29 juillet 2069

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Le métro quittait son tunnel obscur pour s’élancer dans les airs. La lumière noya la rame dans son intensité. Quand mes rétines se furent enfin habituées, je ne pus que m’ébahir du spectacle. Suspendus aux rails, nous surplombions le cœur palpitant de Blue Lyon. Cette architecture pharaonique avait été conçue pour exhiber la splendeur du roi de cette cité : Blue Sun.

Car, au diable les pudeurs de gazelle, il faut bien le nommer : notre ennemi, c’était Blue Sun. Cette mégacorp gargantuesque, qui se gavait de milliards comme des vampires assoiffés de sang, répandait les miasmes de son influence aux quatre coins de la planète, depuis son centre névralgique : la Canopée. Nid de modernité, démesuré et exubérant à l’image d’une société qui ne rougissait pas de sa réussite. Je la haïssais, mais quelque part, j’admirais son exploit.

Blue Sun incarnait le futur, la tête de proue de l’entrée dans ce deuxième millénaire, la plus grande révolution technologique que l’espèce humaine connut depuis l’informatique : l’immortalité.

Immortalité toute relative, bien sûr. On a pu mesurer ô combien la numérisation de la conscience ne tient qu’en un fragile paquet de données, qui peut être effacé aussi simplement qu’on tue d’une balle dans le crâne. Mais cela n’empêchait pas les crédules, les nantis, le monde entier de déverser ses crédits dans le tronc de collecte de la sainte corporation. La vie éternelle ne s’acquérait plus en assiduité à la messe, mais bien en devises sonnantes et trébuchantes.

En matérialisant le paradis sous forme de flux numérique, Blue Sun attisait les espoirs les plus fous… et les dettes les plus abyssales.

Cinquante-six milliards. C’était le montant estimé de la bulle financière créée de toutes pièces, l’ensemble des retards de paiement, échéanciers, intérêts que la société engrangeait sur du vent.

En effet, il suffisait de se rendre dans n’importe quelle paroisse estampillée du soleil azur et votre personnalité, vos souvenirs, votre vie se retrouvaient copiés, prisonniers sur son espace de stockage alloué. Jusqu’à l’extrême-onction ; où ils seraient libérés dans les pâturages verdoyants des terres saintes. Dans son aimable amabilité, Blue Sun permettait à chaque utilisateur de mettre à jour ses données, updater les meilleurs souvenirs ou abandonner les déplaisants…. contre financement. L’abonnement pour se prémunir de l’effacement de son profil était exorbitant : plusieurs milliers de crédits mensuels, un prix fluctuant selon l’âge et le dossier médical de la personne. L’assurance vie au sommet de son art.

Tu t’en doutes, c’était contre cela que notre bande espérait agir, contre cette course insensée du profit. Au prétexte d’offrir une idylle après la mort, Blue Sun dépouillait les gens de leur vivant. Les chiffres étaient bien évidemment tus, mais tout le monde connaissait dans son entourage au moins un cas de suicide d’un pauvre hère à l’orée de la suppression. Incapable de payer davantage de traites, il abrégeait sa vie dans l’espoir d’en démarrer une plus belle. Alors, les yeux brillants d’idéaux, nous voulions remettre la dette à zéro, offrir aux déficitaires l’occasion de souffler un peu.

C’était avec cette idée en tête que j’avalais les kilomètres dans mon transporteur public volant, direction la Canopée. Malgré le dégoût qu’ils m’inspiraient, je persistais à admirer les reflets chatoyants des auvents miroirs. Ce lac scintillant me coupait le souffle à chaque visite.

En quittant la rame, j’avisais un coin discret pour enfiler la cagoule de camouflage fournie par nos complices. Le tissu caméléon épousait à merveille ma peau et reproduisait les traits de l’identité piratée pour tromper la reconnaissance faciale des drones. À mon poignet, le bracelet d’identification volé serait mon sésame d’entrée.

Après la tentative ratée de Loki – heureusement sans autre conséquence que ce message moqueur qui le plongea dans une rage noire – il fallut bien rebondir. Les Ombres suggérèrent de passer au niveau de risque supérieur : l’intrusion directe au sein du complexe pour y placer un saboteur. Le coup se profilait depuis des mois et je fus l’heureuse élue qu’on investit de cette mission de haut vol. Je ne me faisais pas d’illusion : j’étais surtout le rouage le moins essentiel, on pouvait m’envoyer au casse-pipe sans regret. Et j’étais fière de contribuer ainsi à la cause.

Fière et terriblement anxieuse.

Quelques inspirations pour m’insuffler du courage et je me dirigeai vers l’une des nombreuses entrées de la géante. Même si j’adoptais une démarche décontractée pour ne pas attirer l’attention, les battements de mon cœur s’accéléraient à mesure que le portique se rapprochait.

Mon bracelet bipa, le rayon scanna mes données biométriques et on souhaita la bienvenue à mon faux-nom.

Un soupir de soulagement s’évada de la fente de mon masque. Pour des raisons de rentabilité, les contrôles d’entrée étaient délégués aux machines, aisées à tromper. Un avantage que nous n’allions pas bouder.

Le plus facile était fait ; le plus dur restait à venir.

Le couloir s’allongeait sous mes yeux ébahis ; j’y voguai comme dans un navire spatial. Je me sentais étouffer dans l’éclairage tamisé des halos céruléens, aussi attardai-je quelques secondes un œil à travers les ouvertures sur le complexe. Bosquet de cristal surréaliste, le cercle de l’immense forêt bleue, visible par les hublots, cachait l’essence de Blue Sun. Là, où palpitaient ces millions de vies réduites à l’état de données binaires sur des serveurs.

Je me détournai rapidement de ce fleuron ; de ce sinistre cimetière. Il me fallut encore monter de trois niveaux et suivre mon plan optique sur un labyrinthe de corridors avant de parvenir à ma destination. Le bracelet trafiqué m’ouvrit l’accès à un local qui ne payait pas mine : un entassement ronronnant et suffoquant de climatiseurs. Et pourtant, c’était peut-être là leur point faible. Nos investigations nous avaient appris que ces unités refroidissaient la partie pilotage du système sécurité. Une faille à ce niveau et l’effet boule de neige pourrait bien court-circuiter l’ensemble ; rendre vulnérable ce colosse aux pieds d’argile.

J’espérais être ce grain de sable dans ces fiers rouages.

Après m’être assurée des environs déserts, je déclipsai un boitier d’un tour d’épingle, y connectai le moduleur, puis refermai le tout. Loki l’avait programmé avec une commande à distance, afin de déclencher la défaillance à un moment choisi et opportun. Ce sabotage rondement mené hissa en moi les étendards de la victoire…

Qu’un soupir ostensible derrière moi remit instantanément en berne.

— Au risque de me répéter : quel job d’amateurs !

Je ne t’avais pas entendue arriver. Bras croisés, adossée dans l’ombre, quand ton visage s’aventura dans la lumière, il s’ourlait d’un sourire moqueur.

— Un peu d’aide ne vous ferait pas de mal, n’est-ce pas ?

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