Chapitre 5
Ace se réveilla le visage maculé de larmes. Un cri s'étrangla dans sa gorge, le faisant tousser. Il n'arrivait plus à reprendre son souffle. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, le jeune homme haletait. Ses yeux étaient grands ouverts, pourtant il ne voyait rien ; il était désorienté, perdu dans le noir complet. Une sensation de pesanteur lui vrillait l'estomac, il se sentait tomber. Il tâtonna autour de lui, toujours en pleurs, à la recherche de quelque chose à quoi se raccrocher. Lorsqu'enfin, sa conscience surgit, il se rappela où il était. Sous ses doigts, les draps de son lit étaient trempés. Il transpirait par tous les pores de la peau. Il repoussa d'un coup de pied rageur la couverture qui lui donnait froid plutôt que de le réchauffer et se recroquevilla sur lui-même.
Il avait arrêté de compter les nuits où il se réveillait dans cet état quand il était enfant. Un enfant brisé. Son père accourait dans la chambre, alerté par les cris atroces de son fils et tentait par tous les moyens de le calmer. Bien souvent, il n'y avait rien à faire : il fallait attendre qu'Ace s'endorme à nouveau dans ses bras, terrassé par la fatigue et la douleur. En grandissant, il était parvenu à contrôler ses mauvais rêves, et ne se réveillait plus de terreur. Son père pensait à tort qu'Ace ne rêvait plus de sa mère.
« Le temps guérit toutes les blessures ». Ace n'y croyait plus. Il lui arrivait encore de rêver de sa mère qui lui offrait ses bras tendus, un sourire aux lèvres, pour qu'il s'y blottisse et qu'elle le cajole pendant des heures. Parfois, il rêvait de la dernière fois qu'il l'avait vue. Son visage pâle était marqué, son corps reposant dans un cercueil. Il aurait voulu croire qu'elle ne faisait que dormir et qu'elle allait se réveiller d'une seconde à l'autre. Mais la maladie avait ravagé son corps.
Ace avait été particulièrement touché par son décès, bien plus que sa jeune sœur, Cassie. Il avait toujours été proche de sa mère, elle seule l'acceptait comme il était. Elle avait toujours pardonné ses bêtises. Elle le prenait dans ses bras, lui chuchotait qu'elle l'aimerait pour toujours, quoi qu'il fasse, quoi qu'il devienne. Il adorait se laisser aller tout contre sa poitrine pour respirer son parfum qui l'apaisait.
Il ne passait pas un jour sans qu'Isabella ne sourît. Elle était la joie de vivre incarnée, même dans les derniers moments de sa vie, à l'hôpital. Ace pouvait encore entendre le bruit ininterrompu des machines reliées à son corps, revoir le tuyau qui lui permettait de respirer, une aiguille piquée dans son bras.
Et même si Ace n’arrivait plus à se rappeler de son rire, il lui arrivait de l'entendre quelquefois chuchoter à son oreille.
Ses larmes finirent par se tarir et son corps cessa d'être secoué de sanglots. Il n'avait plus la force de pleurer, il était épuisé. Il sombra dans un sommeil lourd, dépourvu de rêves, qui lui permit de s'échapper de la réalité.
XXX
Ses amis comprirent tout de suite qu'Ace n'était pas au meilleur de sa forme lorsqu'il les rejoignit devant la faculté. Même sa cigarette du matin n'arriva pas à le détendre un tant soit peu. Qui plus est, c'était aujourd'hui qu'il ferait connaissance de son binôme.
Abby leur annonça qu'elle travaillerait avec un certain Morgan. D'après les rumeurs qui couraient, il était « charmant, riche et hétéro » comme elle le souligna très bien, en leur faisant un clin d'œil des plus explicites. Ace était ravi pour elle : au moins une qui allait peut-être s'amuser.
Ils se rendirent à la bibliothèque et rejoignirent le groupe d'étudiants amassés à l'entrée. Chacun essayait de deviner qui était son binôme en regardant à la ronde. Ace essaya lui aussi mais même avec l'aide d'Abby, il n'y arriva pas.
Mr Johnson arriva et les invita à entrer avant de répartir les étudiants en petits groupes et de les disperser dans la salle.
— Bien, Mr. Cruz, votre partenaire est Mr. Scott. Tyler Scott !
Le professeur réitéra son appel un peu plus fort. Une vois s'éleva vers sa gauche.
— J'arrive, Mr. Johnson !
Une tête blonde se fraya un chemin parmi les étudiants agglutinés pour venir à leur rencontre, le sourire aux lèvres. Ace dévisagea sans vergogne le jeune homme qui se présentait devant lui. Il manqua d'éclater de rire. Il était l'archétype du gosse de riches : chemise blanche d'une marque de luxe, pantalon couleur bronze et mocassins, auxquels venait bien entendu s'ajouter une montre en cuir horriblement chère. Ç'en était ridicule.
— Excusez-moi, j'étais en train de finir ma cigarette. Vous savez ce que c'est : les hommes sont esclaves de leurs péchés ! s'exclama-t-il d'une voix chaleureuse.
Il passa une main dans ses cheveux lisses et lança un clin d'œil au professeur. En soupirant, ce dernier fit les présentations.
— Mr Scott, voici votre collègue, Mr. Cruz avec qui vous êtes en binôme pour ce projet. Tyler, ajouta-t-il d'une voix plus ferme, je compte sur vous pour prendre exemple sur votre camarade et mettez-y du vôtre.
— Mais pour qui me prenez-vous enfin, Mr. Johnson ? fit semblant de s'offusquer le blond. Je suis sûr que nous allons tout déchirer.
Mr. Johnson soupira en secouant la tête.
— Je vous laisse faire connaissance, j'ai d'autres groupes à constituer.
Il tourna les talons et appela le prochain groupe. Tyler tendit sa main.
— Enchanté de faire ta connaissance, Ace. Cruz, c'est un nom espagnol, non ?
Ace leva un sourcil devant la main pâle. Cela faisait à peine deux minutes qu'ils s'étaient rencontrés et déjà, sa façon de faire ne lui plaisait pas. Il croisa le regard d'Abby derrière Tyler. La jeune femme s'éventa de la main avant de désigner de la tête le garçon qu'elle suivait. Ace leva les yeux au ciel puis s'assit à une table. Tyler jeta un coup d'œil derrière lui, perplexe.
— Hm... Tu sais, sachant qu'on risque de passer pas mal de temps ensemble, peut-être faudrait-il apprendre à se connaître un peu. Ou pas..., ajouta-il quand il croisa le regard assassin de son binôme.
— On n'a pas besoin de se connaître, on est juste ici pour bosser ensemble sur un projet stupide, point barre.
Tyler siffla en levant les mains.
— Ça va, j'ai compris ! T'es du genre homme des cavernes, message reçu. Eh bien moi, j'adore rencontrer de nouvelles personnes, donc je vais faire la conversation pour deux.
Il se laissa tomber sur la chaise.
— Je m'appelle Tyler Scott, j'ai vingt-quatre ans et je suis en troisième année, mais ça, tu dois déjà le savoir. Mon nom de famille te dit peut-être quelque chose et c'est normal, mon père est chirurgien dans un hôpital de renom à Manhattan et ma mère est... disons, femme d'affaires. Je suis...
— Je t'ai pas demandé ton pedigree et je me contrefous du métier de tes géniteurs, alors ferme-la, coupa Ace d'une voix cinglante.
Dans le top cinq des choses qu'Ace détestait par-dessus tout, les vaniteux occupaient la première place. Ils jetaient à la face du monde leur réussite et se moquaient bien de savoir s'ils blessaient les gens. Le jeune homme n'était pas du genre jaloux mais ce n'était pas une raison pour que ce blanc-bec parle de lui pendant toute l'après-midi. Il avait bien compris qu'il était né avec une cuillère en or dans la bouche, pas besoin de l'écouter le lui expliquer pendant trois heures.
Tyler resta bouche bée, coupé dans son élan.
— Eh bien comme ça, on sait à quoi s'attendre avec toi.
— C'est ça. Maintenant, sors tes affaires.
Tyler passa une main dans ses cheveux.
— C'est que, vu qu'on n'a pas cours, je n'ai pas pris de quoi travailler. Mais on a ton ordinateur, alors tout va bien !
Le sang d'Ace commençait à s'échauffer. Il passa une main sur son visage.
— Qu'on soit bien clair : c'est la première et la dernière fois que tu oublies tes affaires.
— À vos ordres, chef ! s'écria Tyler, en mimant le salut militaire.
— Ça t'arrive d'être sérieux ? soupira Ace.
— Rarement. Je me souviens d'une fois, avec mon pote Morgan, on était chez moi et on jouait à la console et alors que...
— Je m'en moque !
Tyler éclata de rire.
— Relax, faut pas s'énerver comme ça, c'est mauvais pour ta tension.
Le brun crut qu'il allait s'arracher les cheveux. La collaboration allait s'avérer longue et pénible.
— Vu qu'on est libre de choisir le thème pour notre projet, j'ai choisi le domaine du droit pénal, reprit Ace.
— Le pénal ? Je t'ai dit que je voulais devenir avocat fiscaliste ? Non, parce que vois-tu, lorsque j'étais gosse, un ami dont les parents étaient dans la finance... Oh ça va, un peu d'humour ! s'interrompit Tyler. Moi tout me va, du moment que ce n'est pas du droit international, je ne suis pas trop fort dans ce domaine.
— Pas sûr que le droit international soit la raison de ton redoublement, murmura Ace.
— Merci, ça fait plaisir ! Tout ça parce que j'ai redoublé une toute petite année de rien du tout. En plus, tu ne connais même pas la raison !
Ace ouvrit la bouche pour répondre mais Tyler devança :
— Je m'en moque !
Le blond s'esclaffa devant le regard meurtrier de son camarade.
— Tu vois, malgré toi, je commence à te connaître.
Tyler lui fit un clin d’œil, posa son bras sur le dossier de sa chaise tandis qu'il enfouissait sa main dans sa chevelure blonde. Ils reprirent leur place dans un mouvement fluide et une mèche s'égara dans ses yeux d'un bleu clair qui le scrutèrent. Le blondinet lui adressa un sourire. Mal à l'aise, Ace détourna le regard.
— Et donc, je pourrais avoir la réponse à ma question ?
— Quelle question ?
— Tu as des origines espagnoles ?
— Si je te le dis, tu te mettras enfin à travailler ?
— Peut-être.
Le sourire de Tyler s'élargit. Il se pencha en avant, pendu aux lèvres d'Ace.
— Oui.
— J'en étais sûr !
Ace soupira. Il désigna son ordinateur pour signifier qu'ils devaient se mettre au boulot. Mais Tyler ne respecta pas vraiment sa promesse et il continua à parler de tout et de rien, dans l'espoir d'arracher de nouvelles informations sur son camarade.
Lorsque l'après-midi céda peu à peu sa place à la soirée, Mr. Jonhson mit fin à la première rencontre. Il informa les étudiants qu'ils avaient rendez-vous le mardi suivant pour rencontrer leur professeur référant et qu'ils devraient communiquer leur sujet, puis, il les libéra.
Tyler observa Ace ranger ses affaires.
— Je propose qu'on se revoit demain après les cours pour continuer.
Ace leva la tête. Il avait pensé qu'il devrait forcer Mr. Parfait à travailler, et non l'inverse.
— OK, hésita-t-il, mais je ne pourrai pas rester longtemps.
— Pourquoi ?
— On se voit jeudi à six heures.
Tyler sourit.
— Donne-moi ton numéro pour que je t'envoie une adresse sympa où on pourra travailler. C'est un bar pas loin de la fac. Je sais pas toi, mais le silence d'ici m'angoisse.
Ace rechignait à s'exécuter mais le fit quand même.
— Salut, lança-t-il une fois son téléphone récupéré.
Il avait hâte de quitter son casse-pieds de binôme.
— Attends !
Ace se mordit la lèvre et se retourna.
— Quoi ?
— Puisque maintenant nous sommes officiellement camarades, accepterais-tu de me serrer la main pour sceller notre collaboration ?
Ace fronça les sourcils. Ce type ne lâchait jamais l'affaire. Il lorgna la main tendue du blondinet avant de lever les yeux sur sa gueule d'ange. Il s'aperçut alors à quel point ses yeux étaient bleus. Semblables à deux miroirs d'eau, Ace pouvait y voir son reflet. Il se sentait attiré, comme s'il était emprisonné dans ces deux morceaux de glace.
Il lui serra la main. Il ne s'attendait pas à ce que la peau de Tyler soit aussi chaude. Elle était aussi très douce, à l'image des longs doigts de Vanessa quand elle caressait son torse dénudé.
Ace cligna plusieurs fois des yeux et prit conscience alors qu'il serrait encore la main de Tyler dans la sienne. Il la lâcha et leva les yeux. Il remarqua que Tyler était plus grand que lui, il devait presque lever la tête pour le regarder quand ils étaient aussi proches. Ace ne put soutenir ce regard qui semblait vouloir lire au plus profond de lui. Il esquissa un sourire crispé et sortit de la bibliothèque. Un semblant de mal de crâne commençait à poindre à cause de la fatigue. Il ne prit pas le temps de saluer ses amis, il devait se dépêcher de rentrer chez lui avant d'aller au travail.
Mais au fond, il savait que la véritable raison de son empressement à quitter les lieux était un jeune homme aux cheveux blonds comme le blé et au regard azur.
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