Une soirée de Noël pas comme les autres
Pour Jan,
en souvenir d'une promenade nocture magique dans la forêt de Killarney...
Les gouttes s'écrasaient lourdement, de plus en plus volumineuses, pour le grand malheur des essuie-glaces débordés qui ne servaient plus qu'à rythmer l'orage de leur va-et-vient monotone. De toute façon les phares ne pouvaient traverser que quelques centimètres des véritables murs d'eau se déversant sur la petite route, et seuls quelques brefs éclairs illuminaient cette nuit aussi épaisse qu'un porridge trop cuit. En temps normal, Jan aurait apprécié la beauté sauvage de cet orage. Elle aimait la pluie forte qui nettoie l'air, remplit les torrents d'un rire cristallin et anime les collines ; elle aimait la foudre qui zèbre le ciel et éclaire la nuit d'une aura magique ; quand la nature courroucée étale son pouvoir, comme un défi aux hommes... à condition d'assister à ce spectacle au sec et au chaud depuis la fenêtre d'un vieux pub, en se laissant enivrer par l'atmosphère de musique et de rires. "De l'eau pour la Terre et de la Guinness pour les hommes", telle devait être assurément la devise de tout bon Irlandais.
Jan Power, directrice des archives nationales depuis maintenant cinq ans, Irlandaise pure souche fière de son pays adhérait en tout point à cette devise... néanmoins un peu sexiste à son goût : les femmes aussi aiment la Guinness ! A quarante-cinq ans, elle faisait partie de ces femmes sûres d'elles-mêmes, émancipées et fières, célibataires endurcies et heureuses de l'être. Elle s'investissait depuis des années dans l'association féministe IWE ("Irish Women Empowerment"), était en outre pratiquante de yoga et végétarienne militante. Sa grande force de caractère lui avait permis de conserver ses positions et ses habitudes aussi précieusement qu'elle conservait, elle, ses chères archives.
Mais ces habitudes, ce caractère, de même que les grandes lunettes rondes qui lui donnaient un air profond et intellectuel - et lui avaient valu chez ses collègue le surnom de "la chouette" - n'étaient en fait qu'autant de boucliers destinés à protéger un cœur tendre et fragile de poétesse amoureuse de son Irlande natale. Jan aimait son pays plus que tout, et tout particulièrement cette région du Kerry où elle passait régulièrement les fêtes de Noël chez son frère. Cependant aujourd'hui l'orage l'avait surprise sur la route difficile qui devait la ramener à Dublin où elle avait été rappelée d'urgence.
L'année avait été bien difficile, avec la mise en place d'un nouveau système informatique de saisie rapide, de tri et d'analyse perfectionnée des archives. Il avait fallu batailler dur : avec les informaticiens d'abord, qui s'intéressaient plus aux performances de leurs nouvelles machines qu'aux réels besoins du centre, mais surtout avec les chercheurs des quatre coins d'Irlande qui s'étaient jetés sur le centre des archives nouvellement informatisé comme la misère sur le pauvre monde, espérant profiter enfin de cette technologie pour expérimenter telle ou telle de leurs théories sur l'expansion du commerce des fraises dans le Donegal ou la consommation de Guinness par tranche d'âge en juillet 1834. Après force combats Jan avait réussi à décrocher une petite semaine de vacances pour réveillonner en famille, et deux jours plus tôt elle avait confié les clefs de son bureau à son second, P. O'Leary, avant de prendre le premier train pour Cork. Hélas ce repos avait été de courte durée...
La maison de son frère était en réalité la maison de leurs parents, où ils avaient grandi, et à sa connaissance (elle avait vérifié dans les archives !) avait toujours été dans la famille Power. Elle aimait l'ambiance chaude et feutrée de ces murs de pierre épais et massifs qui conservaient si bien la chaleur de la cheminée majestueuse. Certes la maison était petite pour les normes actuelles, plus petite en réalité il faut bien le reconnaître que son appartement à Dublin, mais elle s'y sentait davantage chez elle, et enviait souvent son frère d'avoir eu la possibilité de s'installer ici au décès de ses parents. Dans les archives elle avait pu remonter jusqu'à la construction de la maison, en 1534, date fièrement gravée au dessus de la porte d'entrée, à côté du blason de la famille, composé d'un un cerf et d'une chouette.
Jan et son frère étaient déjà à table autour d'un gratin d'asperges aux marrons, un menu végétarien de luxe qu'elle avait mis une bonne heure à préparer, lorsque le téléphone avait interrompu leur repas. Au bout du fil, P. O'Leary, affolé, lui avait expliqué la situation très inhabituelle qui dépassait ses compétences et nécessitait le retour au plus vite de la directrice. La reine d'Angleterre, en visite diplomatique à Dublin, avait exprimé son désir de pouvoir consulter le fond ancien des archives, qui contenait les plus vieux manuscrits et parchemins irlandais, d'une valeur inestimable, conservés dans des atmosphères inertes, à température et taux d'humidité contrôlés. Cette visite, prévue pour le lendemain, imposait une organisation rapide de moyens de sécurité qui dépassaient de loin les habitudes des archives nationales, et que le gouvernement irlandais avait donc confiée à l'armée. Jan se voyait dans l'obligation de rentrer d'urgence à Dublin pour coordonner l'ensemble, et recevoir officiellement la reine.
"Une visite royale le jour de Noël... On aura tout vu" pensa-t-elle en raccrochant, de mauvaise humeur. "Bah, je pourrai peut être lui glisser un mot sur l'égalité des genres !". Pour accélérer son retour, l'armée avait déjà dépêché une voiture de fonction. Elle était arrivée juste après le coup de téléphone, ne laissant à Jan que le temps de rassembler ses affaires... sans même pouvoir goûter à son gratin d'asperges aux marrons. C'est ainsi qu'en ce 24 décembre au soir un colonel mal boutonné et peu bavard (sans doute mécontent d'avoir été, lui aussi, dérangé en plein réveillon) la conduisait depuis trois bonnes heures sous un orage qui semblait suivre leur chemin...
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