Chapitre 3 : La Mer étoilée
- Gabi...
Au cœur de ce sombre labyrinthe sans fin, seule une voix étouffée lui parvenait.
- ... Veil toi...
Une pléthore d'images terrifiantes, indéfinissables, se succédaient. La peur le submergeait. Aussi se raccrochait-il à ce son, pour s'extraire de ces ténèbres.
- Réveille-toi Gabi !
Sursautant, il ouvrit les yeux. La sueur perlant depuis son front, ainsi que le rythme haletant de sa respiration était autant d'indices sur l'angoisse et la panique qui le tourmentaient. L'air hagard, il regarda autour de lui, ses mains moites fermement agrippées au drap comme pour se préparer à repousser une menace. Mais le danger ne vint pas. Il était allongé dans un grand lit, au fond de la pièce entièrement composée de bois. Ce décor familier le calma quelque peu. C'était sa chambre. À lui. Et à son frère.
- Tout va bien ?
Il l'entendait maintenant clairement, cette voix pleine d'inquiétude l'ayant guidée jusqu'à la lumière. Son regard alerte rencontra un visage juvénile, qui l'observait en quête d'un signe rassurant. Cette frimousse avait de grands yeux bleus, surmontés d'une crinière blonde. Instinctivement, un nom lui revint en mémoire, comme une évidence.
- Mikhael...
- Ah, finalement ! souffla-t-il, soulagé. Tu vas bien ?
Progressivement, son esprit fragmenté rassembla les pièces du puzzle. Bien qu'il ne partage pas le même sang, Mikhael était son frère. Et il eut la certitude de tenir énormément à lui.
- Je crois ... C'était juste ... un cauchemar. Un long, très long cauchemar, répondit-il.
En soi, cette affirmation destinée à rassurer Mikhael n'était que la stricte vérité. Il ignorait ce qui l'avait effrayé à ce point. Et comprenait encore moins pourquoi son cœur se tordait autant de douleur.
- C'est vrai ? T'as pas l'air de ton assiette... s'inquiéta son frère.
Avant qu'il ne puisse insister, la porte de la chambre s'ouvrit. Une silhouette massive pénétra, suivit d'une autre, plus petite.
- Vous ne m'avez pas entendu les gosses ? demanda la géante d'une voix rocailleuse. C'est l'heure du réveil !
- Siiii, répondit Mikhael en sautant du lit. Mais c'est Gabi, il était bizarre ! Je crois qu'il a fait un cauchemar.
L'autre personne, plus svelte, s'adressa à lui avec douceur.
- Ah bon ? Raconte-nous donc, l'encouragea-t-elle. Parler permet d'extérioriser ses peurs, de vaincre ses démons.
En découvrant les visages des deux entrantes, Gabriel fut secoué par un nouveau choc. Elles aussi étaient importantes à ses yeux. Dorothée, son admirable mère adoptive, géante âgée au grand cœur plein de courage. Élise, sa gardienne, sa mentore, sa sœur, pour laquelle aucune hyperbole, aucun superlatif, ne suffisait pour exprimer sa valeur. Une inexplicable et douce nostalgie berça son âme, avant de brutalement heurter son esprit, broyé par une souffrance irrespirable. Tout ça ne dura qu'un instant, puis tout revint à la normale.
- Je ne m'en souviens pas, admit-il. Je crois... je crois que vous étiez morts. Morts ... à cause de moi.
Rongés par la culpabilité, les yeux de Gabriel s'embrumèrent. Baissant la tête, il sentit une large main lui caresser tendrement ses cheveux. La voix pleine d'amour de Dorothée se fit lointaine.
- Mais c'est bien le cas, Gabriel.
Désarçonné, il releva doucement son regard pour ne rencontrer que le noir. Deux pupilles entièrement vides étaient braquées sur lui, deux globes sombres inscrits sur une parodie de visage décharnée. Le corps du jeune garçon se mit à trembler face à cette vision terrifiante, et il ouvrit la bouche pour hurler sans émettre le moindre son. À côté, le cadavre de Mikhael le fixait avec la même intensité, ses lèvres étirées en un large sourire méprisant et accusateur.
Depuis les méandres de l'esprit paniqué de Gabriel, un tourbillon de souvenir remonta. Les ravisseurs du 21e arrondissement. L'Homme Trouble. Les cinq mercenaires. Tout ressurgissait, accompagné de la terrible évidence qui s'était enracinée au plus profond de son être, depuis ce fatidique jour où tout avait basculé. De nombreuses personnes, sa famille, avaient été victimes de sa propre existence. Tant de gens étaient morts par sa faute. À cause de lui et de son maudit don.
Des doigts ensanglantés l'attrapèrent pour le contraindre à observer sa sœur qui se tenait maintenant sur la rambarde de la fenêtre, prête à plonger.
- Bien Gabriel, s'enthousiasma-t-elle. Fais face à tes démons. Accepte ta culpabilité. Toi qui n'aurais jamais dû venir au monde.
Cette ultime accusation débloqua les derniers souvenirs. Sa fuite de Paris au côté d'Élise. L'homme, sous couvert d'hospitalité, qui l'avait enfermé dans cette prison dont il ne put s'échapper qu'à la mort de cette dernière. Oui, elle aussi. Il l'avait tué. La fatalité de son propre destin, condamné à faire souffrir autrui, l'acheva. Au son des rires déments, la jeune femme sauta et il sombra dans l'inconscient. Pour enfin se réveiller.
Gabriel ouvrit brutalement les yeux. La tête lourde, il bascula en position assise en se frottant le crâne. Autour de lui, une grande agitation avait lieu, mais il ne pouvait y consacrer son attention. Il avait la vague sensation d'avoir somnolé des semaines durant. Ce qui était sûr, c'est que ce repos n'avait pas été réparateur. Il remonta sa main jusqu'à sa chevelure, et ses doigts entrèrent en contact avec un liquide chaud. Abasourdi, il réalisa que sa paume était recouverte de rouge sombre. Du sang frais. Maintenant bien conscient, il releva la tête pour enfin prendre acte du drame qui se jouait face à lui.
Il se trouvait dans une salle, aux murs similaires, dépourvue de tout mobilier. Et il n'était pas seul. Des gens étaient là, s'écharpant à mort dans la plus grande des violences. Des cris de douleurs, de colère, de peur, de joie fusaient de toutes les directions. L'odeur d'entrailles fraiches assaillit les narines de Gabriel, manquant de lui faire rendre le contenu de son estomac. Plié en deux, il lutta pour reprendre son souffle avant d'enfin la découvrir. Juste à côté, les pupilles figés pour l'éternité dans une expression de souffrance et d'épouvante d'une jeune inconnue l'observaient sans la moindre étincelle de vie dans le regard. Gabriel bloqua un moment dessus, incapable de s'en détourner. Finalement, au prix d'un grand effort, il avança sa main tremblante et referma pour toujours ces paupières. Chancelant, il se redressa alors que progressivement cessaient les bruits d'affrontement. Il ne restait plus qu'un homme encore debout, haletant, et qui repoussait le corps de sa victime, avant de s'adresser à Gabriel.
- Il semblerait... qu'on soit les derniers, remarqua-t-il.
Il s'exprimait avec difficulté, essoufflé par l'effort physique, mais également bouleversé par le carnage auquel il avait participé. Abasourdi, Gabriel le fixait, désireux de connaître la raison de toute cette violence.
- Pourquoi ? demanda-t-il dans un filet de voix.
Son interlocuteur se figea, effaré par la question. Son visage se teinta de colère, et il désigna du doigt le centre de la pièce.
- Pourquoi ? POURQUOI ? Mais parce qu'on n’a pas le choix !
À l'endroit indiqué, Gabriel découvrit enfin l'origine de ce triste tableau. Flottant dans les airs, une simple phrase était inscrite, accompagnée d'un décompte.
VOUS NE POUVEZ ÊTRE QU'UN.
- Voilà pourquoi ! s'insurgea l'homme. C'est cette maudite Tour qui nous a obligés à faire ça... BORDEL ! Si seulement j'avais su !
Il se prit la tête, brisé, avant de convoquer une lance enflammée dans sa main. Réalisant ce qui venait, l'esprit de Gabriel se verrouilla, conformément aux enseignements de son ancien tortionnaire dont il entendit la désagréable instruction.
Ne les considère pas comme tes égaux. Tu es bien plus qu'eux. Éprouvent-ils le moindre remords en écrasant une fourmi ? La même logique s'applique à nous.
L'autre ne parut pas remarquer ce changement d'attitude. Déchu de son humanité, il n'était plus qu'une coquille vide suivant docilement l'injonction. Il s'approcha de Gabriel, le regard éteint.
- Il ne peut en rester qu'un, insista-t-il, résigner. C'est la triste vérité de cet endroit. Sans rancu...
Tout se déroula si vite que l'homme ne réalisa même pas qu'il n'était déjà plus. Son cadavre décapité s'écrasa sur le sol, sous les pupilles froides de son meurtrier.
- Sans rancune.
Dans cette salle teintée d'un rouge écarlate, Gabriel était désormais le dernier debout. Tout autour, des corps baignaient dans une mare d'hémoglobine. Lui-même en était recouvert, et de sa chevelure ensanglantée perlait de grosses gouttes glissant le long de ses joues. Mais ces larmes factices ne portaient pas en elles de remords ou de tristesse. Basculant sa tête en arrière, il écarta les bras pour s'imprégner pleinement du silence. En cet instant figé, tout était si paisible, si calme.
Il se souvenait à présent. Aldebaran avait dit la vérité. Forcer l'ouverture des portes de la Tour avait eu un prix. Des semaines durant, il avait erré entre les mondes, à la limite de l'inconscience. Puis, quelque chose l'avait tiré, jusqu'ici. Quelque chose, ou plutôt quelqu'un. Soudain, un bruit troubla la quiétude morbide de la pièce. Las, le jeune homme contemplait avec un détachement certain le mur coulissant. Il le savait, franchir ce seuil n'amènerait que la souffrance. Mais rien ne pouvait entraver la marche du destin. Arborant un masque froid et impitoyable, il se dirigea vers l'extérieur. Qu'importe s'il devait devenir un démon. Rien ne le ferait dévier de son objectif.
Dehors, la variation de luminosité éblouit momentanément Aghdim. Quand il parvint finalement à ouvrir les yeux, sa respiration s'arrêta. Ce qui trouvait au-delà de la pièce semblait être né d'une idée folle, d'une ambition au demeurant impossible. L'endroit était un nouvel intérieur, sans commune mesure avec le précédent, voire même tout ce qui pouvait exister sur Terre. C'était plus vaste que le plus grand des palais, plus haute que les plus imposantes flèches, une place si gigantesque que les lointains murs ressemblaient à d'insurmontables falaises.
Il se trouvait au centre d'une plateforme circulaire, un petit îlot perdu au milieu de milliers d'autres dont les positions et hauteurs différaient. Ces terrasses innombrables étaient interconnectées à l'aide de passerelles de verre défiant les règles les plus élémentaires de physique, et qui formaient un tentaculaire réseau labyrinthique. L'ensemble paraissait ne pas avoir de fin, tant et si bien que s'amuser à quantifier les infrastructures n'aurait pas de sens. Le plus surprenant était que, malgré le gigantisme des lieux, un éclairage tamisé bleuté était bien présent. Sans être aussi éclatant qu'en plein jour, la luminosité était suffisante pour que les pourtours les plus lointains apparaissent. En relevant la tête pour en chercher la source, Agdhim découvrit, émerveillé, un spectacle fantasmagorique. D'étranges créatures luminiscentes, rappelant la faune aquatique des mers et océans, nageaient paisiblement tout autour d'eux. Agdhim distingua plusieurs espèces différentes, grandes et petites, aux couleurs psychédéliques pour certaines, formant un écosystème sans commune mesure. Ces poissons d'un autre monde évitaient habilement une armada d'ascenseurs qui montaient et descendaient sans jamais s'interrompre. Ceux qui s'élevaient disparaissaient dans la myriade d'étoiles du ciel nocturne, dont l'éclat exceptionnel ne suffisait pas à percer les profondeurs. En s'approchant prudemment du bord, le jeune homme constata qu'au cœur des abysses, l'obscurité régnait sans partage. Subjugué par autant de démesure, il ne savait où donner de la tête jusqu'à ce qu'un détail essentiel attire son attention. Sur chacune des plateformes, on trouvait des infrastructures similaires à celle dont ils étaient issus. Certaines demeuraient scellées quand d'autres libéraient de leurs entrailles d'autres groupes. Dans de très rares cas, seule une personne en ressortait.
Alors ils considèrent que les deux réponses se valent, hein ? comprit-il.
- Tout ça, c'est incroyable, magnifique !
Agdhim se retourna vers Margot qui s'était adressée à lui. Comme tout le monde, elle était complètement captivée par cette ode à l'incommensurable, sans pour autant avoir perdu de vue l'essentiel. Dans une telle situation, avoir des alliés, même temporairement, était important. Agdhim accepta donc de se prêter au jeu de la discussion.
- Les mots sont insuffisants devant un tel spectacle, acquiesça-t-il avec enthousiasme.
Tout en conversant, Agdhim continua d'observer les lieux, cette fois-ci plus calmement. Mais alors qu'il récoltait un maximum d'informations, un frisson le saisit.
Son regard s'était arrêté sur une plateforme légèrement en contrebas. Une unique silhouette se trouvait dessus. Banal de prime abord, Agdhim ne parvenait pourtant pas à s'en détourner. La raison était instinctive, irrationnelle. Du plus profond de son être, il le savait, l'avait ressenti. La gorge nouée, il n'entendait plus la voix de Margot. Il ne voyait que ce jeune homme, tâché de sang séché, marcher gravement. Chacun de ces gestes semblait plus lent que le précédent à mesure que le rythme cardiaque d'Agdhim s'accélérait. Le temps s'étira, jusqu'à ce que le jeune nomade se retrouve couper du reste du monde, seul en tête à tête avec l'autre. Leurs regards se rencontrèrent alors, et Agdhim en eut la certitude absolue. Deux pupilles froides et déterminées, dépourvues d'empathie. D'humanité. Deux pupilles exprimant la solitude du fort, du monstre. Celle d'un démon, impitoyable. Ce contact visuel, à la durée plus courte que le battement d'un cil, conforta Agdhim. C'était lui. Le garçon contrôlant le Destin. Son futur.
- Agdhim ?
Surpris, il inspira brutalement en reprenant pied avec la réalité. Ses yeux allèrent de Margot à l'inconnu, mais celui-ci avait déjà disparu. Pestant intérieurement, il répondit avec un sourire éclatant à celle qui lui avait fait perdre de vue.
- Désolé ! Un genre de baleine aussi grande qu'un immeuble est passé juste derrière toi ! mentit-il.
Alors que la jeune femme se retournait dans l'espoir de l'apercevoir, Agdhim se laissa porter par une joie naissante éclipsant tout sentiment négatif.
Il est bien ici ! Tant pis si je l'ai raté, je sais au moins à quoi il ressemble. Une autre occasion se présentera, j'en suis persuadé. Enfin, la fortune semble m'avoir fait finalement une fleur !
Tout enjoué qu'il était, il poursuivit avec entrain la conversation avec Margot jusqu'à ce qu'un bruit de talon annonce une nouvelle arrivée. De longues jambes approchaient d'une démarche assurée et pleine d'élégance. Une femme au début de la trentaine, vêtu d'un uniforme gris mettant en valeur sa silhouette élancée, s'arrêta pour prendre la parole.
- Salutation, messieurs, mesdames.
Sa voix mélodieuse et agréable capta immédiatement l'ensemble de l'attention.
- Tout d'abord, permettez-moi de vous féliciter pour la réussite de votre épreuve, poursuivit-elle sur le même ton. Je me prénomme Yakha Lelunrida, administratrice de rang 1. Je serais votre superviseuse durant votre séjour au Premier Étage.
Des exclamations de surprise fusèrent, traduisant l'ambiance du groupe. Une ambiance que ne partageait pas Agdhim. Cela n'était pas à cause de ses nerfs d'acier, bien qu'il soit effectivement doté d'une telle qualité. Il avait eu plusieurs semaines pour digérer les informations que lui avait données son maitre au sujet de la Tour.
Même si j'aurais bien aimé connaître la nature des épreuves passées et à venir.
Indifférente à la cacophonie causée par ses propos, Yakha leva une main pour obtenir à nouveau le silence.
- Je constate que vous êtes encore désorienté. Rassurez-vous, c'est une réaction tout à fait normale. C'est également la raison de ma présence ici – être votre formatrice pour vous enseigner ce qu'il faut savoir à propos de la Tour avant de débuter l'ascension. Aussi, n'hésitez pas à me poser toutes vos questions. Mais pour l'heure, veuillez me suivre.
Au moment de se retourner, Agdhim intercepta le rapide coup d'œil qu'on lui adressait. Malgré la fugacité d'un tel échange, il perçut très clairement de la suspicion à son égard.
Merde, pesta-t-il. Me suis-je fait cramer ? T'as déconné Agd. Reprends-toi. Passer inaperçu doit être ta priorité pour le moment.
Soupirant, il ne remarqua pas tout de suite l'ombre qui remonta à vive allure le groupe, jusqu'à sa tête. Poliment, Emma s'adressa à la superviseuse :
- Pardonnez-moi, mais je crois que nous avons laissé quelqu'un derrière.
Sans s'arrêter, l'intéressée commença à pianoter sur une étrange tablette avant de lui répondre en souriant.
- Nous ne l'avons pas oublié, rassurez-vous.
- Très bien... Sans être indiscrète, que va-t-il devenir ?
- Il sera pris en charge par nos équipes selon la procédure. Son cas ne vous regarde plus.
Incapable d'en obtenir plus, Emma abdiqua malgré son inquiétude. Spectateur de la scène, Agdhim ne put s'empêcher d'être une nouvelle fois fasciné par la jeune femme. Pour lui, se préoccuper d'un ennemi était déjà absurde. Alors quand ce dernier était en plus de ça une ordure avérée, cela devenait carrément surréaliste.
Derrière lui, les quolibets et ragots sur le prédateur allaient bon train. Moins discret que les autres, l'aristocrate affirmait crânement que c'en était fini de lui, son comportement l'ayant logiquement disqualifié. Intérieurement, Agdhim éprouva un mépris sincère à l'égard de ce bout de gras, celui-ci ayant été le premier à les diviser. Laissant de côté ces commérages, il s'intéressa aux paroles de Yakha. Qu'allait donc devenir le prédateur ? Était-il considéré comme un membre du groupe, ou au contraire comme le seul perdant de cette épreuve ?
- Je vous en prie, veuillez prendre place.
Ils s'étaient arrêtés à côté de l'un des ascenseurs. Vus de près, les élévateurs ressemblaient aux autres plateformes. Un pilier émergea du sol avec une étrange interface à son sommet. Agdhim observa discrètement les différentes manipulations de Yakha, sans parvenir à les comprendre. Outre les inscriptions illisibles, l'appareil était bien supérieur technologiquement à tout ce qu'il avait pu croiser dans sa vie. Il n'eut pas le loisir de le contempler davantage, puisqu'il disparut à l'instant où démarra l'ascension.
- Nous rejoindrons la surface dans une dizaine de minutes, précisa Yakha. Profitez-en pour observer la mer étoilée. C'est un privilège rare.
Si d'en bas, la chorégraphie des navettes était déjà spectaculaire, d'un point de vue intérieur, elle devenait exceptionnelle. La salle se dévoila sous un angle nouveau. L'entrelacement des plateformes et passerelles était une véritable prouesse architecturale paraissant être l'œuvre d'un dieu génial, quoiqu'un peu fou. Les teintes blanches des matériaux étaient rehaussées par les abysses bleu sombre, tissant une toile fascinante. À une certaine hauteur, une galaxie aux bras tentaculaires se dessinait, impressionnante et pourtant si fragile par rapport au trou noir massif qu'elle surplombait. Mais le plus beau des trésors était encore à venir. En atteignant une altitude suffisante, ils s'invitèrent au sein du plus glorieux des royaumes, celui des astres. Plus personne ne parlait alors, trop bouleversé par l'œuvre éblouissante. Ici aussi, rien n'était immobile. Dans une valse stellaire, une pluie sans fin d'étoiles filantes capturait les regards, marquant pour toujours les âmes. Des constellations aux formes hétéroclites se dessinaient et disparaissaient, dans un ballet cosmique éphémère.
En pleine extase visuelle, Agdhim ne put refouler ses larmes. Le bras tendu, il essayait vainement de se saisir d'un fragment, de conserver pour lui une part de ce chef-d'œuvre. Une ombre cependant vint troubler ce tableau. Agdhim sortit de sa transe lorsqu'il aperçut un autre ascenseur proche d'eux. Deux personnes seulement l'occupaient. Un administrateur, qui arborait une expression terrifiante en dévisageant un jeune homme. Agdhim reconnut immédiatement sa cible, malgré la longue toge recouvrant ses habits.
Celui qui contrôle le Destin !
Ce dernier n'avait pas remarqué l'attitude de son superviseur, trop absorbé dans une douloureuse contemplation. Ses yeux froids et sans remords n'étaient plus, remplacés par une lueur solitaire et fatiguée. Ce n'était plus un impitoyable démon, mais un triste ange à la merci d'une odieuse créature. Comme un écho, une partie des consignes de son maitre lui parvint.
Son pouvoir est convoité par beaucoup. Parmi eux, il ne doit absolument pas tomber entre les mains de l'Autre et encore moins dans celle de Momus.
- HEEEEY !!
Retrouvant pleinement la raison, Agdhim essaya vainement d'avertir le jeune homme, à grand renfort de cris et de gestes. Peut-être se trompait-il, mais son instinct lui hurlait que celui qui l'accompagnait était de ceux cherchant à obtenir son pouvoir.
En vain. Mais cette débauche d'énergie ne passa pas inaperçue. Surpris, l'administrateur se retourna vers Agdhim, et eut une réaction glaçante : un grotesque sourire déforma son visage, juste avant de disparaitre derrière la queue d'une comète.
Annotations