Voyage inattendu vers un souvenir oublié

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C'est un éclair puissant qui permit à Jan d'apercevoir pendant une fraction de seconde un cerf immense qui traversait la voie sous le déluge, juste devant la voiture. Cette image la frappa, comme si le temps s'était immobilisé. Vision de puissance, de grandeur de ce maître des bois de taille impressionnante. Majesté de l'animal surveillant son territoire. La lumière de l'éclair teinte d'or son pelage détrempé et donne à ses yeux une profondeur énigmatique... Des yeux qui regardent Jan... La vision cessa net. Il y eut un crissement de frein lorsque le conducteur tenta d'éviter le cerf, mais la voiture glissa sur l'eau abondante inondant la chaussée, et atterrit violemment dans le fossé. Jan perdit connaissance.

Quand elle reprit conscience la pluie avait presque cessé, l'orage s'était éloigné, mais la nuit était toujours aussi noire et profonde. La voiture gisait, retournée sur le côté, en partie dans le fossé. Elle appela. Personne. Puis elle retrouva à tâtons son sac et réussit péniblement à en extraire une lampe de poche. Elle l'alluma et la première chose qu'elle vit, dehors, fût le grand cerf qui la regardait. Sur la vitre humide se superposaient l'image majestueuse de ce maître des bois et le reflet du visage rond et ferme de Jan aux yeux larges et profonds comme ceux d'une chouette, fascinante évocation du blason familial. Pendant une éternelle seconde ils restèrent immobiles, comme hypnotisés par cet assemblage parfait, perdus chacun dans le regard de l'autre. Puis le cerf s'éloigna brusquement, l'image s'envola et Jan retrouva ses esprits. Eclairant enfin l'intérieur de la voiture, elle trouva le corps inanimé du colonel, qui avait apparemment jugé inutile, vu son grade, de mettre sa ceinture de sécurité.

D'abord retrouver son calme... rien de plus facile pour une yogi aguerrie. Suivre sa respiration. J'inspire et j'ai conscience de mon inspiration, j'expire et j'ai conscience de mon expiration. Ma respiration est en harmonie avec les battements de mon cœur, qui ralentissent, qui ralentissent et se calment. J'observe le flux de mes pensées sans qu'elles puissent perturber mon harmonie intérieure. Pause. Définir les priorités. Jan examina son conducteur : il était inconscient mais respirait régulièrement, sa tête semblait avoir heurté la vitre et présentait une superbe bosse... il s'en sortirait sans doute sans trop de problèmes. Néanmoins il était urgent de prévenir les secours. Hélas ils avaient dépassé la ville de Killarney depuis vingt bonnes minutes déjà, et ces petites routes étaient très peu utilisées, surtout un soir de réveillon. Il ne semblait pas y avoir de maison ou de téléphone aux alentours. Presque résolue à marcher une bonne partie de la nuit pour trouver âme qui vive, Jan fut particulièrement surprise d'apercevoir bientôt une lumière au loin, et s'extirpa de la voiture pour la rejoindre.

Jan n'aurait pas su dire depuis combien de temps elle courrait derrière cette étrange lumière dansante qui refusait de s'arrêter malgré ses appels. Elle avait depuis longtemps quitté la route, et se trouvait maintenant sur un sentier en forêt. Heureusement la pluie avait cessé et le ciel commençait maintenant à se dégager (phénomène rare en cette région), laissant échapper par endroits des fragments de nuit étoilée. Si elle avait levé les yeux pour les observer, Jan aurait peut-être remarqué que ces étoiles étaient plus brillantes que d'habitude. Mais elle avait d'autres soucis en tête, elle était maintenant irrémédiablement égarée, et n'avait d'autre choix que de se dépêcher de rejoindre cette lanterne fuyante.

Soudain, la lumière disparut aussi mystérieusement qu'elle était venue. Jan, perdue et sans autre point de repère que le sentier où elle courrait, continua d'avancer un moment sans la retrouver, et la pluie se remit à tomber avec force, comme si les dieux de la météorologie voulaient encore ajouter à ses malheurs. Trempée et dégoulinante, épuisée, essoufflée, désespérée, Jan aperçut avec soulagement une grotte à quelques pas de la forêt et s'y engouffra. Elle était prête à éclater en sanglots, plus d'ailleurs parce qu'on s'était joué d'elle que pour la triste réalité de sa situation. Elle s'en souviendrait de ce réveillon...

Etrangement, maintenant qu'elle était dans cette grotte, elle n'avait plus l'impression d'être perdue. Peu à peu s'installait un sentiment de confiance, de déjà vu, comme si elle connaissait ce lieu, cette grotte salvatrice généreusement ouverte pour la protéger de la pluie et du froid. Des souvenirs lointains et imprécis lui revenaient, comme dans un brouillard diffus, sans qu'elle puisse vraiment les saisir. Sa mémoire semblait lui fredonner quelque chose. Son instinct chuchotait dans le silence. Il lui semblait toucher du doigt une vérité essentielle, vitale, mais hélas encore inaccessible malgré tous ses efforts. Encouragée par ces nouvelles sensations, Jan se hasarda à suivre à tâtons la paroi de la grotte, désagréablement humide et même un peu visqueuse ; et s'enfonça plus en avant dans l'ombre de ce qui semblait être une véritable galerie. Continuant ainsi dans le noir, elle sentait la mousse sous ses doigts, et quelques toiles d'araignée devant elle se collaient à son visage pour son plus grand effroi. Pourtant en même temps ces sensations appelaient des souvenirs de sensations semblables, toujours imprécis et flous. Quelle frustration de n'y voir goutte ! Bientôt une lumière se dessina au loin...

Jan déboucha dans une clairière étrangement éclairée par un soleil chaleureux posé sur un ciel sans nuage, sans commune mesure avec le ciel d'orage qui l'avait poursuivi jusqu'à la grotte. Elle n'avait pourtant pas l'impression d'avoir marché toute la nuit dans ce tunnel... D'ailleurs ce n'était pas la seule anomalie, tout ici était bizarre, inattendu, un peu magique : la végétation était luxuriante et fleurie comme au printemps, l'air était léger et il régnait une atmosphère de joie et de sérénité, un peu comme dans certains rêves. Et au plus profond de ses souvenirs oubliés, Jan retrouva également cette sensation de bien-être, comme l'âme de ce lieu gravée au fond de sa mémoire, recouvert du cours d'une vie... L'ordinaire sait si bien faire disparaître progressivement les sensations que nous croyons inoubliables...

Comme une bulle d'air crevant la surface, le souvenir revint. Septembre 1992. Killamey National Park. Elle y avait mené, avec un groupe de volontaires, une fière bataille contre les rhododendron ponticum, fléau végétal qui envahissait le parc et menaçait tout l'écosystème. Comment avait-elle pu oublier la promenade magique nocturne au cœur de la forêt que leur avait offert les organisateurs du chantier ? Jan était effectivement passée par cette galerie humide et pleine d'araignées, et elle reconnaissait maintenant la clairière. De nouveau sous le charme de l'atmosphère particulière du lieu, retrouvant ces souvenirs et presque rajeunie d'autant, elle sentit la tension de toutes ces années l'abandonner doucement, les responsabilités se dissoudre, les pressions sociales disparaître, et se retrouva aussi légère qu'un rêve. Elle put alors rire simplement, de bon cœur, comme cela ne lui était pas arrivé depuis fort longtemps...

Guidée par ses souvenirs elle reprit la promenade nocturne féerique qu'elle avait vécu naguère... à moins que ce ne fût en rêve ? Elle retrouva sans difficulté le bois aux fées où chatoient les lumières sur les feuilles légères des arbres toujours jeunes dans les branches desquels un vent malin vient jouer et chanter le bonheur de la terre et du ciel ; elle passa le cimetière des cerfs, lieu sacré où tous viennent lors de leur crépuscule et où rayonnent les os blancs et éclatants, purifiés par la lumière ; elle longea la côte du lac et le golfe des sirènes, dont la falaise secrète sculptée avec amour par la pluie et le vent renferme mille cavernes et mille êtres étranges. Continuant son chemin elle arriva enfin près du cercle de pierres, lieu magique s'il en est, dressé pour protéger les familles forestières des envahisseurs celtes et protégée depuis par l'âme de leurs morts. Ici, des années plus tôt, ils avaient ressenti plus encore qu'ailleurs le pouvoir tellurique de cette belle forêt. Ou bien était-ce en rêve ?

En tout cas en ce jour le lieu n'était pas désert : il y avait là, au centre du cercle de pierres, un grand cerf et un Leprechaun. C'était bien sûr le premier Leprechaun bien vivant que rencontrait Jan, en tout cas à jeun ! Il correspondait exactement à la description usuelle : un petit gnome barbu vêtu de vert, avec un chapeau farfelu et des bottes de même couleur. Or la présence de ce personnage étrange semblait presque naturelle en ce lieu magique. En s'approchant à couvert, Jan pu remarquer qu'il portait une lanterne. Elle l'entendit également converser avec le cerf :

"... entrée dans la caverne, elle est en sécurité maintenant, et nous pouvons comme prévu l'emmener en Avalon : la Dame du Lac aura bientôt de nouveau ses sept Pouvoirs."

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