Chapitre 18

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Ace essuya la sueur qui perlait son front d'un revers de bras. Il avait chaud, il commençait à s'épuiser et ne rêvait que de la fin de son service. Mais il savait que la soirée venait à peine de commencer pour tous ceux qui affluaient dans la discothèque, et par extension, la sienne également.

Les clients semblaient s'être donnés rendez-vous pour rendre la nuit plus éprouvante qu'elle n'était déjà : la sécurité avait déjà dû mettre dehors deux types qui s'étaient battus.

Ace servit un groupe de jeunes femmes déjà bien alcoolisées, ignora copieusement les paires d'yeux qui le mangèrent du regard et repartit, son plateau vide à la main.

Dean lui avait demandé quelques jours plus tôt s'il pouvait prendre sa place ce soir. L'Espagnol avait accepté, ravi de pouvoir payer sa dette aussi vite. Peut-être aurait-il dû y réfléchir plus longuement.

Apercevant son patron, il tenta de le rejoindre en slalomant entre les corps dansants.

— Je prends ma pause.

— OK. Après, tu prendras la place de Rose au carré VIP.

L'Espagnol sortit par la porte de service de la réserve pour se retrouver dans l'arrière-cour. L'air frais de novembre lui gifla le visage mais il l’accueillit avec reconnaissance. Il sortit une cigarette et l'alluma. Tandis que la fumée se dispersait rapidement dans la nuit, il scruta les étoiles dans le ciel sans nuages. Il se demandait laquelle parmi tous ces astres était sa mère. Il était sûr qu'elle reposait là-haut, elle qui avait toujours la tête dans les nuages et qui adorait rêver, parfois un peu trop. Le jeune homme repéra d'un simple coup d'œil l'Étoile du Berger, ainsi que la Petite et Grande Ourse. Isabella lui avait appris le nom des constellations lorsqu'il n'était encore qu'un petit garçon. Ils avaient passé des heures à scruter le ciel, allongés dans l'herbe humide du jardin de la maison familiale, dans l'espoir d’apercevoir une étoile filante. Les yeux de sa mère billaient du même éclat que les étoiles qu'elles montraient du doigt. À cette époque, son cancer ne lui avaient pas encore été diagnostiqué.

Ne restant plus que le mégot, Ace le jeta dans une poubelle proche et rentra. À l'instar du vent, la chaleur étouffante lui sauta à la figure. Heureusement, l'espace VIP était équipé d'une climatisation et était aussi insonorisé. Ace monta l'escalier qui menait à la mezzanine. Le carré surplombait la grande salle en bas ; d'immenses baies vitrées avaient été installées, donnant une vue vertigineuse sur la piste de danse.

Ace scruta rapidement l'espace collectif. Les quelques clients qui s'y trouvaient étaient l’archétype des gens friqués qui voulaient sortir un samedi soir : costumes et montes dont le prix valait quatre fois son maigre salaire pour les hommes ; robes échancrées et bijoux pour les femmes.

Rose avisa Ace qui s'approchait. Elle retira la torchon sur son épaule et fit le tour du comptoir.

— Tout va bien ?

— Parfaitement bien, les clients sont polis ce soir, marmonna Rose à voix basse, bien que la musique soit moins forte qu'en bas. Les hommes au bar veulent passer une autre commande et ensuite, il faut que tu ailles voir le groupe de jeunes dans la loge n° 2, je n'ai pas eu le temps de prendre leur commande.

Ace hocha la tête, Rose lui fit un clin d'œil avant de lui souhaiter bon courage.

En plus d'un endroit collectif, la salle était composée de petits alvéoles réservés à ceux qui venaient en groupe. Néanmoins, les murs étaient en réalité des vitres, pour que l'employé puisse vérifier que les clients ne fassent pas tout et n'importe quoi.

Ace prit la commande des hommes du bar et les servit. Un groupe de cinq personnes sortit de la première loge et rejoignit la piste de danse. Ils se déhanchèrent au rythme de la musique, boissons à la main.

Le jeune homme prit ensuite un carnet et se dirigea vers la loge n° 2. Elle avait la particularité d'être placés de telle sorte que les canapés étaient collés au vitres. De l'extérieur, les clients n'étaient visibles que de dos. Tout en s'approchant, Ace nota mentalement la silhouette d'une femme aux cheveux châtains clairs ainsi qu'un homme à côté d'elle. Il ouvrit la porte et s'adressa aux clients avant même de les regarder.

— Bonsoir, que désirez-vous boire ?

N'entendant personne lui répondre, il leva les yeux de son carnet. Il se figea immédiatement en croisant leur regard.

— C'est quoi ce bordel ? s'éleva la voix de Morgan.

Ace se retrouva nez-à-nez avec la dernière personne qu'il aurait voulu croiser sur cette terre. Mais le destin semblait s'acharner sur lui.

Tyler était assis sur le sofa en face de lui. À en juger par la tête qu'il faisait, il ne s'attendait pas non plus à le voir ici. Il ouvrit la bouche, la referma, tel un poisson hors de l'eau, les yeux rivés sur Ace. Les battements de son cœur accélèrent et son estomac se serra. Un liquide acide remonta dans sa gorge, il se força à déglutir.

— On peut m'expliquer ce qu'il se passe ?

Ace tourna la tête pour croiser le regard de la jeune femme qui venait de parler.

— Je crois que ce n'est pas trop le moment, Cloe...

— Soit ! Alors nous aimerions commander, si le serveur daigne faire son travail au lieu de rester planté là comme un idiot.

Son ton autoritaire eut pour raison de reconnecter Ace à la réalité. Il sortit aussitôt de la loge.

— Hé ! Mais qu'est-ce qu'il fait votre ami, là ? Reviens ici !

Elle se leva et s'élança à sa poursuite. Ses talons martelèrent violemment le sol tandis qu'elle se dirigeait vers le bar.

— Je peux savoir ce que tu fais ? T'es censé prendre notre commande.

— Je vais appeler quelqu'un, c'est l'heure de ma pause, bégaya nerveusement Ace en s'emparant de son téléphone.

— Tu déconnes ?

Qu'est-ce qu'elle veut, celle là ?

— Cloe, tu veux bien rejoindre les autres ? Je pense qu'Ace et moi devons parler.

La voix de Tyler retentit bizarrement aux oreilles d'Ace, et résonna dans sa poitrine. Il pianota frénétiquement un message à Ethan.

Le regard de Cloe passa du blond au brun, puis du brun au blond.

Si ça te fait plaisir, abdiqua-t-elle finalement, mais j'exige qu'on prenne ma commande. Et je vais toucher deux mots de l'incompétence de cet employé au gérant.

Après un dernier regard de dédain, elle tourna les talons, sa robe noire virevoltant derrière elle.

Tyler dût percevoir la colère qui rayonnait d'Ace car il soupira dans un sourire.

— Ne t'inquiète pas, elle ne le fera pas. Si tu savais toutes les promesses qu'elle formule mais qu'elle ne tient pas.

— Je ne m'inquiète pas, rétorqua Ace.

Il s'empara un torchon et entreprit d'essuyer chaque verre posé sur le séchoir. Ses mains tremblaient, il dut tenir plus fermement la vaisselle. Tout était bon pour éviter de croiser son regard azur, de peur de ce qu'il pourrait y lire.

Il n'aurait jamais cru pouvoir le voir ici, il s'était senti à l'abri, pouvant s'échapper des pensées qui ne cessaient de tourner en rond dans sa tête depuis plusieurs jours. Même si la soirée qu'il avait passée avec ses amis lui avait permis de remonter la pente, il n'avait toujours pas réussi à passer outre ses sentiments. Il avait pris du recul, mais pas suffisamment. Il n'avait pas pris de décisions et ne savait pas encore quoi faire. Il n'était pas prêt pour cette conversation, pas prêt pour affronter Tyler.

— Je ne sais pas si tu es au courant mais son père est le propriétaire de la discothèque. Il en possède quelques-unes dans la ville, dont celle-ci. Mon père et le sien sont bons amis, ajouta Tyler d'une voix hésitante.

Ace ne releva toujours pas la tête. Il passa plutôt un coup d'éponge sur le bar, guettant du coin de l'œil la cage d'escalier. Quand enfin il vit son collègue en surgir, il soupira de soulagement.

— Merci Ethan, je reviens dans quelques minutes.

Il laissa sa place à son collègue et s'apprêta à descendre l'escalier lorsque Tyler le retint par le bras. Ace se figea, laissa tomber ses yeux sur la main qui le retenait. Elle se retira aussitôt.

— Désolé, je...

Tyler se mordit la lèvre.

— On peut parler ? S'il te plaît.

Le ton qu'il avait employé, ce « s'il te plaît » presque chuchoté, lourd des sentiments qu'il n'arrivait pas à contenir, l'obligea à se retourner. Il croisa alors les yeux bleus de Tyler. Son cœur se serra aussitôt dans sa poitrine. Il se fit happer par l'océan bleu mais s'accrocha au rivage.

— J'ai déjà pris ma pause. Mon patron n'acceptera pas...

— James ? Il dira oui à tout ce que je veux. Où est-il ?

Pris de frénésie, sans doute parce qu'il savait qu'il n'aurait pas une seconde chance de percer les barrières de l'Espagnol, Tyler dégringola les marches. Ace hésita, la peur de ce qu'il pourrait dire au gérant pour le convaincre le poussa à courir derrière lui.

— Attends !

Le blond était déjà trop loin pour l'entendre. Lorsqu'il déboucha dans la salle, il repéra James au bar. Tyler était déjà en train de lui parler.

— Joder...

Il se fraya un chemin jusqu'à eux.

— … t'emprunter ton serveur pendant un petit moment ? Juste le temps de dix minutes.

Le quarantenaire jeta un coup d'œil à Ace.

— D'accord. Mais dépêche-toi de me le ramener, j'en ai besoin.

— Merci, s'exclama Tyler en posant une main sur son épaule.

Il secoua la tête avant de les chasser de la main en leur signifiant que le compte à rebours avait déjà démarré.

Une fois à l'air libre, Ace résista à l'envie de s'en griller une. Il choisit plutôt de s'adosser au mur et de croiser les bras sur sa poitrine, le regard dans le vide. La conversation qu'il avait eue avec ses amis lui revint en mémoire. Il décroisa les bras. Ni l'un ni l'autre ne parlèrent pendant plusieurs minutes, le cœur serré et la gorge sèche. Ace évitait prudemment de regarder son compagnon, étant incapable de savoir ce qui arriverait s'il regardait un peu trop longtemps le visage qui lui faisait face.

— Je...

Tyler se racla la gorge. Du coin de l'œil, Il le vit passer une main dans ses cheveux.

— Je suis désolé, Ace. Pour tout ce qu'il s'est passé. Je n'aurais pas dû... pas dû t'embrasser.

Le dernier mot avait été prononcé si bas qu'Ace se demandait s'il ne l'avait pas imaginé.

— J'étais pas mal bourré, je sais, ça n'excuse rien. J'ai cru... Je ne sais pas ce que j'ai cru à vrai dire, mais j'ai pensé qu'on était sur la même longueur d'onde. Quand on était tout les deux sur le balcon, j'ai eu l'impression qu'on se comprenait. Je me sentais bien à tes côtés.

Le silence prit place entre les deux tandis qu'il reprenait sa respiration.

— J'ai déconné, laissa-t-il échapper dans un souffle.

Ace releva la tête. Ce qu'il vit sur le visage de Tyler lui tordit le ventre. Le blond se mordilla la lèvre, fuyant son regard, mais il pouvait apercevoir l'émotion faire briller ses yeux.

Il comprit qu'il était réellement sincère. Et cela lui faisait mal au cœur pour une raison qu'il ne pouvait pas expliquer. Il n'arrivait pas à le voir ainsi, complètement perdu et déboussolé, ne sachant que faire pour résoudre la situation. Il se rappela des paroles de ses amis et de ce qu'il leur avait dit. Il avait ses torts, il devait l'admettre.

Cela était-il vraiment important ? Devait-il continuer sur cette voie entêtée, foutre en l'air tout une relation simplement pour ça ? Il ne pouvait pas nier ce qu'il avait ressenti sur le balcon lui aussi, il s'était senti apaisé, à sa place près de cet homme qu'il ne connaissait pourtant pas vraiment. Il ne voulait pas tout détruire simplement pour une erreur stupide, pour une bêtise libérée par l'alcool et l'euphorie d'une soirée.

— Tu m'aimes ?

La question s'était échappée des lèvres de l'Espagnol sans même son accord. Tyler tourna la tête brusquement, ses yeux croisèrent ceux d'Ace.

— Non ! Je veux dire, non ce n'est pas ça. Ça n'a rien à voir, je n'étais pas dans mon état normal. Je veux juste... Je veux juste ne pas te perdre, perdre ce qu'on a. Je veux que tout redevienne comme avant.

Ace remarqua les joues devenues roses de Tyler. Il soupira, se passa une main sur le visage.

— Je ne suis pas comme toi, hésita-t-il. Je ne suis pas homo, ni bi. Tu comprends ?

Il remarqua la mâchoire du blond se contracter.

— On est d'accord, tu n'aurais pas dû m'embrasser. Peut-être que c'est moi qui t'ai fait croire des choses, je ne sais pas. En vérité, je pense que je suis le moins bien placé pour te faire la morale, j'ai déconné grave moi aussi, et plusieurs fois.

Le jeune homme releva la tête.

— Je suis désolé de t'avoir frappé, à la fac. Tu me croiras sans doute pas mais je... je le regrette, sincèrement.

Ace prit une goulée d'air, il était aussi essoufflé que s'il avait couru un marathon.

— Je te crois.

Il sourit timidement.

— Super.

La main de son camarade repartit à l'exploration de ses cheveux.

— On a fait des fautes, tous les deux. Est-ce qu'on peut dire qu'on est quittes ?

— Je suis d'accord.

Tyler souffla bruyamment et s'affala contre le mur.

— Putain, je ne pensais pas que ça allait être aussi dur.

Il le rejoignit au sol.

— Tu m'étonnes.

Je pense que je peux me considérer comme quelqu'un de chanceux. Ace Cruz m'a pardonné et, cerise sur le gâteau, j'ai même eu le droit à des excuses de sa part.

Un rictus taquin naquit sur ses lèvres, contagiant celles du brun. Il repoussa avec son genou celui de son ami. Le sourire de ce dernier s'élargit un peu plus tandis qu'il avait les yeux rivés sur la nuit étoilée. Un douce chaleur envahit le bas-ventre d'Ace à mesure que le visage du blond s'illuminait. Il avait fait le bon choix, il en était certain.

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