Acte II :

… Depuis la fin de l’Âge de la Conquête, l’Empire Éternel n’a connu que deux crises majeures. Ces deux stigmates surpassent de loin les autres épreuves qu’expérimentèrent le Roi parmi les Rois et ses compagnons, et leur impact se ressent toujours aujourd’hui. La première fut l’Anniversaire Pourpre, qui mit un terme brutal à l’Âge d’Or. Outre la perte de sa fille chérie, l’empereur vit pour la première fois en mille ans une opposition concrète à son règne avec l’émergence de l’Étoile du Matin. La seconde, plus terrible encore, se solda par la mort violente de l’un des Conquérants, et la remise en question de leur toute-puissance. Personne, pas même le Roi parmi les Rois, ne fut en mesure d’arrêter la fureur de la Lune Pourpre …

Histoire véritable de la Tour, vol 3, L’Empire Éternel.

  En conséquence aux événements dans la grande salle, les cours furent annulés et les candidats assignés dans leur quartier jusqu'à nouvel ordre. Les morts se comptaient par centaines et leur groupe n'avait pas été épargné. Trois des leurs n'étaient plus. Pourtant, le pire était encore à venir. Nombreux étaient ceux portant les stigmates de l’hystérie collective. Pour les plus atteints, le retour à la réalité fut brutal. Trop brutal. Une vague de suicides décima les survivants, et chaque jour des dizaines de cadavres étaient emportés dans le crématorium du château. Par deux fois, Agdhim vit l’une des chambres être évacuée. Quand finalement les choses se stabilisèrent, ils n’étaient plus que cinq : Agdhim, Emma, Gabriel, Irenia et Margot.

Naturellement, cela laissa des traces parmi eux. La pétillante Margot devint maussade et revêche. D’ordinaire si sociables, ses rares interactions avec autrui se caractérisaient désormais par une agressivité exacerbée. Irenia, elle, disparut presque totalement. L’énergique savante donnait maintenant l'impression d'être écrasée par le poids de l'âge. Elle s’enfermait nuit et jour dans sa chambre et n’en sortait que pour se sustenter à de rarissimes occasions. Durant ces brefs moments, Agdhim comprit que la vieille dame n'était jamais revenue de la salle d'audience. Son corps décharné tremblait perpétuellement d'une peur irrationnelle. L’œil hagard, elle fixait continuellement le lointain, revivant en boucle l’horreur l’ayant traumatisée. Lui et Emma essayèrent bien de la ramener à eux, de réveiller l'impétueuse et sagace intellectuelle sommeillant en elle. En vain. La mort dans l’âme, ils assistèrent, impuissants, à son lent et inéluctable déclin.

Plusieurs jours s’écoulèrent dans cette atmosphère grise. Puis, un matin, Yakha se présenta finalement à eux. Son impeccable maquillage ne suffisait pas à masquer les rides qui s’étaient creusées sur son front. Néanmoins, son calme et sa confiance étaient bien de retour, et ses yeux scintillaient d'une force nouvelle, dans laquelle brillaient des éclats d'une colère lointaine, mais indomptée. Quand elle s'exprima, sa voix portait les accents du regret et de la sincérité.

- Candidats, navrés pour ces quelques jours sans information. Vous l'avez sans doute compris par vous-même, mais cette visite impromptue a eu des répercussions, immédiates, bien sûr, mais pas seulement. L'ensemble des administrateurs ont été mobilisés pour réorganiser vos séjours, alors que nous approchions de l'Épreuve pour passer au Second Étage. Ces modifications nous ont entièrement accaparés, et même si nous sommes parvenus à trouver une conclusion satisfaisante, cela s'est fait au détriment des Candidats dont nous avions la charge. Aussi, au nom de toutes nos équipes, et à titre personnel, je vous présente nos plus plates excuses.

Tout en terminant sa tirade, elle inclina très légèrement la tête pour appuyer ses propos. Puis sans attendre de réponse, elle se redressa et poursuivit, adoptant maintenant une posture plus collégiale.

- Il nous faut par conséquent rattraper au plus vite ce temps perdu. Vos connaissances sur la Tour sont lacunaires, mais amplement suffisantes pour pouvoir y survivre. Nous allons donc mettre un terme prématuré à la première phase pour entamer la seconde, celle des exercices pratiques. Vous serez d'abord évalué, pour nous permettre de jauger vos différentes compétences, puis entraîné par des administrateurs spécialisés.

Pendant qu’elle s’exprimait, Agdhim remarqua l’agitation derrière la porte entrouverte. La superviseuse, en concluant, se retourna pour inviter les cinq personnes qui patientaient à entrer. Le premier contact ne fut pas probant pour Agdhim. Outre l’uniforme de Candidat et leurs jeunesses, ce qui sauta immédiatement à son regard était l’arrogance et le mépris suintant des postures.

- La visite du Roi a quelque peu "chamboulé" le nombre de Candidats. Malheureusement, vous n'étiez plus assez pour que l’épreuve finale se déroule dans de bonnes conditions. Une décision a donc été prise. Alors que vous ne deviez en réalité les rencontrer qu'à partir du Second Étage, des Candidats originaires de la Tour ont été incorporés aux groupes. Je compte sur votre respect mutuel pour assurer une saine cohabitation.

Voilà de nouveaux bestiaux, songea Agdhim. Juste au moment où j'avais l'occasion de resserrer les liens avec Gabriel. Quoique, peut-être est-ce là une opportunité...

Cette attitude désinvolte et hautaine avait beau lui être insupportable, Agdhim voyait maintenant un moyen de l’exploiter. S'unir face à l'hostilité était une mécanique inhérente à la nature humaine. Cela était d'autant plus vrai quand un collectif persécutait ceux laissés de côté.

Son hypothèse ne tarda pas à se confirmer. Après l’introduction des nouveaux, Yakha les amena dans un immense complexe où s’entraînaient déjà d'autres groupes. Ce vaste gymnase à ciel ouvert, rappelant les impressionnantes constructions gréco-romaines, mélangeait des modules classiques à certains moins orthodoxes. Ainsi, on s'y confrontait dans des courses de vitesse ou d'endurance sur des pistes, tout en mesurant sa force, aussi bien physique que magique, sur d'étranges instruments ovales frappés à pleine puissance. Sur des poteaux hauts de plusieurs mètres, des silhouettes essayaient d'esquiver plus ou moins habilement les projectiles que l’on tirait sur eux, et plus loin encore résonnaient les cris de terreur des Candidats perdus au sein de mystérieux dédales sombres. Enfin, dans de petites arènes se déroulaient des duels violents dépourvus de règles et que l’on interrompait bien souvent qu’à la limite de l'impardonnable.

Dans un tel cadre faisant la part belle à l'entraînement, les différences entre les habitants de la Tour et les terriens éclataient au grand jour. Usés par les épreuves, ces derniers étaient presque systématiquement surpassés par la fraîcheur des nouveaux venus. Respirant la fierté et l’assurance, les visages des rejetons de la Tour contrastaient d’autant plus avec la fatigue physique et psychique des autres. Néanmoins, en de rares exceptions, certaines personnes issues de l'Extérieur rivalisaient avec les citoyens de l'Empire, les surclassaient même, ce qui ne manquait pas de révéler fatalement les fractures insurmontables existant déjà. Dans ces moments-là, l'agacement né de l'orgueil jaillissait violemment, et ne s'éteignait jamais totalement malgré les rappels à l'ordre des administrateurs.

Pendant qu’ils se dirigeaient vers le premier exercice, Agdhim entendit distinctement les chuchotements grossiers d'une partie des nouveaux. Des jumeaux, un garçon et une fille, riaient aux éclats à la moindre remarque désobligeante d’un beau jeune homme blond. Son regard azur n’épargnait personne, jusqu’à s’arrêter sur Emma. Il murmurait suffisamment fort pour que la jeune femme puisse le comprendre, ne cessant de la critiquer sur son physique. Sous ce florilège d’insultes, Emma restait de marbre. Elle marchait calmement, la tête et les épaules bien droites, et son attitude finit par porter ses fruits. Excéder par ce manque de réaction, l’un des jumeaux l’attrapa brutalement par le bras.

- Gamine, on te parle !

C'en était trop pour Agdhim. Il se retourna avec l'intention de le corriger, mais on le devança dans cette entreprise. L’agresseur était déjà à terre, incapable de bouger. Dédaigneuse, Emma le surplombait en agrippant fermement l'un de ses poignets. Quand elle accentua la pression dessus, il ne put réprimer un gémissement de douleur.

- Que se passe-t-il ici ?

Constatant qu'elle n'était plus suivie, Yakha venait de rebrousser chemin. Son regard s'assombrit en découvrant la scène. Comprenant qui lui serait difficile de s’expliquer, Emma accepta silencieusement les réprimandes à venir quand survint une aide inattendue.

- Cet imbécile trop confiant n'a eu de cesse de la provoquer. Naturellement, elle s'est défendue, et avec la manière.

L’intervenante était l’une des nouvelles. Avec ses cheveux en couettes, elle semblait à peine sortie de l'adolescence, mais dégageait pourtant un charisme certain. Ses lèvres dessinaient un sourire mignon et trahissaient son plaisir de voir l’un des impudents à terre. Il s’accentua d’autant plus quand sa réponse déclencha l'ire de la jumelle. Néanmoins, Agdhim nota qu’elle ne lui accordait pas plus d’attention, et que son regard était tourné vers celui proférant les insultes. Ce dernier ne se défila pas, plantant à son tour ses yeux azur placides. Après quelques instants de tension, il soupira en caressant sa chevelure blonde avant d’affronter le jugement de la superviseuse en souriant.

- Mes amis souhaitaient simplement briser la glace avec nos chers camarades de l'Extérieur, mais leur humour particulier n'a, semble-t-il, pas été compris, dit-il avant de se retourner vers Emma. Mademoiselle, veuillez accepter leurs authentiques et plates excuses.

La mâchoire d’Agdhim se contracta sous l’effet de la colère.

Quelle ordure !

Il ne pouvait cependant réfuter les qualités oratoires du jeune homme. Une mielleuse sincérité englobait efficacement la condescendance du personnage. En prenant l'initiative des excuses, et en s'excluant indirectement de celle-ci, il gardait la face sans renier son propre comportement. Qu'Emma l'est remarquée ou non, elle ne pouvait pas y faire grand-chose. Elle se contenta de relâcher sa victime avant de s'éloigner, mettant fin à l'incident. Mais cette paix retrouvée ne pouvait durer.

L’entraînement débuta par un test d'aptitude. Force, agilité, vitesse, réflexe, potentiel magique... toutes ces données furent compilées puis analysées pour dresser un portrait des qualités martiales de chacun et permettre l’établissement d’un classement au sein du groupe. Les rejetons de la Tour occupèrent naturellement le haut de la hiérarchie. Ainsi, le garçon aux yeux azur, prénommé Einar, et la jeune femme s’étant opposée à lui, Huori, s’adjugèrent les premières places, suivies du jumeau et de la jumelle. Derrière, Agdhim s’arrangea pour terminer dans le ventre mou, au côté de Gabriel. Dans le fond du classement, Emma échoua à la septième position, malgré des réflexes hors normes, devant Margot et Viktor, le cinquième nouvel arrivant qui s’avérait être un mage au talent moyen, handicapé par une jambe tordue. Enfin, celle qui occupait systématiquement la dernière place était Irenia. La vieille dame traînait sa carcasse, le regard vide, se montrant incapable de lancer la moindre incantation. Sa situation avait beau être au-delà de tout espoir, Emma continuait de l'encourager, de la soutenir.

Cet altruisme troublait Gabriel. Ce n'était pas tant l'acte en lui-même qui bouleversait ses sentiments, que la jeune femme en elle-même. En l'observant, il avait la sensation que sa carapace se fissurait, que son pragmatisme s'étiolait. Elle l'agaçait profondément, et pourtant il ne supportait pas que l'on puisse la conspuer.

Après ces premières évaluations, le groupe prit la direction des arènes. Le complexe était si vaste qu'il était impossible d'estimer précisément combien on en trouvait. Mais au-delà du nombre, ce qui sautait aux yeux, c'était la diversité de ces enceintes. Tant dans les environnements, que la taille, en passant par la difficulté, il en existait pour tout type de situation, de la classique en terre battue à celles abritant de véritables biomes. Pour aujourd’hui, ils se contentèrent d’un espace sobre. L'exercice était simple : les candidats étaient placés en binôme pour s’opposer dans des duels n’excédant pas cinq minutes. Tous les coups étaient permis, mais à la moindre blessure l'affrontement devait prendre fin. En outre, l'administratrice se réservait le droit de les interrompre si elle le jugeait nécessaire. Enfin, au terme du temps imparti, les binômes étaient modifiés, jusqu'à ce que tout le monde se soit rencontré.

La première ronde se déroula sans accroc, Agdhim fit en sorte de perdre seulement contre ceux étant mieux classés. Du coin de l’œil, il réalisa que Gabriel employait une tactique similaire, quoiqu’étant moins discret que lui. Lors des tests d’aptitude, Agdhim s’était momentanément inquiété sur la prétendue faiblesse de sa cible, indigne des attentes qu’il avait pour l’élu. Si ces courtes rixes rassurèrent le nomade, quelques doutes persistaient encore.

Il est fort, c’est certain… Mais rien qui ne sorte de l’ordinaire, jugea-t-il.

Durant les duels suivants, deux individualités se démarquèrent. La première était Viktor, qui triompha d'adversaires pourtant supérieurs. Le jeune mage brillait par un esprit tactique remarquable, exploitant au mieux ses facultés moyennes. Il vainquit même les deux jumeaux, ne connaissant la défaite qu’à trois reprises. Yakha profita de ces prouesses pour distiller un peu de sa sagesse.

- Rappelez-vous que ce classement est un bon indicateur de vos capacités latentes, mais que se reposer uniquement dessus ne vous permettra pas de développer votre plein potentiel. Au cours d'un combat, il existe de nombreux facteurs imprévisibles.

Si Viktor échoua naturellement face au sommet de la hiérarchie, sa défaite la plus notable lui fut infligée par l’autre surprise du groupe. Confirmant ce qu’Agdhim avait déjà pu voir d’elle, Emma survola tous ses matchs au moyen d'une maîtrise technique sans pareille. Maniant l'eau et la glace, elle virevoltait gracieusement, épée en main, triomphant en un minimum de mouvements.

Face à Huori, le spectacle fut à couper le souffle. Après s’être respectueusement saluées, les deux femmes entamèrent une valse mortelle où s’entrechoquèrent la glace et le feu. Au terme du duel, aucune des deux ne s’était départagée, mais Emma avait gagné l’admiration de sa rivale. Celle-ci insista même pour échanger une chaleureuse poignée de main avant de se diriger vers son prochain opposant.

Quand Agdhim rencontra Emma, il lutta quelques minutes avant de se laisser toucher. Tout en l’aidant à se relever, son adversaire lui adressa un regard suspicieux.

Une telle comédie passe difficilement inaperçue auprès d’un maître, comprit-il. Décidément, elle ne cesse de m’étonner !

C’est lors de l’avant-dernière ronde que le premier incident eut lieu. Sûr de lui, Einar prit place face à Emma. Tout comme elle, le jeune homme n'avait pas concédé le moindre duel. Il maniait une longue lance bleu foncé, chacun de ses coups retentissait comme le tonnerre. Précédemment, il était même parvenu à vaincre Huori, au terme d’un âpre affrontement. Consciente de sa force, Emma s’attendait à une lutte féroce, mais ne doutait pas sur sa capacité à l’emporter. Son adversaire le salua avec un sourire mauvais.

- Que le meilleur gagne, jeune dame.

Ignorant son air narquois, elle s’élança quand résonna le signal. Dès les premiers échanges, l'intensité fut telle qu’ils débordèrent sur les autres espaces, interrompant momentanément le reste des duels. Chaque fois que la foudre frappait l’arme d’Emma, celle-ci rayonnait d’un terrifiant éclat bleuté. La silhouette de l'épéiste se confondait dans les colonnes d'eau qu'elle générait, tantôt calme, tantôt impétueuse. Néanmoins, malgré son courage évident, elle ne cessait de concéder du terrain. Spectateur comme les autres de cette violente chorégraphie, Agdhim remarqua de subtiles différences dans les mouvements de la danseuse. L’habilité d'Einar ne suffisait pas à expliquer les discrètes fausses notes se glissant dans la partition d'Emma. Plusieurs indices lui sautèrent alors aux yeux. Le teint porcelaine de la jeune femme était anormalement pâle, et elle suait à grosses gouttes. Sa respiration irrégulière lui faisait perdre le rythme, d'autant que ses paupières menaçaient de se fermer. Plongeant plus loin comme lui avait enseigné son maître, Agdhim constata que l'éther, le carburant indispensable à tout mage, ne circulait pas correctement chez elle à cause d'un élément obstruant ses veines arcaniques.

Il devait arrêter ce duel.

Soudain, la jeune femme trébucha. C'était le moment fatidique qu'attendait Einar. Sans une once d'hésitation, il propulsa sa lance vers la jambe de son adversaire. Dans un dernier sursaut de lucidité, l'épée se plaça en opposition, déviant partiellement l'attaque.

- AAAAH !!!

Terrassée par la douleur, Emma roula sur le côté. Immédiatement, Agdhim et Huori s'élancèrent pour la plaquer et l'empêcher de trop se débattre. D'un coup d’œil, le jeune homme inspecta la blessure.

C'est moche, mais elle est parvenue à éviter le pire, songea-t-il, soulagé.

- Elle est brûlante ! s'exclama Huori.

À peine effleurait-il son front, qu'Agdhim comprit que ses précédentes craintes se confirmaient.

Du poison ! (furibond, il se retourna en direction d'Einar) Ce salopard !

Remarquant qu'il était la cible d'une intense animosité, le responsable se contenta de hausser les épaules.

- Quoi ? Ce n'est qu'un accident ! dit-il, faussement outré.

La provocation manqua de faire perdre toute contenance à Agdhim. Ses poings se contractèrent pour ne pas céder, quand une main effleura la sienne.

- Ça va aller.

Malgré la douleur, Emma le regardait avec douceur. Déconcerté, l’aventurier ouvrit la bouche, mais nulle parole n'en sortit. Il ferma alors les yeux, résigné.

- D’accord... murmura-t-il.

La jeune femme eut un sourire chaleureux pour lui et Huori avant d'être emportée par l'équipe de secours que Yakha s'était empressée d'appeler. L'administratrice se rapprocha du fautif. La désapprobation se lisait sur son visage, et le ton de sa voix était sans équivoque.

- Pour cette fois, le doute est permis. Maintenant, ne vous avisez pas de recommencer. Qu'importe votre lignage, la sanction sera terrible, menaça-t-elle.

Loin d'être troublé, Einar se contenta d'acquiescer.

- Que tout le monde reprenne place, ordonna Yakha. Il reste un dernier round.

Bien qu’il soit insatisfait par l’absence de punition, Agdhim, les épaules basses, obéit comme les autres. Puisant dans sa grande expérience, il se focalisa sur sa propre respiration pour conquérir le calme. Il ne remarqua pas le serpent qui s’était glissé pour distiller son venin.

- Les gens de l'Extérieur sont si fragiles...

Agdhim s’arrêta brusquement, avant de bifurquer. Einar s’était parfaitement positionné pour lancer son hameçon. Le jeune nomade avait conscience d’être le poisson, mais il ne pouvait étouffer plus longtemps les hurlements de son âme. Alors que grandissait le sourire d’Einar à mesure qu’il s’approchait, quelqu’un lui saisit l’épaule.

- Va rejoindre ton prochain opposant.

La colère galopante d’Agdhim s’estompa subitement en découvrant que c’était Gabriel. Sa présence était presque totalement effacée, et il paraissait particulièrement las. Pourtant, sa poigne était exceptionnellement fermée, et dans ses pupilles éteintes s’était allumées deux minuscules étincelles.

- Voilà donc mon dernier valeureux adversaire ! s’exclama Einar à l’attention de Gabriel. J'espère que la tragique conclusion de mon précédent duel ne t'inquiète pas trop, j'ai simplement à cœur de bien faire !

Ignorant la provocation, le jeune Magicien passa devant Agdhim en traînant des pieds. Un désir nouveau supplantait la rage dans le cœur de l’aventurier. Celui de voir si cette lueur n’était pas le fait de son imagination.

- Prêt ?

Einar adopta une posture plus agressive qu'à l'accoutumée, étendant son corps comme un félin. Maintenant qu'il était parvenu à son objectif du jour, il avait à cœur d'en finir rapidement pour profiter d'un repos bien mérité. Tout ne s'était pas déroulé à la perfection, mais la blessure était suffisamment profonde pour handicaper l'épéiste jusqu'à l’Épreuve. Sans rapport avec son adversaire direct, il ne put réprimer un véritable sourire de satisfaction en songeant à son prochain coup bas.

Au sein de sa famille, l'une des plus prestigieuses et influentes de la Tour, ce genre de "tactique" était parfaitement normal. Le Patriarche se désintéressait totalement de ses nombreux enfants et de leurs descendances. Il ne valorisait que les forts, ceux étant suffisamment vifs pour triompher des multiples jeux de pouvoirs où s’entre-tuaient frères et sœurs, parents et progénitures. Pour Einar, chaque instant était une compétition, et éliminer les concurrents les plus redoutables avant l’épreuve finale était tout à fait naturel. Ses excellentes capacités de déduction, forgée dans le creuset de mortelles parties d'échecs, l'avaient amené à considérer Emma comme la principale menace de ce groupe. Maintenant qu’il s’en était chargé, il ne restait plus que l’agaçante rejeton des Da-Xia et potentiellement le garçon à la peau mate.

- Combattez !

Tel un tigre à qui l’on servait son repas, Einar bondit toutes griffes dehors. Ce n’était que l’affaire d’un coup.

Mmh ?

Einar était décontenancé. Son adversaire était soudainement loin de lui. Il essaya de se rapprocher, mais son corps ne répondait plus. Agacé par ce contretemps, il s’imagina que c’était probablement la conséquence d’une attaque psychique, et ne doutait pas sur sa capacité à s’en extirper rapidement. Néanmoins, la perplexité germa en lui quand il constata que tous les regards étaient tournés vers lui.

D’où ces plébéiens se permettent-ils de me juger ?!

Il s’apprêtait à les insulter quand une douleur terrible l’empêcha de prononcer la moindre parole. Le souffle coupé, ses yeux basculèrent vers son ventre, puis sur son flanc droit. Outre le sang chaud, c’est en découvrant l’angle anormal pris par son bras que la terreur naquit finalement en lui. Einar n’avait pas été mentalement piégé, mais projeté violemment contre l’une des parois. Alors que sa conscience implosait sous l'effet de la douleur, il hurla devant le regard implacable du responsable. Deux pupilles brûlantes d'une colère froide, glaciale. Cette dernière image se grava au plus profond de son être avant que les limbes ne l'emportent.