16 juillet 2069
Comme d’ordinaire, le bordel avait pris ses aises dans le minuscule cagibi où nous nous donnions rendez-vous. Trop absorbé dans son chaos de données, Loki ne se souciait nullement d’ordonner ses paquets de câbles, ses anarchiques montages électroniques ou ses plateaux-repas inachevés, sédimentant sous les cadavres de boissons énergisantes. Heureusement que la ventilation allumée en permanence m’épargnait les odeurs déplorables de cette garçonnière.
Je dansais la gigue entre les branchements périphériques ; une exploratrice 3.0 à la découverte de cet homo informaticus voûté sur son interface, face éclairée par les écrans-glacis.
— Bordel ! pestai-je après m’être cogné le petit orteil dans une tour. Je veux bien que tu sois occupé, mais tu pourrais quand même faire un effort, Loki.
— T’as les registres de la Fourmi ?
Je ne devrais plus m’étonner de ne pas le voir lever la tête à mon arrivée. Loki était ainsi.
J’avais rencontré ce bonhomme aussi brillant qu’inabordable il y a dix ans, lorsque je quittai la ZAD de Rabelais pour m’installer à Blue Lyon, la première mégacité de la Fédération Occidentale. Financée par l’hégémonique Blue Sun, la ville ne manquait évidemment d’aucune ressource : des denrées et des excès au-delà de toute imagination. Mais ce n’était pas pour ses pistes de ski chauffées que j’étais venue ici.
Je ne t’apprendrai rien en te disant qu’entre les ZAD et les Corps, c’est une guerre qui ne dit pas son nom. Une guerre totalement déséquilibrée. Il suffit qu’ils réalisent que tel lopin de terre gracieusement cédé dispose de réserves aquifères saines et nos barricades en bois ne tiennent pas deux jours face aux milices en carbène. Je ne connais qu’un moyen de les faire plier : les dynamiter de l’intérieur.
C’est ainsi qu’en déboulant à Blue Lyon avec mon maigre bagage de l’éducation autodidacte des ZAD, je trouvai le chemin des Ombres. Ces idéalistes acharnés – un peu perchés – guerriers invisibles qui refusaient d’abandonner la lutte en se cachant, comme nous, dans les campagnes. Ils savaient qui était l’Ennemi et nichaient dans son terrier.
Loki constituait un de leurs atouts majeurs : discret, taiseux, mais diablement enflammé ; ce gars était capable de te débiter une diatribe inopinée sur les ravages des super-moteurs à induction entre deux bouchées de sandwich.
J’en suis irrémédiablement tombée amoureuse.
Je lui passai tout ; même cette main négligemment tendue pour réceptionner les logs de la Fourmi. Il ne me regardait même pas lorsque j’obtempérai et s’empressa de glisser la puce magnétique dans son lecteur VS. Son IA perso fit mouliner les datas et compila les anomalies. Le malotru eut le culot de féliciter son paquet de bits pour le boulot – je n’étais pas parano de croire que ses programmes l’intéressaient plus que moi.
— La Fourmi a scanné des trucs utiles ? tentai-je tout de même.
Ah oui, tu ne connais peut-être pas ce surnom… Notre Fourmi, c’était juste un drone B400 – les modèles minis avec embouts sétules capables de se faufiler partout – qu’il avait fallu « camoufler » pour tromper la surveillance de la Canopée. Après plusieurs mois d’acharnement et essais infructueux, le petit espion était enfin parvenu à scanner les intrants et sortants de cette forteresse high-tech que constituait le QG de l’Ennemi.
Et Loki en dévorait le résultat des yeux. Il pivota brusquement vers moi, comme si mon existence se révélait soudain à lui.
— Putain, ouais ! C’est de l’or brut ce qu’on a là ! Et j’ai bien l’intention de te fondre ça en un chef-d’œuvre inoubliable.
Je ne sais pas pour toi, mais moi, ce détail de lui qui restera gravé dans ma mémoire, c’est ce sourire. Ce sourire trop rare qui lui déchirait les joues. Celui qui rayonnait sur son teint maghrébin, délavé par les générations d’immigration. Ce rictus qui plissait ses yeux trop expressifs, deux puits d’abysses dont on soutirait le pire enthousiasme comme la meilleure colère. Loki était comme ça, un volcan de contradictions, bouillonnant de conviction et de sincérité.
Son attention à mon égard se vaporisa en un éclair ; il était déjà retourné devant son écran-glacis. Résignée, je poussai une barquette alu où un univers microbiologique commençait son expansion et m’installai sur le tabouret qu’elle occupait. Le menton soupesé par les paumes, mes yeux analysaient les fichiers que Loki faisait virevolter à toute vitesse. Je n’étais pas aussi calée que lui en réseaux et systèmes, mais suffisamment pour comprendre ce qu’il fabriquait.
— Tu tiens à tenter une intrusion maintenant ? Tu ne veux pas d’abord qu’on se concerte avec le groupe ?
— Pas le temps. Ils ont laissé une faille magnifique. Si je l’exploite pas tout de suite, ils risquent de l’avoir patchée demain, quand ils réaliseront qu’un bot a photographié leur barrière. De toute façon, je jette juste un œil, je ne vais pas me faire repérer. Je suis le meilleur dans le domaine, oui ou non ?
Je lâchai un soupir ostensible. La part vicieuse de mon être mourrait d’envie de le contredire pour dégonfler son melon ; la part honnête se devait d’admettre que je n’avais encore rencontré aucun hacker lui arrivant à la cheville. Le temps que cette réflexion fasse le tour de mon cerveau, ce fou exécutait déjà son programme.
— Rah, fait chier !
L’IA renvoyait un cinglant message d’erreur, un camouflet félon à sa fierté. De mon côté, je me retins d’enfoncer le clou. Je priai avant tout pour que son échec n’ait pas fait capoter des mois de travail minutieux. Et j’avais de quoi m’inquiéter…
Sur l’écran, brillait, scintillait, éclatait ces quelques mots terribles. Des mots simples. Des mots qui ne provenaient d’aucun de ses programmes serviles. Des mots de l’Ennemi.
« Bien tenté. Réessaye dans mille vies, amateur. »
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