Chapitre 2 : Le test
Les étoiles. Si proches. Si lointaines. La lumière de ces joyaux fut la première qui pénétra mon regard. Aujourd'hui encore, malgré mes nombreux voyages, rien n'égale leur splendeur, leur grâce, leur majesté. Peut-être est-ce leur inaccessibilité qui les rend si brillantes, si parfaites. C'est probablement pour cela que je les aime autant que je les hais. Car chaque fois que mes yeux s'arrêtent sur la voûte céleste, ma pitoyable condition m'est rappelée.
Une faible lueur perça au travers du voile des paupières closes de Aghdim, l'extirpant de son sommeil. Son corps engourdi, allongé sur un sol lisse, portait dans ses articulations fatiguées les stigmates d'un houleux voyage avec la désagréable sensation d'avoir été emporté par de tumultueux flots. Instinctivement, il se palpa le dos pour vérifier la présence de ses outils. Sa main rencontra la crosse de son revolver, et plus bas, la garde de son khukuri. Le contact avec ses armes rassura le jeune homme, lui rappelant sa raison d'être. C'est dans le sang qu'il avait tracé sa route. À l'instant même où il fit ses premiers pas, sur la fine crête des vénérables dunes désertiques, on lui confia un couteau, et lui transmit l'art du combat. Depuis des millénaires, les siens avaient arpenté sans faillir la voie de la mort pour expier la faute d'un lointain aïeul. Aucune génération n'avait échappé à ce prix du sang, et lui-même n'en avait jamais eu l'intention. Il maudissait autant ce destin qu'il s'assurait de le respecter, croyant sincèrement au bien-fondé de cette tâche. Il était l'aboutissement de ce voyage sombre, le dernier et le meilleur, celui qui devrait enfin y mettre un terme. Oui, c'était bien pour cela qu'il était venu dans cette Tour. Maintenant bien éveillé, il se redressa pour analyser son nouvel environnement. C'était une pièce rectangulaire, faiblement éclairée, sans mobilier. Les parois résolument identiques étaient composées d'un matériau inconnu, dépourvu de la moindre aspérité. Durant son inspection, il ne trouva pas d'ouverture vers un extérieur, et cette constatation amena une réflexion : comment diable avait-il atterri ici ? Outre cela, un détail supplémentaire attirait inévitablement l'attention. La présence d'autres personnes, visiblement autant désorientées que lui. Neuf profils, divers et variés, qui s'observaient mutuellement, vraisemblablement en proie à un questionnement similaire.
Serait-ce un genre d'épreuve ? supposa Agdhim.
Hésitant sur la marche à suivre, le jeune homme finit par prendre l'initiative d'établir un premier contact. Après une courte inspection visuelle, il s'approcha d'une femme à peine plus âgée qui émergeait difficilement. Celle-ci accepta la main d'Agdhim qui l'aida à se relever.
- Vous... Vous êtes le premier à être entré, je crois ? remarqua-t-elle.
- Exact. Mais à l'image de tout le monde, je viens seulement de me réveiller. L'ordre d'entrée n'a pas l'air d'avoir une quelconque influence.
La jeune femme acquiesça, arborant un visage plus avenant. Si elle était troublée par cette situation incongrue, alors elle le masquait particulièrement bien.
- Margot Strauss, enchantée, dit-elle.
- Agdhim Greystock, plaisir partagé. Vous avez une idée de comment nous sommes arrivés là ?
- Pas le moins du monde. À peine avais-je franchi les portes que ma conscience s'évaporait. Je suppose que c'est notre cas à tous ici.
- C'est le mien en tout cas, confirma Agdhim. Mais on n'a pas été transporté dans cette pièce par hasard. J'ai comme l'impression que nous sommes mis à l'épreuve, ce qui ferait sens avec les légendes.
- Je le crois aussi.
Pendant qu'ils conversaient, plusieurs groupes se formèrent. Proche d'eux, une autre jeune femme s'escrimait à rassurer un couple paniqué, en vain. Plus loin, d'autres prirent l'initiative de passer au peigne fin sol et murs, dans l'espoir d'y trouver des indices. Un dernier, enfin, attira momentanément l'attention de Agdhim. Son apparence banale n'offrait pourtant pas de raison de s'y intéresser, à l'image de son comportement. Assis dans un coin, il observait tranquillement tout ce petit monde débattre et investiguer, sans esquisser la moindre réaction. Mais c'était bien ce détachement qui intriguait Agdhim. Cet individu était trop calme devant une telle situation. Son expérience lui soufflait de s'en méfier.
Soudain, quelqu'un prit finalement l'initiative de s'exprimer à tous. C'était l'un des chercheurs, un homme plutôt bien habillé avec une moustache élégante et qui ne cachait pas son exaspération.
- Quelqu'un a-t-il trouvé quelque chose ?
Devant le florilège de réponses négatives, l'aristocrate ne put s'empêcher de pester dans le vent. Cet interlude eut pour fâcheuse conséquence d'accentuer la panique du couple, et brisa par extension le fragile équilibre relationnel. Les discussions s'enflammèrent et le chaos gagna bientôt l'ensemble de la pièce. Face à ce spectacle aussi désolant qu'attendu, Aghdim hésita sur la marche à suivre. Devait-il se tenir à l'écart de toute cette agitation ? Ou au contraire, prendre le contrôle, que ce soit par la persuasion ou la force. Il était plongé dans son indécision, quand le son strident d'une alarme se déclencha soudain. L'assourdissant bruit supplanta aisément la cacophonie ambiante et ramena momentanément le calme. Dans un silence de cathédrale apparut alors un premier indice, flottant dans les airs au centre de l'espace.
VOUS NE POUVEZ ÊTRE QU'UN.
Passé la surprise initiale, cette annonce provoque une nouvelle effervescence. Alors que les débats tournaient autour du sens à donner à cette affirmation, l'attention d'Agdhim se porta sur un point bien différent.
Personne ne le relève, mais le fait que cette phrase soit écrite en anglais est déjà une information cruciale en soi, analysa-t-il.
- Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? s'interrogea Margot à voix basse.
Avant qu'Agdhim ne puisse lui répondre, un élément supplémentaire apparut en dessous de l'inscription. Un décompte de dix minutes venait de s'amorcer, mettant un terme à toute spéculation sur la nature de cette pièce. Si tout le monde avait la confirmation qu'une épreuve était en cours, la pression de l'horloge eut pour effet de provoquer une nouvelle agitation. Agdhim observait, désabusé, le manque total de coordination. Les idées fusaient sans réelle réflexion, personne ne s'écoutait parler, et certains commençaient même à montrer des signes d'agressivité.
C'est ridicule, comment réfléchir calmement dans un tel contexte...
Soupirant, il savait ce qu'il devait faire.
- FERMEZ-LA ! hurla-t-il.
À côté de lui, Margot sursauta devant la violence de l'injonction. Le jeune homme n'en avait cure : il avait obtenu l'effet escompté, et il comptait bien en profiter pour maintenir l'ordre.
- Que tout le monde se reprenne ! insista-t-il. Céder à la panique n'amènera que notre échec !
- Comment osez-vo...
Le regard noir d'Agdhim interrompit l'aristocrate, qui après avoir dégluti, s'efforça de regagner en silence sa dignité. S'adoucissant, Agdhim observa toutes les personnes présentes droit dans les yeux pour s'assurer d'être pleinement écouté.
- Nous sommes de toute évidence face à une épreuve, une simple de surcroit. Elle n'est probablement que la première d'une longue lignée, et c'est déjà la panique. Laissez-moi vous poser une question : qu'espériez-vous en venant ici ?
La remarque fit mouche. Les orgueils outrés bondirent, supplantant la peur de l'échec par la volonté de réussir. Satisfait, le jeune homme acquiesça.
- Bien. Maintenant que tout le monde a repris ses esprits, nous pouvons nous atteler à sa résolution.
Dans un contexte plus serein, les échanges continuèrent. De précieuses minutes avaient été perdues, aussi chaque seconde restante devait être exploitée au mieux. Spontanément, une dame d'un certain âge issue des chercheurs endossa la responsabilité d'organiser les idées. Néanmoins, si la situation s'était améliorée, Agdhim n'était pas dupe. Cette consigne ne laissait que peu de place à l'interprétation, et tôt ou tard, chacun devrait s'y résoudre. Dans un coin de sa tête, il s'y préparait, quand finalement l'inéluctable eut lieu.
- Au vu de la formulation, le sens littéral semble vouloir dire que seul l'un d'entre nous pourra réussir cette épreuve, remarqua l'aristocrate
Un silence de mort accueillit cette observation. L'omerta venait d'être brisée.
- Ce qui nous amène naturellement à la véritable question, poursuivit-il. Qu'est-ce qui doit nous départager ? Et fichtre, je crois avoir la réponse !
- Tiens donc ! À quoi pensez-vous ? répliqua la chercheuse jouant le rôle d'arbitre.
Le sarcasme de la question n'avait échappé à personne, si ce n'est au principal intéressé. Comme une évidence, celui-ci s'annonça.
- La chose la plus naturelle, ma chère, celle qui régit notre monde : le sang !
Souriant, Agdhim observait avec un mépris à peine voilé ce bout de gras se présenter comme le choix logique. Il se délecta de son incompréhension quand à nouveau l'hystérie s'empara de la salle en réponse à sa proposition. Force, intelligence, héritage... Chacun mit en avant son domaine de prédilection comme la qualité évidente qui devait déterminer l'hypothétique survivant à cette farce. Mais il n'en doutait pas, tous avaient déjà compris comment cela devait finir. Seuls ceux l'acceptant auront une chance de pouvoir continuer à progresser. Tranquillement, il caressa le canon de son arme, se préparant au bain de sang à venir.
Puis, vint le moment. La houleuse discussion s'était interrompue, aux cris de peurs et de colères. L'homme repéré par Agdhim avait quitté son mutisme, et par la même occasion sa position assise. Il était maintenant debout, au milieu de la pièce, soulevant d'une main l'amoureux à partir du cou. Son faciès précédemment neutre s'était paré d'un effrayant sourire, tout en contraste avec la détresse de la compagne, paralysée par la terreur et gisant à ses pieds. Il paraissait tout à fait enjoué, son plaisir grandissant à mesure que faiblissaient les mouvements de sa victime.
- Aaaaaah ! Vous me soulez avec votre discussion stérile ! dit-il en dévisageant les autres d'un air mauvais. Cette naïveté ambiante, c'est répugnant ! J'en ai des nausées !
Choqué par ce comportement violent, personne n'essaya d'aider le malheureux, personne, à l'exception de l'arbitre, qui malgré son âge n'hésita pas à s'interposer.
- Arrêtez, vous allez le tuer !
- Heeeeeeein ?!
Agacé par l'intervention de la chercheuse, l'agresseur libéra sa victime qui s'écrasa pitoyablement par terre. Il se rapprocha de l'impudente en la dominant de toute sa taille, et Aghdim ne put que réviser son jugement. Debout, l'homme avait tout de la bête sauvage, des muscles saillants à l'aura malsaine qui en émanait. C'était un prédateur que l'on avait enfermé avec ses proies.
- Qu'est-ce que tu me chantes, la vieille ? menaça-t-il.
À peine achevait-il sa phrase que son visage rencontra violemment le sol. Sans se démonter, son interlocutrice lui avait saisi le bras, avant de l'entrainer sous l'effet de son propre poids. Une fois encore, les apparences étaient trompeuses, et Agdhim ne peut s'empêcher de siffler d'admiration. Les rôles étaient maintenant inversés, et c'était la vieille dame qui avait l'ascendant. Sans crainte, elle se pencha vers le prédateur en accentuant d'une pression sa douloureuse position.
- Les gamins insolents méritent d'être punis.
Son interlocuteur ne réagit pas de suite, trop sonné par ce qui venait de se produire. Être ainsi détrôné de son statut d'apex par une personne si fragile en apparence l'avait provisoirement plongé dans un trouble profond. Mais l'insulte finale raviva la flamme dans son regard hébété, et un long rire secoua son corps.
- OUUUUIIII ! C'EST EXACTEMENT ÇA ! s'extasia-t-il.
Subitement, il se déboita l'épaule. Libéré de la prise, il se retourna en frappant son opposante dans le ventre. Le coup fut si violent qu'il résonna dans la pièce. Projetée contre un mur, la vieille dame essaya de se relever, en vain. Triomphant, le prédateur se redressa en replaçant l'os de son bras, insensible à la douleur.
- Salaud... gémit la chercheuse.
- Pourquoi tant de haine ? s'amusa-t-il. Je ne fais qu'accomplir ce pour quoi nous sommes tous venus en répondant à cette énigme qui vous pose tant de soucis. La solution est pourtant évidente : pour n'être qu'un, il suffit d'être le seul encore debout. C'est limpide ! Après tout, ne sommes-nous pas engagés dans une mortelle compétition pour atteindre le sommet de la Tour ?
Bien que simpliste, cette image d'une course sanglante au vœu était la plus pragmatique. En prenant conscience de cet état de fait, les regards se chargèrent d'adrénaline et de méfiance. Toute possibilité de collaboration venait de voler en éclat, conformément à la vision égoïste de celui se tenant au pinacle de la chaine alimentaire. Celui-ci, comblé d'être parvenu à ses fins, se lécha les doigts de satisfaction en fantasmant à propos du massacre à venir. Mais dans l'ombre, d'autres s'y préparaient depuis un moment déjà.
Nous y voilà, songea Agdhim.
Tout se déroulait comme le jeune nomade l'avait anticipé. Son expérience de la guerre l'avait confronté à de nombreuses situations similaires, ces moments où l'humain révélait sa nature profonde.
C'est précisément pour cela que je dois accomplir ma mission. Pour mettre un terme à ce genre de tragédie.
- Quelle vision étriquée des choses.
Surpris comme tout le monde, Agdhim se retourna vers celle qui osait s'interposer entre le prédateur et ses proies. Il reconnut la jeune femme soutenant précédemment le couple, qui s'avançait désormais, bien en évidence. Vêtue d'un simple kimono, sa main reposait sur une gourde à la manière d'un samouraï prêt à dégainer. Interdit, l'agresseur l'observa, incrédule, avant que ses traits ne se contractent sous l'effet d'une rage profonde.
- Vision... étriquée ? Ai-je bien entendu ça, pouffiasse ?
Le timbre doux de sa voix contrastait avec les émotions affichées. Chaque mot, articulé lentement, suintait d'une haine terrible à même de glacer d'effroi les autres occupants de la salle. Pourtant, la jeune femme n'essaya pas de se soustraire à son regard. Au contraire, elle se redressa d'autant plus, adoptant une posture de défi.
- Le seul idiot ici, c'est toi, asséna-t-elle. Le problème de ton raisonnement réside dans le postulat de base. Non, atteindre le sommet n'a jamais exigé une course sanglante. Tout du moins, ça n'a jamais été une certitude. En y réfléchissant, rien ne nous interdit d'avancer en groupe.
- Et qu'en est-il de l'énigme ? N'est-elle pas suffisamment claire, ma mignonne ?
Sans se démonter devant tant de mépris, elle nia calmement.
- Ce n'est qu'une question d'interprétation. Là où vous voyez de l'individualisme, je perçois un encouragement à rester uni, jusqu'au bout du décompte. Donc inutile de se creuser la tête, la réponse est simplement d'attendre en se faisant confiance mutuellement.
- Voilà qui est fort intéressant ! Mais dis-moi, quelle certitude peux-tu apporter à cette "hypothèse" ?
- Aucune.
- Ah !
- Mais je m'y tiendrais.
- Pourquoi ?! s'emporta à nouveau l'agresseur.
- C'est ma décision. Et je ne laisserais personne la contester.
À bout de nerfs, le prédateur constatait au bord du désespoir que son œuvre s'effondrait. En réalisant que son interlocutrice ne céderait pas, ses lèvres se mirent à trembler. Les propos de la jeune femme trouvèrent un écho dans la honte des autres, éteignant les incendies naissants.
Toujours en retrait, Agdhim observait, intrigué, la responsable de cet apaisement. La cause de cet intérêt soudain ne résidait pas dans cette parodie d’argumentation idéaliste. Ce qu'il percevait allait au-delà des mots, quelque chose que tout le monde avait ressenti, mais qu'Agdhim seul parvenait à conscientiser. Une image se forma dans son esprit. Celle d'un vent puissant, balayant le pragmatisme, supplantant la raison. Une grandeur d'âme, seulement égalée par son maître. Lentement, sa main abandonna la crosse de son revolver. Agdhim avait pris sa décision. Sa place n'était pas sur scène. Comme le reste des spectateurs, il attendait désormais la conclusion.
- Non... non... non, non, non, NON, NOOOON ! s'emporta le prédateur. CETTE NAÏVETÉ INSUPPORTABLE, NON, DÉCIDÉMENT JE NE L'ACCEPTE PAS !
Consumé par la haine, son corps tout entier se contracta, dévoré par ses pulsions meurtrières. En croisant son regard délirant, Agdhim sut qu'il n'allait pas tarder à passer à l'action.
Brusquement, la bête s'élança, le poing chargé de particules d'éther, la source de toute magie. Mû par un réflexe, la jeune femme recula, et le sol à ses pieds se fissura. Loin d'en avoir terminé, le prédateur la submergea sous un déluge de coups. D'une grande précision, ils étaient l'expression concrète de son expérience martiale, qui par delà sa rage, malmenait son opposante. Cependant, rien ne touchait. La jeune femme virevoltait gracieusement, entrainant la bête dans une valse malgré elle. Progressivement, l'avatar de la colère s'essoufflait, progressivement, la danseuse prenait de la distance. Dans un moment de lucidité, l'homme recula pour récupérer son énergie. Cet instant fut décisif. Subitement, son adversaire combla l'espace, ôtant le bouchon de la gourde qu'elle tenait toujours à la manière d'un fourreau. C'est précisément ce qu'attendait le prédateur. Exultant, celui-ci referma ses larges bras sur la frêle silhouette de l'impudente dans une étreinte mortelle. Avant de tomber à genoux, découvrant avec stupeur l'entaille gelée barrant son torse.
- Hein ?
L'instant d'après, son visage hébété se figea sur cette expression, prisonnier, comme le reste du corps, d'un sarcophage de glace pur. À côté de cette étonnante sculpture, la jeune femme expira longuement, une lame de glace dans ses mains. Bouche bée, Agdhim contemplait l'exploit, ce David qui venait de triompher aisément d'un Goliath. Une mystérieuse lueur brillait dans les pupilles de la vainqueur, qui n'avait pas versé la moindre goutte de sueur. Quelque chose chatouilla alors les oreilles d'Agdhim.
Un son ? Non, ce n'est pas ça. Cela ressemble plus à une ... mélodie ?
À peine cette pensée le traversait-elle que l'épéiste tournait vers lui un regard surpris. Captivé par ces deux pupilles émeraude, Agdhim n'osait pas esquisser de mouvement jusqu'à ce que l'attention de la jeune femme soit attirée ailleurs.
- De la glace chaude... Un état de la matière exotique, normalement impossible à concevoir, s'étonna un vieillard aux yeux fins.
Sa main ridée s'était posée sur la structure gelée avec une fascination non dissimulée. Impressionné, il s'adressa à la responsable.
- Un tel état n'existe que dans les théories. C'est un beau coup de force que de lui avoir donné forme !
- Je... P-Pardonnez-moi, balbutia-t-elle.
Troublée, elle s'écarta pour échapper aux remarques et questions. La glace de sa lame se liquéfia, retournant dans la gourde pendant qu'elle se dirigeait vers la chercheuse qui avait été projetée. Avec précaution, elle l'aida à se remettre debout, tout en douceur. Agdhim observait cette scène avec détachement, partagé entre plusieurs sentiments. Gêne. Hésitation. Respect. Finalement, il se décida.
- Puis-je vous demander votre nom ?
Il s'était approché à pas feutrés, surprenant l'intéressée. Sa question était honnête, sans arrière-pensée. Pourtant, la jeune femme demeura silencieuse, encore méfiante, jusqu'à ce que surgisse une aide providentielle inattendue.
- Irenia Mileratienv, croassa la vieille dame. Mais je ne crois pas que cette question m'était adressée, ajouta-t-elle avec clin d'œil.
D'abord interloqué, Agdhim ne put réprimer un rire sincère avant de répondre avec un éclatant sourire.
- Non en effet, mais enchanté de faire votre connaissance Irenia. Je m'appelle Agdhim Greystock. Vous m'avez fortement impressionné, votre courage vous honore !
- Oh oh, je te remercie, même si je me doute bien que de si douces paroles étaient destinées à quelqu'un d'autre !
L'échange se poursuivit, toujours sur un ton léger, jusqu'au moment où Irenia se retourna vers sa sauveuse en adoptant un air interrogateur. Comprenant où elle voulait en venir, la jeune femme céda.
- Emma. Je m'appelle Emma. Enchanté de faire votre connaissance, Irenia, Agdhim.
Le cœur d'Agdhim manqua un battement devant l'expression gênée d'Emma. Décontenancé par la chaleur naissante qui grimpait jusqu'aux oreilles, il n'avait pas non plus la sensation d'être embarrassé.
Que se passe-t-il ? Est-ce que je ressens ... de l'amour ? Non. C'est différent. Proche, certes, mais différent malgré tout ... De l'adoration alors ?
Dépassé par ce vortex d'émotions contradictoires, il était néanmoins persuadé d'une chose : Emma n'était assurément pas ordinaire. Même en prenant compte de l'exploit auquel le groupe venait d'assister, il était inconcevable d'éprouver une attraction si spontanée, surtout pour quelqu'un d'aussi méfiant qu'Agdhim.
- Le décompte ! s'écria l'aristocrate.
Sursautant, Agdhim se retourna vers le centre de la salle. Inexorablement, l'épreuve arrivait à son terme, provoquant un électrochoc chez le jeune homme. Il ne lui restait plus qu'une poignée de secondes, insuffisantes pour éliminer toutes les personnes dans la pièce. Las, il expira, acceptant silencieusement son échec.
5, 4, 3, 2, 1
0.
Pendant un instant, les respirations se synchronisèrent. La seconde suivant la fin de l'épreuve s'étira. Durant ce laps de temps, mille émotions assaillirent les esprits. Doute, colère, crainte. Certitude. L'inscription disparue. Puis, plus rien.
- A-t-on ... échoué ? s'inquiéta un trentenaire aux cheveux blonds.
- Attendez, peut être que les résultats mettent du temps à arriver ! répliqua quelqu'un d'autre.
- S'ils arrivent ! Sinon, imaginer un peu que notre sanction soit de rester bloquer ici pour toujours ! s'insurgea un dernier.
Progressivement, les voix s'élevèrent, déversant frustration et regret. À nouveau, la salle était en proie au chaos. Agdhim, lui, n'avait aucun doute : c'était là que s'achevait son aventure, que sa mission échouait.
- Vous vous êtes plantée ! hurla l'aristocrate à l'attention d'Emma. Vos bons sentiments nous ont condamnés !
Pris d'une soudaine furie, plusieurs personnes se retournèrent vers elle. Les yeux clos, impassible, cette dernière ne contestait pas, essuyant sans broncher le florilège d'insultes et de critiques qu'on lui adressait.
- Cessez de la blâmer ! s'insurgea Margot. Sans elle, vous et moi serions déjà morts !
Elle n'était pas la seule à penser ainsi. Une partie de la salle, reconnaissante, se rangea de son côté. Agdhim, lui, ne prenait nullement parti. Détaché de l'agitation générale, il observait le regard vide, les gens s'entredéchirer, constatant avec une certaine ironie que les événements ne cessaient de lui donner raison. Dès le début, il n'avait pas été d'accord avec la décision d'Emma, considérant qu'elle se fourvoyait. La Tour promettait l'absolu, aussi devait-elle prendre en retour beaucoup. Un triste rappel du principe de l'équivalence, une notion centrale dans le monde de la magie. Ainsi, dans le cas de la Tour, où seul un élu pourrait aspirer à la réalisation de son souhait, des millions de sacrifices étaient sans aucun doute nécessaires. Chaque personne n'était qu'une brique essentielle, un rouage minuscule formant un gigantesque engrenage, destiné à un unique vainqueur.
Paradoxalement, il n'était pas plus amer. Il respectait sincèrement Emma pour ne pas avoir plié face à une règle qu'elle jugeait injuste. Rien que pour cela, pour cette force de conviction remarquable, il lui était impossible de lui en vouloir.
- Ne tirez pas cette tête, les jeunes.
Calmement, Irenia observait avec une sagacité évidente la scène. Contrairement à tous les autres, elle n’était nullement troublée par la tournure des événements. Et ce n'était pas la seule. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, une confiance nouvelle habitait Emma.
- Je n'ai jamais douté, madame.
À peine terminait-elle sa phrase que la pièce fut plongée dans les ténèbres. Avant que, d'une ouverture naissante, la lumière n'éblouisse tout le monde.
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