Libération et asservissement
En sortant de l’ambassade de Suisse, Flavia s’arrêta un moment pour souffler un coup. Elle avait expédié une corvée, mais il lui en restait d’autres à accomplir. Et il ne subsisterait alors aucun moyen de se défiler comme elle venait de le faire.
Comme à son habitude, quand elle se sentait fléchir, elle se focalisa sur l’enchaînement de tâches simples. Pour commencer, elle regagna la faculté pour assister à son cours de l’après-midi, tentant de se concentrer exagérément sur le sujet d’étude, qui était pourtant ardu. Elle se contraignit à participer pour maintenir son attention occupée en permanence. Ce faisant, elle parvint à contrôler l’anxiété de devoir rencontrer le boss le soir même. Elle parut brillante à l’enseignante et aux autres élèves, car elle maîtrisait une connaissance approfondie de l’ouvrage du jour, Les Perses d’Eschyle, pour avoir travaillé dessus l’année précédente.
Elle ressortit donc du cours rassérénée et affermie dans sa volonté de faire front quoi qu’il en coûte.
Profitant de ce sentiment grisant, elle s’assit sur un des bancs qui permettaient d’attendre dans le hall, et sortit son ordinateur portable pour examiner le fichier que lui avait remis Wetterwald.
Elle constata avec soulagement qu’il s’agissait bel et bien de l’ouvrage dont elle avait besoin, dûment scanné, même si la sincérité de l’homme ne lui laissait aucun doute.
Elle balaya rapidement les pages, qui comportaient les poèmes déjà connus de tous, mais en les parcourant, elle réalisa qu’il y en avait 127 au lieu des 116 recensés officiellement, en plus des commentaires. Cela fit monter en elle un sentiment de triomphe irrépressible, et y cédant, elle se dirigea vers le bureau de Vesari.
Celui-ci recevait, comme à son habitude, les faveurs d’une étudiante qui venait lui présenter une supplique, et Flavia dut patienter une bonne demi-heure dans le couloir, ce qui lui donna le temps de repérer quelques-unes des œuvres inédites du poète.
Catulle y détaillait sa passion à la fois pour sa maîtresse, Lesbie, une femme mariée, et son amant, Juventius, en des termes très explicites.
Alors qu’elle était perdue dans la lecture des vers érotiques, le feu aux joues, la porte s’ouvrit pour laisser passer une jeune fille, non moins émue qu’elle.
Pour être initiée à tous les aspects du plaisir, Flavia devina instantanément la scène qui venait de se dérouler entre le professeur et la jeune fille. Mais elle fronça les sourcils devant le visage marqué par la honte et le dégoût de l’étudiante, fruits le rapport avait dû lui être imposé.
Furieuse à cette idée, la colère qu’elle n’avait jamais réussi à exprimer pour les abus dont elle avait elle-même été victime lui monta enfin aux lèvres.
Elle entra dans le bureau, passant outre les récriminations de la secrétaire, qu’elle fusilla du regard au passage. Cette dernière était au moins la complice passive de son chef.
Elle poussa le battant, qui percuta le mur avec fracas, et ne se souciant pas d’être entendue de la secrétaire, elle put déverser ce qu’elle avait sur le cœur.
Vesari était en train de se recoiffer, admirant l’ondulation naturelle de ses cheveux dans son miroir de poche.
—J’étais venue vous annoncer que j’avais obtenu les carmina supplémentaires, mais je vois que vous avez mieux à faire que parler de latin, lui asséna-t-elle de son ton le plus acerbe.
L’homme se redressa, à la fois éberlué du sous-entendu et vaguement émoustillé par le corps élancé de Flavia qui était parfaitement mis en valeur par la chemisette et le jean moulants. Il rechercha la répartie cinglante qui la remettrait à sa place.
—En si peu de temps ? Permettez-moi d’en douter ! Et ce que je fais ne vous regarde pas ! éructa-t-il.
—Ça ne me regarde peut-être pas mais cela regarde peut-être le droit pénal, vu la détresse des étudiantes qui quittent votre bureau, répliqua-t-elle froidement.
—Je n’aime pas vos paroles, est-ce que vous savez que la diffamation…
—Dire qu’il y a diffamation oblige à démontrer que les allégations sont fausses, et j’ai vraiment hâte de vous voir comment vous pouvez vous justifier. Voulez-vous que je hausse le ton pour que nous en arrivions là ?
—Il suffit ! Donnez-moi votre introduction et votre plan la semaine prochaine, sinon je renoncerai à diriger votre mémoire, rétorqua-t-il en tâchant de baisser la voix.
—Vous l’aurez, mais je ne veux plus voir d’étudiantes dans cet état après vos entrevues, sinon…
Et laissant la phrase en suspens, elle tourna les talons et s’élança dans le couloir.
Flavia était transportée par l’afflux d’adrénaline, mais elle savait qu’elle ne tarderait pas à se repentir de sa bravade, car le travail qu’il lui avait demandé d’effectuer était quasiment irréalisable en un week-end.
Mais le principal était que son courage avait pris le dessus sur l’appréhension, et sa rodomontade servirait peut-être à calmer Vesari quelque temps. Pour la première fois, elle avait la satisfaction d’avoir accompli une action juste, et cela lui procura un sentiment de plénitude inconnu jusqu’alors.
Ce qu’elle ferait le soir venu relèverait du même désir de justice, elle savait qu’elle agissait pour la bonne cause. Il fallait qu’elle le garde à l’esprit, quoi qu’il arrive, ce qu’elle se promit sur le souvenir de ses amants.
Elle se le répéta, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle franchisse le seuil de son appartement. D’un geste délié par sa résolution, Flavia se débarrassa de ses vêtements pour trouver quelque chose de plus approprié à ce qu’on lui demanderait inéluctablement. Les vêtements qu’elle avait achetés pour plaire au capo napolitain retinrent son attention dans un premier temps, mais à qui voulait-elle plaire désormais ? Elle choisit donc délibérément un t-shirt à col haut et une jupe trapèze qui s’arrêtait juste au-dessus du genou, qui constituaient l’ordinaire de sa tenue d’élève modèle. Elle n’y ajouta aucun fard ni autre artifice, nouant simplement ses cheveux en queue de cheval.
Ainsi apprêtée, elle espérait tarir l’imagination perverse du Boss. Après avoir vérifié dans le miroir une dernière fois qu’elle était insignifiante à souhait, elle rejoignit le point de rendez-vous, un peu en avance, comme le faisait toujours. C’était insensé de se conformer à une telle habitude dans un moment pareil, avait-elle donc hâte de rejoindre son ennemi ? se gourmanda-t-elle.
La voiture, une Maserati Granlusso noire aux vitres teintées, attendait déjà sur le trottoir. Flavia se mordit les lèvres, avait-elle été vue, passant par la ruelle au lieu de l’adresse qu’elle avait indiquée ?
Mais elle n’eut pas le luxe de tergiverser car Alteri sortit immédiatement par la portière arrière pour l’inviter à entrer, la saluant d’un mot. Il était aussi charmeur que dans ses souvenirs, en costume croisé bleu marine à pochette de soie, sa chemise laissant entrevoir son torse sculpté dans le bronze le plus pur. Les rares passantes à proximité se retournèrent pour le couver de leur convoitise, se demandant ce qu’il faisait avec cette gamine mal fagotée. Il n’avait pourtant rien de la sublime flamboyance du capo napolitain, il évoquait plutôt la tranquille désinvolture des gravures de mode, pensa Flavia.
Pendant le trajet, il regardait la jeune fille à la dérobée, amusé par son ridicule subterfuge, sachant pertinemment que cela ne découragerait pas le vice de son patron. Elle avait l’air si jeune ainsi, qu’il se demanda s’il aurait des scrupules à la livrer au fauve qui l’attendait, lui qui pourtant ne pouvait être accusé de sensiblerie.
De son côté, Flavia ne laissait pas d’être impressionnée par la prestance d’Alteri, qui ressemblait à un homme d’affaires important, seuls ses bijoux dénotant sur ce tableau de parfait gentleman. Elle s’aperçut qu’elle jouait nerveusement avec la breloque de son sac. Peut-être, avec un peu de chance, serait-ce sa dernière mission, si Marco réussissait à débusquer le repaire du Boss ?
Le véhicule s’immobilisa au bout de ce qui lui sembla une bonne demi-heure, mais cette durée ne lui serait d’aucune utilité car au mouvement de la voiture, ils avaient dû être pris dans une circulation dense, accélérant par moments et ralentissant à d’autres.
Alteri la guida à nouveau dans le spacieux garage, puis dans le labyrinthe de couloirs qui aboutissait à la même porte marquetée. Le Boss, revêtu de son masque blanc, un costume épousant sa silhouette musculeuse, siégeait comme la fois précédente, Maddalena assise à ses pieds, dans la même posture d’adoration. Les deux gardes du corps l’encadraient docilement, ne se tournant une seconde que pour la gratifier d’un regard hostile.
Deux jeunes femmes en robe échancrée, une brune et une blonde accompagnaient deux hommes qu’elle n’avait jamais vus, sur un vaste canapé de cuir en U qui formait un cénacle autour du fauteuil du boss.
Un sofa de velours marron complétait l’ameublement de cet étrange salon, plongé dans la pénombre par la lumière aveugle d’appliques murales de laiton car d’épais rideaux obturaient des pans entiers de murs.
Le masque fit face à Flavia, et si elle ne discerna pas les pupilles, les trous sombres qui en tenaient lieu la couvrirent manifestement de mépris.
— Voilà notre surprenante serveuse, déclara-t-il posément de sa voix profonde. À la voir comme ça, on a du mal à croire que c’est la même qui nous a offert ce joli spectacle avant-hier. Je me demande d’ailleurs si nous ne l’avons pas rêvé.
Il se plongea dans le silence l’espace d’une minute, il paraissait réfléchir à quelque chose, se tenant le menton d’un geste plein de perplexité.
— Brenno, je ne sais pas si on peut se fier à Giorgio et Andrea, ils n’ont aucun point de comparaison avec de vraies femmes, il va falloir que tu la jauges toi-même. Je fais pleinement confiance à ton expertise pour cela, reprit-il sur un ton égal.
Baise-là, Brenno, exigea-t-il sèchement.
— Fort bien, acquiesça ce dernier, et sans attendre, il vint se poster face à Flavia. Celle-ci soupira in petto, cette épreuve lui semblait plus aisée à relever que la précédente.
—Montre-moi ce que tu vaux, lui ordonna-t-il d’une voix qui ne trahissait aucune émotion.
Alteri était certainement séduisant et désirable pour toute autre, mais elle était trop éblouie encore par ses défunts amants pour l’apprécier, elle qui avait contemplé leurs soleils trop longtemps.
Elle ferma les yeux un instant, puis les rouvrit, elle avait décidé qu’elle ferait l’amour à Leandro ce soir. L’assistance disparut, elle était seule avec l’homme qu’elle chérissait désormais. Et en effet, au lieu de l’élégant mafieux, elle ne percevait plus que le colosse aux longs cheveux argentés qui avait fait chavirer son cœur. Son torse puissant, pâle sous sa toison d’un noir profond, se dessina devant elle, et elle y porta ses lèvres à la recherche du toucher velouté qu’elle adorait.
Elle parcourut de sa langue avide les pectoraux, écartant la chemise, la déboutonnant du bout de ses doigts fébriles, faisant glisser à terre la veste de soie, dénudant son buste de statue. Elle passa ses mains sur les larges épaules, appréciant la puissance des trapèzes saillants, jusqu’à la base du cou de taureau.
Un chuchotis rauque lui suggéra de se déshabiller, ce qu’elle fit promptement, dévorée par son propre désir. Puis, elle s’abîma dans les prunelles gris acier du nervi napolitain, et se hissa jusqu’à son visage pour y déposer un baiser passionné qui lui disait tout l’amour qu’elle éprouvait pour lui. La bouche de l’homme s’ouvrit sous la pression, et leurs langues s’entremêlèrent langoureusement, encouragées par une main qui lui saisit fiévreusement la nuque et dénoua ses longs cheveux.
Un poids s’exerça sur elle pour l’allonger sur le sofa, ce qu’elle fit complaisamment, s’offrant entièrement à l’homme qui allait la posséder.
Elle prit elle-même l’initiative d’ouvrir la braguette, agrippant les fesses râblées pour plaquer le membre qui menaçait de faire craquer le caleçon contre son entrejambe. Elle entretint l’érection en ondulant savamment contre elle, poussant l’excitation de l’homme à son paroxysme, si bien qu’il se débarrassa d’un geste frénétique de son pantalon et de son sous-vêtement.
—Chut, nous avons toute la nuit, murmura-t-elle à son oreille accablant la peau duveteuse de suçons légers et de subtiles morsures.
—Tu veux me rendre fou ? Écarte les cuisses, je ne veux plus attendre, rétorqua une voix enrouée.
Il n’avait nul besoin de sonder de ses doigts l’intimité de la jeune fille pour deviner l’embrasement ruisselant de son bas-ventre, et en effet, son sexe perçut bientôt le contact inondé de son orifice, qui s’entrouvrait déjà pour accueillir le membre. Flavia reconnut la taille imposante du membre, se pâmant par avance de le sentir entièrement en elle.
— Ce que tu es étroite… se délecta l’homme en s’insérant progressivement dans l’hospitalité humide de la jeune fille. Celle-ci cambra les reins pour se hisser vers l’abdomen en tablettes de chocolat qui guidait l’énorme phallus en elle.
— C’est à ton tour d’être patiente, petite chatte gourmande, lui intima-t-il, en tentant de redevenir maître de lui-même car il aspirait lui aussi à se sentir absorbé par cette douceur moite.
À dessein, il esquissa un lent mouvement de va-et-vient en restant à l’orée de la fente, plongeant Flavia dans un délicieux tourment. De son côté, elle s’agrippait de toutes ses forces aux larges épaules, y enfonçant ses ongles pour l’inciter à plonger en elle de toute son ampleur.
Elle râla de contentement quand il le fit enfin, et le retint un moment contre elle pour en savourer le succulent volume.
—Arrête, je vais jouir, dit-il en se retirant d’un coup sec.
Il s’abattit sur elle, haletant, tentant d’apaiser les spasmes intenses qui secouaient son membre.
Il resta sur elle de longues minutes, ses doigts enlacés dans ceux de sa partenaire, essayant de retrouver son souffle : « Je vais me calmer, et ensuite, je te reprendrai », lui annonça-t-il d’une voix sourde.
L’ardeur de la jeune fille atteignait des sommets qu’il n’avait jamais connus, et elle lui communiquait une ferveur qui le submergeait totalement. Son esprit était obnubilé par l’envie de se perdre en elle et d’y rester lové, étreint par l’amour qu’il sentait transpirer de chacun de ses pores.
Enfin, il fut de nouveau en état de se contrôler, mais cela ne dura que le temps de la pénétrer, ses sens furent immédiatement enivrés par l’incendie qui consumait Flavia.
L’homme poussa une plainte gutturale. Sa semence se répandit en saccades libératrices au plus profond de la jeune fille, qui était toujours en transe sous lui.
Cependant, il continua de la serrer longuement dans ses bras avant de se détacher, émergeant de son extase. Ses yeux se portèrent alors sur ceux de sopn amante, qui le dévisageaient de leurs prunelles vides.
Elle semblait le regarder, mais elle ne le voyait pas, son regard se portait vers quelque chose au-delà de lui-même, un souvenir qu’elle vénérait, et qui la faisait vibrer. Sa déconvenue le tira violemment de son rêve éveillé. Il aperçut alors les meurtrissures qui soulignaient la poitrine et le sexe de la jeune fille. Quelles terribles épreuves avait-elle dû traverser pour être marquée de la sorte ?
Il caressa la joue veloutée, y déposa un baiser et lui glissa à l’oreille :
— Réveille-toi, Carla, nous ne sommes pas seuls.
Les paupières de Flavia furent agitées d’un tressaillement, elle était rappelée à la réalité. Elle remarqua enfin la petite assemblée qui l’entourait, interloquée par ce à quoi elle venait d’assister.
De son côté, le beau visage d’Alteri la considérait gravement, son indifférence et son cynisme s’étaient envolés.
Une voix désagréable se fraya jusqu’à ses tympans assourdis.
—Alors ?
Alteri ne savait quelle réponse donner au Boss, étourdi par l’expérience inédite qu’il avait vécue. Les mots ne lui venaient pas, comment caractériser le déferlement de sensations qui l’avait emporté ?
—C’était à la fois délicieux, addictif, et incroyablement intense, finit-il par avouer à contrecœur, se doutant des conséquences qu’auraient ses paroles sur l’avenir de Flavia.
— Très bien. Nous avons effectivement tous pu observer l’effet qu’elle t’a fait.
Toi, viens ici, commanda-t-il en s’adressant cette fois à elle.
Celle-ci se releva d’un coude, pour se traîner jusqu’à l’homme masqué, la tête toujours embrumée.
— Tu as entendu ? Ton talent a été officiellement reconnu, il va donc falloir que je te trouve une utilité. Mais, comme tu vois, j’ai déjà une maîtresse magnifique, tu comprends bien que tu ne peux rivaliser avec elle… Je n’ai de goût que pour les vraies femmes, avec de vraies formes, et je ne pourrai jamais me satisfaire de ton corps frêle.
Il marqua un arrêt dans son discours, et semblant sourire derrière son masque, il ajouta :
— Cependant, je n’ai plus d’animal domestique. Tu vas donc prendre la place d’une petite chienne que j’ai perdue et que j’affectionnais. Quand tu viendras ici, tu seras ma chienne et pour le montrer à tous, tu porteras son collier, sans jamais l’enlever. Giorgio, va me chercher le collier de Luna.
Sur l’ordre de son patron, le garde du corps sortit, un rictus malveillant sur les lèvres.
— Agenouille-toi, reprit-il à l’intention de Flavia, tu demeureras en permanence ainsi, quand je te convoquerai. Nue, car une chienne ne porte pas de vêtements. Je vais réfléchir afin de décider à quoi t’employer.
L’homme de main revint, remettant au Boss une lanière de cuir noir clouté qu’il ceignit autour du cou de Flavia.
—Je veux que tu le portes tout le temps, quelle que soit l’occasion, pour que tu te souviennes en toutes circonstances que tu es ma chienne, rappela-t-il d’un ton tout à fait sérieux, avant de faire un geste pour la congédier.
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