Chapitre 1 : Les chaînes de la Causalité
Acte I :
… La Tour est depuis toujours l’objet d’une convoitise sans pareille pour l’Humanité. Mystérieuse et insaisissable, elle est au centre de nombreux mythes et légendes partout autour du globe, alimentant son intérêt à travers les âges. Mais ce que les gens de l’Extérieur ignorent, c’est que son impossible Ascension a d’ores et déjà été réalisée. Un groupe hétéroclite d’individus, que la postérité connaîtra comme étant les Conquérants, on un jour poussé les lourdes portes du destin dans l’espoir de concrétiser une utopie ...
Histoire véritable de la Tour, vol 1, L’Ascension.
Les embruns d’une mer agitée fouettaient la peau de milliers d’individus, perdus au beau milieu de l’océan sur une plateforme solitaire, sans la moindre aspérité. L’odeur du sel était omniprésente, supplantant les différents effluves corporels. Cette foule immense, dont le tumulte était presque éclipsé par le chant marin des oiseaux, n’était pas ici pour le simple plaisir de contempler ce paysage immaculé. Une raison liait tous ces gens, suffisamment forte malgré la disparité des profils. Tous attendaient que les Portes s’ouvrent, avec l’ambition plus ou moins avouée de réaliser un rêve. Certains n’étaient que des badauds, s’imaginant une destinée illustre ou poussée par le désespoir d’une existence sur le fil. D’autres étaient des héritiers de prestigieuses familles ou écoles, profitant de cette occasion centenaire pour envoyer un représentant prometteur à l’assaut de la Tour. Néanmoins, une chose était certaine. Une fois le seuil franchi, tout retour en arrière était impossible.
Au milieu de cet amas hétéroclite, une silhouette se frayait tranquillement un chemin. Accrochant du regard ceux sur son passage, ce n’était pas tant dû à la pauvreté vestimentaire de son manteau usé et troué qu’à son apparence rayonnante. Jeune homme, il l’était assurément et il était même certain qu’il venait à peine d’entrer dans l’âge adulte. Mais cet apriori juvénile contrastait avec ses multiples particularités. Le soleil avait très largement tanné une peau recouverte de cicatrices et d’étranges tatouages aux motifs harmonieux, témoignage tangible d’une existence périlleuse, mais trépidante. Coutumier des situations dangereuses, il ne partageait pas l’appréhension ambiante, affichant une façade détendue et avenante. Cette sympathique image était d’autant plus accentué par un physique avantageux, et notamment un visage séduisant. Par delà la douceur de ses traits, ce qui attirait irrésistiblement le regard était ces iris marrons, presque dorés, irradiants de confiance, surplombé par des boucles châtains. Quand il s’exprimait pour demander à passer, sa voix avait des accents chantants qui ne laissaient planer aucun doute sur son origine. C’était un fils du désert, un aventurier ayant dansé dans les mers de sable et partant maintenant à la conquête d’une nouvelle terre hostile à dominer.
Agdhim, car c’était son nom, n’était pas dénué de toute réflexion. Alors que disparaissait les derniers mâts de la flotte les ayant conduit ici, son regard s’arrêta à nouveau sur l’objet de toutes les convoitises, qui surplombait de sa hauteur la plaine marine. Comme un immense défi adressé aux divinités de la mer et du ciel, une Tour Blanche s’élevait, du fond des abysses jusqu’aux nuages les plus lointains. Tel un coup de craie coupant l'horizon bleu en deux, sa circonférence était la même de sa base, émergeant des flots, à son apex. Sa surface lisse donnait l’illusion qu’elle avait été façonné à partir d’une unique pierre, alimentant d’autant plus la fascination et la crainte que la foule lui vouait. Elle était pareille à un rêve, un ouvrage né des fantasmes communs des bâtisseurs, le pinacle impossible de l’architecture. Face à pareille démesure, même Agdhim ne pouvait échapper à cette sensation d’écrasement propre à ce qui surpasse notre soi. Personne n’en connaissait vraiment l’origine, et aucune explication n’avait été trouvée quant à son apparition brève tous les cent ans. Pour beaucoup, la Tour serait antérieure à la civilisation, certains chercheurs spéculant même sur une hypothétique présence aux prémices même de l’humanité. Pour les plus fanatiques, elle serait la manifestation tangible d’une force supérieure, une divine trace sur laquelle le Temps n’aurait pas d’emprise.
Agdhim soupira. Pour être tout à fait honnête, il ne portait aucun intérêt à ces questions. Contrairement à tant d’autres, sa motivation à se tenir ici n’était pas reliée aux légendes entourant cet édifice. Le devoir était son moteur, l’espoir et le désespoir sont combustibles. De la réussite de sa mission dépendait trop de choses. Aussi n’avait-il pas d’autre choix que de progresser, encore et toujours, sans repos jusqu’à la toute fin. Tel était le fardeau de son existence. Tel était le prix dont il devrait s’acquitter pour les péchés des siens.
Trouve le garçon. Trouve ce démon perdu, cet ange déchu, celui qui porte sur lui le poids du monde. Trouve celui qui à fait sienne la causalité. Trouve-le et ramène-le-moi.
Le glacial souvenir de son maître était comme une douloureuse cicatrice, chaque mot de cette sempiternelle comptine ayant marqué sa psyché au fer rouge. En songeant à l’ironie de sa situation, un sourire sinistre déforma momentanément l’expression avenante de son visage.
Moi, l’esclave de la destinée, celui qui toute son existence durant n’aura jamais connu que les froides chaînes de la fatalité, a pour mission d’attraper celui qui la manipule. Quelle amusante comédie !
— Salutation Nino !
Perdu dans de sombres réflexions, Agdhim ne remarqua pas la curieuse qui s’était approchée de lui. Ce fut seulement quand une main se posa sur son épaule qu’il réagit brusquement, se retournant pour faire face à l’impudente.
— Calma nino, je ne voulais pas t’effrayer !
La responsable s’était exprimée d’un ton jovial, loin d’être perturbée par la réaction cavalière du jeune homme. Très vite, celui-ci s’apaisa en la découvrant. C’était une très grande femme dans la quarantaine, qui portait dans les plis de son visage dur, mais heureux, l’expérience d’une existence agitée. Endossant une nouvelle fois sa façade avenante, Agdhim exécuta une parodie de révérence en guise d’excuse.
— Mille pardons, Milady ! Je suis quelque peu... tendu !
— Milady ? s’étonna la femme avant de s’égosiller bruyamment. Ahahah ! Pas de problème, adorable damoiseau, mon approche était peut-être trop familière !
La voix enrouée, mais surprenamment chaleureuse de l’inconnue, révélait d’autant plus sa nature profonde. À l’image de son interlocuteur, c’était une vagabonde, dont le regard avait probablement contemplé une infinité de paysages. La longue tunique sans manches qui l’habillait exposait un corps forgé par l’aventure, et dont la peau s’était parée à mesure des années passants, d’impressionnants tatouages aux motifs bestiaux. Son teint hâlé, typique des voyageurs, était d’autant plus accentué par la brillance remarquable de sa chevelure sombre. Malgré de nombreuses imperfections propre à un quotidien périlleux, c’était assurément une personne pleine de charme, une beauté sauvage au zénith de son existence. Une cigarette presque entièrement consumée pendait au coin de ses lèvres gercées, et l’une de ses mains tannées maintenait sur le haut de son crâne un chapeau troué aux bords rabattus. Elle tendit l’autre en direction d’Agdhim, tout en se présentant.
— Amélia Rojas, aventurière de son état !
— Agdhim, même profession ! répondit-il en s’en saisissant spontanément.
La poigne d’Amélia était ferme, mais dépourvue d’animosité. Pleine d’entrain, elle entama la discussion.
— Ravi de faire ta connaissance, nino ! Tu es venu seul ?
— C’est également ton cas, je suppose ? demanda-t-il en acquiesçant.
— Affirmatif ! Tout ce sérieux, cette tension… J’en était à me résoudre à cette ambiance délétère quand un curieux personnage est passé sans me remarquer ! Naturellement, je me suis pressé pour le rattraper, histoire de causer un peu pour passer le temps.
Le sourire radieux d’Agdhim s’intensifia. La quarantenaire inspirait immédiatement la sympathie, tant dans ses paroles que dans son attitude. C’était une femme aux mille cultures, façonné dans le creuset du voyage et des rencontres, qui respirait l’ouverture. Séduit, le jeune homme se laissa prendre au jeu de la conversation.
— Ma foi, entre originaux, on se comprend ! obtempéra-t-il avec un clin d’œil.
— N’est-ce pas ? Ah, que j’ai hâte que les portes s’ouvrent ! Tu sais, j’ai l’aventure dans le sang. Depuis toute petite, je bouge sans cesse, et lorsqu’enfin je me suis émancipé de mes padres, alors je n’ai jamais cessé de découvrir, d’expérimenter... (elle désigna la Tour, le regard brillant.) Après avoir fait plusieurs fois le tour du globe, cet endroit représente l’ultime frontière, le dernier lieu qui fasse battre mon cœur d’excitation. Nos vies sont trop éphémères pour ne pas en profiter à fond, ne trouves-tu pas ?
— Tout à fait d’accord, rien n’est plus excitant que la route !
En l’entendant, le sourire amical de Amélia s’étira d’autant plus.
— Je ne me suis pas trompé en venant m’adresser à toi. Quand je t’ai aperçu, j’ai vu dans ton âme un reflet de la mienne. Quel dommage tout de même que la Tour apparaisse maintenant ! À ton âge, il doit te rester encore mille et un paysages à découvrir sur notre bonne vieille Terre.
— Peut être, acquiesça Agdhim. Mais je ne le regrette pas. Au contraire, je suis heureux d’avoir la chance de l’explorer tant que je suis en état de le faire. Quelques années plus tôt, je n’aurais même pas pu me tenir ici.
— Tu as raison, admit-elle. Plutôt que les regrets, réjouissons-nous de ce qui est à venir !
Ce qui m’attend au-delà de ces portes n’est certainement pas pour me réjouir. Mais le choix ne m’appartient pas après tout, songea Agdhim malgré son avenante façade.
La conversation s’estompa pendant un instant, supplantée par les éclats des vagues matinales qui s’échinaient vainement à rogner la plateforme. Malgré un ciel résolument clair, les bourrasques ne faiblissaient pas, emportant avec elles les cristaux de sel d’une mer déchaînée. L’air respirait l’iode, rappelant à qui l’aurait oublié la situation surréaliste dans laquelle ils se trouvaient. Face à cette Tour, Aghdim fut alors pris d’une soudaine nostalgie. Peut-être était-ce dû aux propos d’Amélia, ou simplement à la beauté irrésistiblement simple du paysage, toujours est-il qu’il ne pût réfréner son amertume naissante.
Aurais-je un jour la possibilité de fouler à nouveau la Terre ?
— Nino ?
Amélia le contemplait avec de grands yeux, un brin de surprise dans la voix. Devinant la fêlure sur son masque, il chercha à reprendre le contrôle, pour ne pas inquiéter son interlocutrice. Mais les mots franchissant ses lèvres tremblantes n’étaient pas nés de son esprit. C’était un cri du cœur.
— Amélia, en faite je…
BANG
Un bruit de fin du monde l’interrompit. L’élégante valse des mouettes sombra dans le chaos, supplanté par un concert de cris aigus, portés dans l’horizon par un souffle nouveau. Comme un seul être, la foule compacte se tue, insignifiante entité face aux hurlements rageurs du vent.
— Ça y est, elle s’ouvre… murmura Amélia avec un mélange de respect et de fascination.
Telle une onde, la surprise se propagea dans les rangs. Les lourdes portes de pierre scellant l’entrée de la Tour venaient de se mettre en mouvement, révélant un intérieur noir comme la nuit. Rien ne semblait traverser cette obscurité dense, profonde, semblable à un gouffre sans fond duquel même la lumière ne pouvait s’échapper. Devant un tel abysse, la stupeur initiale laissa progressivement place à une peur irrationnelle, propre aux sombres inconnues que l’esprit humain ne peut comprendre.
Cependant, quelqu’un ici ne réagit pas exactement comme les autres. Agdhim n’ignorait pas le péril qui se présentait à lui. Mais il était coutumier de l’étrange et de l’horreur. Après tout, son existence tout entière était teintée de ténèbres similaires. Lentement, son visage se para d’un sinistre sourire, qui n’échappa pas à Amélia.
— Ne te précipite pas, Nino ! s’étrangla-t-elle.
Impassible, Agdhim abandonna la protection de la foule. Derrière lui, il y eut de l’agitation : à son tour, Amélia s’était arrachée à la paralysie ambiante, et s’avançait, seule, dans une vaine mais courage tentative pour le retenir. Ce n’était pas le fruit d’une action préméditée, mais un simple réflexe, qui en disait long sur la valeur morale de l’aventurière. Momentanément, l’expression mauvaise d’Agdhim s’apaisa. Sans se retourner, il l’interpela dans un ultime élan de sincérité.
— Dis Amélia, penses-tu que l’on puisse échapper à son destin ?
Puis, sans attendre de réponse, il s’élança. Face à ce trou béant, qui l’éloignait inéluctablement du monde, il ne trembla pas. Même lorsque l’espace commença à se tordre jusqu’à rompre, le temps de se diluer jusqu’à disparaître, n’hésita-t-il pas. De toute façon, il sentait que d’invisibles entraves l’emprisonnaient désormais et l’attirait inexorablement vers un point toujours plus ténu, une singularité. Alors que la réalité s’effondrait et que tout se confondait, une maigre lueur de clarté demeurait et le guidait. Un ordre, se répétant sans interruption.
Trouve le garçon. Trouve ce démon perdu, cet ange déchu, qui porte sur lui le poids du monde. Trouve celui qui commande au Destin. Trouve-le et ramène-le-moi.
Oui, obtempéra-t-il en silence. Je le trouverai. Je le dois, car ce n’est qu’ainsi que l’humanité pourra être sauvée. Et alors, enfin, je connaîtrais le salut.
Son regard lumineux brilla d’une intensité renouvelée. Une flamme impitoyable, résolue, s’y était allumée, embrasant son être tout entier. Au prix d’une dernière bouffée d’air, il défia l’inconnu. Puis il plongea. Et alors, tout fut noir.
Quelques semaines avant l’ouverture des portes, loin, très loin d’Agdhim, d’Amélia et de cette foule d’anonymes perdue sur une plateforme au cœur de la mer, quelqu’un courrait. Le souffle court, à un rythme effréné, un garçon fuyait. Autour de lui, les formes irrégulières de conifères sombres traçaient les pourtours d’un sinistre tableau. Mais ce n’était pas la peur qui le poussait. C’était autre chose.
Tu sais, il existe une Tour, dont on dit qu’un Dieu vit à son sommet. Quiconque parvint à la gravir voit son vœu le plus cher exaucé !
Ces mots n’étaient pas les siens. C’était ceux d’une disparue.
En l’espace de quelques heures, l’équilibre fragile de son monde avait implosé. Brutalement. La digue rompant, le désespoir s’était déverser sur son existence malheureuse dans un flot terrible. Le garçon n’était plus qu’une bête perdue dans sa propre détresse. Dans cette nuit sans lune, la disparition d’un seul être avait précipité sa fin. Trébuchant, il se retrouva face contre terre. Malgré la douleur, le film ténu de ses souvenirs ne s’interrompit pas, basculant sur une nouvelle scène.
Tu n’as pas à devenir quelqu’un d’autre. Si ton cœur souffre, alors écoute-le. Fais semblant, triche ! Mais n’abandonne pas ce doute qui t’anime. Cet odieux serpent veut faire de toi sa chose. Mais tu es toi. Et ça, personne ne pourra jamais te le retirer.
La douce voix résonnait douloureusement dans l’esprit du jeune homme, alimentant les vents turbulents qui se déchaînaient en lui. Ses doigts se refermèrent sur le sol du sous-bois, creusant rageusement des sillons dans la terre. D’un coup, il se redressa et sa folle course reprit. Derrière, le danger approchait. Il le sentait inéluctable. Malgré la distance, malgré sa discrétion, son maître, son bourreau, s’était rendu compte de son absence. Et il n’allait pas tarder à se mettre en chasse. Rien ne pouvait échapper à cette maudite engeance ayant franchi le seuil de la divinité. Pas même le don exceptionnel du jeune homme. Aussi n’existait-il pas une infinité de solutions. Ses jambes étaient ses uniques outils dans sa conquête de liberté.
La liberté.
Ce n’était pas réellement ce qu’il poursuivait dans cette aventure désespérée.
Non, l’objet de son désir était une chimère, un infime espoir de réparer ce qui ne peut être défait. Les yeux fermés, le poing serré, lentement, la colère montait en lui. Les os contractés de sa mâchoire se détendirent subitement et il adressa au ciel nocturne un hurlement déchirant. Oui, la personne la plus importante à ses yeux était morte. Par sa faute. Pour lui, elle avait sacrifié sa vie, le délivrant des chaînes du maître. De ce maudit ravisseur à l’apparence humaine, mais au cœur aussi froid que les pierres des plus vénérables et glaciales montagnes. Aussi, le jeune homme en avait conscience. Il n’avait pas le droit de céder. Parce que tous les efforts de sa protectrice seraient alors rendus caducs. Et surtout, parce que l’espérance de pouvoir la sauver de l’inéluctable serait définitivement enterrée. Ces ultimes paroles, alors qu’elle s’apprêtait à sauter du balcon, le tourmentaient.
Tu n’as pas à t’en faire pour moi. Après tout, je ne fais que réparer, avec du retard, mon erreur absurde d’avoir cru en cet homme. Depuis le début, mon seul et unique souhait est de te savoir heureux, libre comme l’air, à pouvoir vivre sans entraves. Aussi, il est temps pour moi de m’en aller. Je suis désolé de partir ainsi, mais ne vois pas cela comme un sacrifice. C’est un cadeau, le seul que je puisse t’offrir. Vis, vis heureux Gabriel, et que rien ne puisse entraver ton chemin vers le bonheur.
La vision de Gabriel s’embruma progressivement. De chaudes larmes s’échappèrent de son regard sombre, qu’il s’empressa d’essuyer d’un geste rageur. Vivre heureux ? Impossible. Pas sans elle. Pas sans Élise.
Intérieurement, il maudissait sa destinée. Pourquoi, après toutes ces épreuves, devait-il encore faire souffrir ceux qui étaient chers à son cœur ? Sa vie tout entière se confondait dans un océan de tristesse, de sa naissance dans la fange du 21e arrondissement souterrain de Paris, à cette apothéose tragique, quand Élise, otage du maître, avait fini par se sacrifier. Il se sentait d’autant plus pathétique, lui, le proclamé maître du Destin, mais incapable d’aller à l’encontre de la fatalité, incapable d’user de son pouvoir pour protéger sa dernière famille. Non, décidément, le bonheur lui était définitivement interdit. Mais qu’importe les obstacles rencontrés. Qu’importe sa maudite fortune. En ce jour symbolique de deuil, Gabriel s’affranchissait de toute limite. Se libérait des entraves de la morale. Il embrassa pleinement la terrible éducation dispensée par le maître, étrangère à toute éthique.
Son esprit embrasé par la flamme sombre de la détermination, il déboucha soudain dans une clairière gigantesque. Essoufflé, il s’immobilisa momentanément. Quelque chose avait précipité cet arrêt, mais ce n’était pas une quelconque fatigue. Dans cette obscure forêt, éloigné du monde des hommes, de sa science, de ses technologies, un miracle allait avoir lieu. Un événement extraordinaire, à la récurrence centenaire, attendu et espéré par des milliers d’âmes, toutes avides d’une ambition différente.
Le vent, absent depuis le début de sa fuite, souffla brutalement sur la crête des plus hauts arbres, l’herbe ondulant au rythme des bourrasques rageuses. Balayant le paysage du regard, Gabriel scrutait frénétiquement sans réellement savoir pourquoi. Seul son plus profond inconscient n’ignorait pas la suite, et lui recommandait de ne pas abandonner cette cathédrale de verdure.
Puis, comme une évidence, elle apparut. L’objet de tous ses désirs.
Tel un défi adressé à toute l’humanité, dans sa splendeur immaculée, chef-d’œuvre divin au-delà de toutes sciences, une Tour Blanche s’élançait vers les cieux obscurs. Hébété, Gabriel en oublia pendant un instant sa mission, ses espérances, son existence, s’effaçant du monde au travers d’une paix intérieure salvatrice. Mais ce moment, figé dans l’éternité, ne pouvait durer face à la course du temps. La terrible ambition qui consumait désormais son essence le ramena à la réalité. Avec des gestes graves, il s’approcha des immenses portes closes.
— Où comptes-tu aller comme ça ?
Une voix grave, stoïque, l’arrêta net. Nul besoin de se retourner pour savoir que c’était le maître. D’ordinaire, Gabriel lui aurait obéi. Mais désormais, plus rien ne pouvait entraver sa marche. Lentement, il reprit son avancée, non sans répondre.
— Loin de toi, loin de tout. Je m’en vais réparer ton erreur, ainsi que la mienne.
— Une erreur ? Quelle erreur ?! s’indigna son poursuivant. Celle que tu t’apprêtes à commettre ? Ne sois pas idiot, Gabriel, le monde a besoin de la Première Magie. Toi seul peux enfin apporter la paix véritable !
Dans l’intonation de cette voix, qui avait accompagné Gabriel ces dix dernières années, la surprise de percevoir un semblant de supplication fit presque hésiter le jeune homme. Cependant, rien ne pouvait effacer toute l’horreur de cette éducation l’ayant transformé, pour le pire. Gabriel en aurait fini brisé, sans le sacrifice héroïque d’Élise. Aussi, avec une volonté renouvelée, fit-il face une première et dernière fois au cauchemar de son adolescence, affirmant courageusement ses nouvelles intentions.
— Je me contrefiche de tout ça ! La Terre et tous ses habitants peuvent bien foncer dans le plus terrible des enfers, et d’ailleurs, qu’il le fasse ! Désormais, j’agirais seulement pour moi-même, conformément aux dernières volontés d’Elise. Et je la ramènerais avec mes propres moyens. C’est terminé, Aldebaran, plus jamais je ne t’écouterais !
Soudain, en conclusion de cette tirade, un bruit de fin du monde retentit, provoquant l’envol chaotique d’un millier d’oiseaux. La Tour, qui ne devait s’ouvrir que dans plusieurs semaines, avait entendu la détermination de son invité et y répondait favorablement. Pleines de majesté, les lourdes portes de pierre aux gravures complexes s’écartèrent, révélant un chemin lumineux.
Quatre coups de cor résonnèrent alors et l’air se chargea de magie. Aldebaran n’avait pas l’intention de laisser filer son ancienne pupille, et s’apprêtait à user de toute sa force pour le retenir.
— N’y va pas Gabriel ! Pénétrer de force dans la Tour n’est pas sans conséquence, tu risques de te perdre pour toujours dans l’espace entre les mondes !
Ce n’était pas un mensonge. Son élève le savait. Mais il était trop tard. Nullement inquiet, Gabriel franchit le palier avec assurance, en adressant un dernier regard à son maître.
— Adieu, Aldebaran Einzbern.
Les portes se refermèrent sur sa silhouette, le soustrayant à la vue de son bourreau et au reste de l’humanité.
Ainsi débuta la longue épopée du Premier Magicien.
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