vous reprendre lors de l’incident de la cantine ?

Astride n’est même plus tournée vers moi. Elle regarde Cynthia. Cette dernière s’est souvent demandé si Astride la regardait vraiment. Elle se disait que si c’était le cas, elle aurait compris.

— Cela se passa des semaines après mon arrivée. Je ne faisais plus de crise. Je ne posais plus de question. Je m’accrochais à mon espoir. Je voulais retrouver mon mari. C’est ce qui comptait le plus. Parfois je contemplais le ciel et la sphère qu’il abritait. Je me demandais si elle était occupée. Puis, il y eut un retour de souvenirs. Brutal et douloureux. Nous étions encore surveillés par nos marraines. Je ne sais pas comment elle s’appelait. Elle semblait être l’une des plus heureuses ici. Elle discutait juste avant de se mettre à hurler. Elle tomba au sol. Elle disait qu’elle ne voulait plus les voir. Elle implora qu’on la protège d’eux. Qu’on la protège des Sphériques. Sa marraine lui injecta un calmant. Des personnes en uniforme arrivèrent afin de nous empêcher de nous approcher. On nous ramena dans nos appartements. Je ne l’ai plus vu. Ensuite, sa chambre fut vidée.

Je ne posais pas de question, je savais bien que je n’obtiendrais aucune réponse. Je décidais de chercher des explications moi-même. J’étais en quête du moindre indice. Je repris les livres que j’avais dans ma chambre. Je lisais les titres. Pour la plupart c’étaient des classiques, mais certains m’étaient inconnus. Je les feuilletais en espérant trouver je ne sais quoi. Un mot, une expression, une date. Je décidai de regarder les dates d’impression. Mon dernier souvenir remontait à 2022. L’anniversaire de mon mari. 2022. Le livre paraissait récent. Son impression indiquait l’année 2035.

Astride stoppe son récit. Puis, reprend son mouchoir.

— Quatorze ans. J’avais oublié quatorze années de ma vie. Malgré ce choc, j’ai continué de chercher. 2037. 2042. 2048. Pour la première fois je souhaitais que quelqu’un m’observe. La femme médecin arriva avec son air méchant et sa seringue. Je me laissai faire. Elle ne m’endormit pas. Mon corps ne répondait plus et ma conscience plus vraiment non plus. Deux hommes me saisirent et m’amenèrent dans une pièce qui m’était inconnue. Je fus allongée sur une table. Elle était froide. Une machine fut placée sur mon crâne. Je ne comprenais plus ce qui se disait autour de moi. J’avais des flashs. Je compris que cela provenait de la machine. Est-ce qu’elle les créait ou est-ce que c’étaient mes souvenirs ? Je ne savais pas. Je vis mon époux. Il me souriait. Il avait de la barbe. Je ne me souvenais pas de lui barbu. Il avait des étoiles dans les yeux. Il me disait qu’on l’avait fait. Je ne compris pas de quoi il parlait. Il y a eu beaucoup d’images, mais elles n’étaient pas… Je ne les comprenais pas. Comme si mon cerveau ne savait pas lire ces données. Les jours suivants, on me fit travailler dessus. Je devais décrire ces images. Le sens ne venait pas. Même pour les images avec mon mari. Je posais des questions à mon tour. Où était-il ? Pourquoi n’était-il pas dans la majorité de ces images ? Si on était en 2048, je devrais avoir plus de cinquante ans. Je ne ressemblais pas à une femme de cet âge. Pourquoi ? Personne ne prenait le temps de me répondre. Cynthia restait souvent à mes côtés. De jour en jour elle me devenait indispensable. Sa seule présence me rassurait. Elle était différente des autres marraines. Elle passait plus de temps avec moi que les autres. Elle ne répondait pas à mes questions, mais je ne lui en voulais pas. Ce n’est pas elle qui faisait les règles. Puis parfois cela lui était difficile. Je voyais ses yeux s’embrumer. Même si elle ne pouvait comprendre ce que je vivais, quelqu’un n’y était pas indifférent.

Un autre changement significatif eut lieu. J’ai changé de chambre. J’ai rejoint le quartier de ceux qui savaient sans en avoir les souvenirs. Je pouvais parler avec les autres comme moi. Les Revenus. Nous pouvions manger ensemble. Il y eut un moment où cela était sympathique de pouvoir discuter sans être vu comme un malade ou un cobaye. Ce temps ne dura pas. Très vite, nous avions besoin de parler du peu que nous savions. Certains se souvenaient de l’arrivée de la sphère. Certains avaient gardé leur visage. Je n’étais pas la seule à avoir été rajeunie, mais c’est moi qui connaissais le plus grand écart. J’avais le visage d’une jeune femme. Arrivait ensuite une nouvelle étape, celle des pleurs. Tous nous craquions. Attendre était insupportable. Attendre ceux que nous aimions. Attendre nos souvenirs. Attendre la prochaine attente. Nous ne faisions que ça.

Mon mari s’était sûrement remarié. Nous voulions des enfants et mon corps le refusait. Je me surprenais à espérer qu’il ait rencontré une autre femme. Je souhaitais qu’il ait eu des enfants. Je ne voulais pas apprendre qu’il m’avait attendu toutes ces années.

Nouveau silence. Celui-ci est plus long que les autres. Je ne sais pas si elle pleure ou non. Sa main a délaissé Cynthia. Astride est tournée vers moi sans me regarder.

— Y a-t-il une raison pour laquelle ils nous ont choisies ?

— Les premiers Sphériques ont fait des captures afin d’avoir une monnaie d’échange.

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